Champ Vallon

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MONA THOMAS Mon vis-à-vis

Roman

Suivant le penchant, propre aux rencontres de hasard, de se livrer à un inconnu, deux voyageurs engagent une conversation dans le TGV, entre Brest et Paris.Quarante ans les séparent, des hantises les rapprochent: les femmes, l’art, les images risquées. Être un fils rebelle ou un amant provisoire dans un monde qui ne l’est pas moins.
L’histoire de chacun tient à un déséquilibre, une véhémence intime. Au terminus, ces choses que l’on ne dit pas et que l’anonymat du train a permis d’exprimer ont modifié les deux voyageurs. Chacun se sent plus seul, plus libre peut-être. Plus léger. Chacun croit savoir un peu mieux ce qui est perdu, ce vers quoi il suffirait d’aller.

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Mon vis-à-vis
Extrait

Ils ne savent pas que l’océan existe*
À Rennes, peu de mouvement. Mon vis-à-vis n’est pas descendu. Brest-Paris lui aussi. Parmi les nouveaux voyageurs, une fille au beau visage souriant s’est adressée à lui. Debout aussitôt, flatté de la marque d’intérêt. Si on n’y voyait pas d’inconvénient, elle aimerait occuper la place, votre place, Monsieur, là, derrière, pour être à côté de mon ami…
Il a acquiescé puis déclaré assez fort, trop fort, que de cette façon, lui aussi pourrait rester près de son ami. Ça ne m’a pas plu. Il s’est senti obligé de me dire combien il appréciait ce genre de fille, le genre de sa jeune amie. Il devait avoir une photo, il allait me la montrer, déjà il vidait ses poches.
– Elle, c’est différent! C’est une militante, vous comprenez. Elle milite pour quantité de malheureux. Améliorer leur sort. Elle doit défendre quelque chose contre quelqu’un. Ou quelqu’un contre quelqu’un. C’est une Antigone, une anti-tout. Sur la brèche en permanence. Elle s’adresse à vous comme à une assemblée générale ou à l’inverse elle chuchote: le coup du complot, le nez dans le col roulé. L’assemblée générale, c’est au téléphone, insatiable de ses propres paroles, des mandibules affolées, une activité inquiétante de parler… Il lui arrive de me tenir trois heures au bout du fil, moi le fil parce qu’elle, mobile, mobile, doit faire au moins cinq choses à la fois, sinon, elle explose. En fond de ses discours chaque fois définitifs, j’entends tous les bruits qu’elle fait, y compris la porte qu’elle ouvre au coursier: billets d’avion ou documents hyper importants pour la cause. Merci, au revoir. Le thé aux épices, la chasse d’eau, les carottes qu’elle croque, le fax qui bourdonne, le second téléphone qui s’énerve, et ses pas, ah, ses pas! Sa démarche de petit soldat, elle ne tient pas en place. Paris-Nicaragua, Washington-Pékin, cuisine-bureau, chambre-salle de bains, elle me fait l’effet de ce prince portugais enfermé… On visite sa cellule, vous connaissez?
Il me regarde, surpris, puis il remplit méthodiquement ses poches de tous les carnets, porte-cartes et portefeuilles dont il s’était délesté:
– Ce prince portugais, dans sa cellule de prisonnier, la marque au sol, un cercle que sa jambe de bois a creusé dans la pierre, année après année. Savez-vous pourquoi le malheureux croupissait là? Il avait épousé, par amour, la fille du roi, sans que le mariage soit jamais consommé. Il l’aimait, cependant il ne pouvait l’aimer.
– Comme le jeune Anglais à Venise.
– Oui mais lui en était fou, de sa princesse! Qui le lui rendait bien! Pas vraiment nunuche et Bloomsbury, voyez. Sans rapport avec une de ces amitiés ni chair ni poisson qui manquent singulièrement d’excitation. Même Virginia Woolf, soit dit entre nous, a fini par déplorer qu’en la compagnie de ces chers garçons, on ne puisse à aucun moment faire son intéressante. Fou de passion, le prince portugais, mais ça ne fonctionnait pas, comme disent les femmes sans arrêt. On se demande d’ailleurs pour quoi elles se prennent: mon fonctionnement avec lui… Bon, là, amour torride, le sire se consume sans consommer. La belle en perd la boule, papa fait enfermer le mari.
À vie.
Hop!
– C’est imp… c’est trop, enfin comment…
– Il aime et il ne peut aimer, c’est simple. Peut-être même aime-t-il à ce point parce que c’est impossible et…
– Attendez, attendez là, ho! Voulez pas répéter?
– C’est le vieux truc. Cyrano, déjà, qu’est-ce que vous croyez? Plus on est désespéré, plus on s’emballe. Quand le corps manque, le reste double la mise. Comme les malvoyants qui entendent deux fois mieux. Est-ce que je sais, moi! Vous me faites dire des âneries.
– Au contraire, je…
– Des pitreries. Des trucs de jeune ou de femme. Choses tordues, sportives et engagées, assez! Je ne sais plus, moi, je ne sais plus vers quel genre de femme me tourner! Mes ex… mon fils a raison. Les filles jeunes, bon, très bien. L’ivresse d’entrer dans un restaurant en compagnie d’une fille de trente à quarante ans de moins que moi, c’est incomparable, je ne nie pas. Serrer une fille jeune dans ses bras, cette élasticité, cette santé, brillante clarté, parfum d’enfance, l’insolence… Mais alors!
Mais alors… ça vibrionne, c’est mystérieux, ça grimpe aux rideaux pour un cheveu, ça menace de se tirer, vous accable de ce dont vous vous sentez déjà accablé, ça a des exigences… incontrôlables.
Usantes.
Heureusement, elles dorment beaucoup, les filles jeunes. Et puis alors pas de chichis à table! Ça fait plaisir à voir, mais très vite, c’est un plaisir de parent.
Ce qui assombrit.
On se fait l’effet du loup dans la nursery. L’affreux loup de Gustave Doré, pas celui de Tex Avery. Pas le fou de désir qui casse la baraque, langue pendante, les yeux sortis. Non, très vite, on se rend compte qu’on s’est trompé de plateau, comme dit mon aîné qui travaille à la télé. Le problème, il est simple: je ne peux pas parler de mes déboires relationnels avec les deux seuls qui pourraient m’aider, me guider… Je ne peux évidemment pas!
– Pourquoi?
– Parce que ce sont mes fils. Et la seule relation qu’ils voient pour papa, c’est leur mère! Mon cadet, il y a trois jours, me demande, écoutez ça: Quand est-ce que tu penses recommencer à vivre normalement avec maman?
Bon sang, s’il y en a un bien placé pour savoir que sa mère et moi nous n’avons jamais réussi à vivre ensemble normalement! Il n’a connu que des plaintes! Pleurs, cris! Il nous a vus déguster, il s’est interposé.
Avec sa sœur, dès qu’il a pu, ils sont intervenus! Pour sa mère ou pour moi, selon l’évolution du cauchemar, peu importe, je veux dire qu’ils en ont eu leur part, les enfants! Mais ils rêvent! Ils rêvent…
Comme quoi, vous avez beau savoir, ça n’empêche pas de rêver. Il a été le premier, mon fils cadet, à me dire, Maman et toi, c’est mieux quand on vous voit séparément. Je me souviens, pour lui, pour moi, pour un nous qui existait et n’existait pas, ce séparément dit par un môme qui bégayait et faisait pipi au lit, ça m’avait laminé. Séparément, de le dire… Après si longtemps. Ça fait des vagues. Excusez-moi…
– Je vous comprends, j’ai connu ça.
Je vous en prie.
– Ces idiots-là pour qui ça se passe comme ils veulent avec les femmes, se permettent de me balancer des pointes… Ils ne pourraient pas plutôt m’indiquer une piste, je ne sais pas…
– Votre fils cadet…
– Alors oui, une fois la séparation établie, fini le pipi au lit! Le bégaiement, fini!
– Vous disiez…
– J’ai fini par me demander si la femme idéale… la compagne appropriée… peut-être pas une femme de mon âge, mais la soixantaine… Tant qu’elle ne me parle pas de sa santé, qu’elle n’a aucun bobo ni misère à me faire partager… pourquoi pas? C’est une productrice télé, le genre qui arrêtera de travailler seulement les pieds devant.
Tu m’excuseras de t’imposer un vieux machin, m’avait dit mon fils aîné en m’invitant à dîner. Nous avons un projet ensemble. Dans le civil, c’est une personne délicieuse.
Elle m’a embarqué chez elle, un immense truc sur deux étages, avenue Montaigne. Elle est drôle, très vive. La veuve qui s’éclate. Son mari, un protestant suisse, avait atteint le Matterhorn de la fantaisie en s’installant dans du Louis xvi. À Paris. Elle a viré les dorures et s’est équipée créateurs. Elle voulait que je reste pour la nuit, j’ai fait des chichis, j’avais besoin de m’assurer qu’elle n’allait pas se plaindre d’une quelconque maladie, me révéler… Je voulais attendre de voir si le navire ne prenait pas l’eau.
On se voit deux fois par semaine, je ne suis toujours pas sûr d’être séduit. D’être enchanté. De son côté elle me teste, je vois la finaude. Elle me fait croire des idioties qui ont dû marcher jusqu’à ses trente-cinq ans: J’ai de terribles insomnies. En fait, elle ronfle au lit. Ma chère, lui ai-je dit, vous ronflez. Point d’insomnie.
– Votre jeune amie…
– Ma jeune amie, ma jeune amie… est toujours là. Plus ou moins.
Quelquefois.
Si je suivais la pente, on se disputerait sans cesse. Je me tais de plus en plus en sa compagnie. Je la laisse s’énerver seule. Toute conversation tourne à l’aigre. Je lui adresse deux mots, elle bondit. C’est vieux! est son leitmotiv quand nous sommes ensemble. Imaginez l’agrément. Un personnage respectable et un jeune tendron. C’est vieux! reproche Chaperon rouge au loup gris. Il n’y a pas de passé pour ces femmes, l’histoire n’existe pas hors ce qui vient de sortir.
Ce qui a eu lieu l’an dernier? À l’époque. Voire à ton époque, c’est-à-dire au temps des diligences. Une négation si totale porte à l’aveuglement, c’est inévitable. Elle hurle facilement au génie, découvre de l’inédit à chaque coin de rue. Le hic: vous avez déjà vu ça. Des années avant sa naissance, certes, mais vous l’avez vu! Mon tort est de le lui signaler parfois, par jeu, on ne peut pas toujours laisser passer. Elle proteste: Je suis trop jeune, Je ne veux pas le savoir, Tu es d’un lourd avec tes références!
Comme si on s’obstinait à lui offrir l’arc-de-triomphe en chocolat, voyez… Donc ça coince. Parce que si à mon âge vous ne pouvez pas transmettre. Si en plus, on vous interdit de vous souvenir! Vous n’êtes plus qu’un vieux beau.
Vous radotez. Aux côtés d’une jeune amie qui se condamne à piétiner. Alors vous faites semblant. De trouver tout bien. Très bien, ma chérie.
Pour avoir la paix. Retour au mariage… Chaperon rouge a pris un goût d’épouse.
– Mais comment votre épouse…
– Des coups de canif dans le contrat… Des deux côtés… C’était une passoire, ce contrat. Elle ne m’a pas aimé. J’étais commode, très commode, pour elle. Avant moi, elle a passionnément aimé des hommes qui la faisaient souffrir. Auprès de moi, elle s’est reposée, j’ai pansé ses blessures. Une fois remise, elle a essayé de m’éloigner comme si je prenais des prérogatives sur elle. Elle avait besoin de moi mais devait me tenir à distance, je ne faisais pas le poids puisque je ne la faisais pas souffrir. Étais-je un homme seulement, un vrai? Je l’adorais, elle aspirait à être matée. J’admirais sa superbe, ce que je prenais pour de l’indépendance. Elle rêvait d’être madame tout-le-monde, m’en voulant de la freiner dans sa chute.
J’en étais où, oui, je voulais vous montrer la photo de mes enfants petits. Ah!
Mais c’est chaque fois le portrait de son petit-fils qui sortait, il ne trouvait pas plus ses enfants qu’il n’avait mis la main sur la photographie de sa jeune amie. Ah si, tenez!
Des images de visages ronds devenus grands aujourd’hui. Des visages disparus, d’enfants qui demeurent à jamais dans l’adulte, mais de quelle façon? Il reste quoi, j’ai pensé, de l’enfant que j’étais. Lui était reparti sur un démolissage en règle de la famille: C’est pour ça, je vous ai dit, au risque de vous choquer: moi la cellule familiale, très peu. C’est le fonctionnement familial qui fabrique de la dégénérescence entre les personnes. Les gens ne sont pas débiles pris un à un.
– Chez moi, si.
Dans ma famille, débiles pris un à un et débiles en bloc. La dégénérescence est partout. D’abord la famille est trop vieille, naturellement dégénérée. Ce qui fait leur fierté est la cause même de cette dégénérescence profonde, consanguine, irrémédiable.
Comme dans n’importe quelle famille bien sûr, j’aurais dû commencer par là, c’est plombé entre les personnes.
L’erreur de ma mère, ai-je continué, a été la sauvegarde de ma naissance: déroger en épousant mon père, jeune officier de marine issu d’une famille mélangée.
Une famille issue de plusieurs souches. Dont tous les membres ne sont pas cousins. La seule fois où elle s’est opposée à ses parents, c’est quand elle a refusé leur choix d’un mari pour elle. Invitée à passer une semaine à la mer auprès d’une amie issue d’une de ces familles ordinaires, elle en a ramené un fiancé.
Un de mes oncles crève de faim, pourtant il continue à nourrir sa meute, soixante chiens, des beagles. Tous les membres de la famille doivent vivre sur leurs terres. Ils ne peuvent pas bouger de là où ils sont nés, là où on les hait.
J’ai peur quand je vais à la Chesnetière, je suis le fils Truc de, même si je ne porte pas le nom de ma mère. Pendant les vacances quand j’étais petit, on me recommandait de ne parler à personne dans les commerces. Ne dis bonjour à aucun garçon du village!
Les quelques années où j’ai été scolarisé là-bas… À la rentrée, on donne la profession des parents. Tu n’as pas à mentionner officier de marine, avait exigé ma mère, ils ne savent pas ce que c’est. Propriétaire, je devais dire. Le maître me faisait répéter plus fort.
Plus fort je me faisais frapper à la récréation. Surtout personne ne m’adressait la parole. Après c’était mieux, mes parents divorcés, j’avais demandé à vivre avec mon père qui me réclamait. Soulagement de ma mère: elle ne me supportait plus.
Elle aurait voulu dire Non à mon père, ça lui aurait plu de lui refuser encore quelque chose, mais elle ne me supportait plus. La dernière rentrée dans ce bled attardé, je me suis fait respecter en racontant ma pêche au congre. Ils étaient fascinés, ils en redemandaient, ils avaient trouvé leur maître et capitaine. Une performance de jeunesse dont j’ai vaguement eu honte.
N’empêche: tranquille le reste de l’année. À la Chesnetière, il y avait un nouveau journalier: Lacave, on disait Lacavac. Sa femme l’avait mis dehors, il dormait à la belle étoile juste sous mes fenêtres. Il se faisait à manger dans une boîte de conserve sur un feu de bois, je l’ai envié quelquefois. Sous mes fenêtres à plein temps, une tête maigre, des yeux d’alcoolique. Quelquefois je l’entendais chanter: Moi ma gueule, qu’est-ce qu’elle a ma gueule, un vieux tube de Johnny.
Deux autres de mes oncles et tantes, toujours du côté de ma mère. Frère et sœur en ménage, jamais été voir ailleurs. Ils vivent toujours dans un gourbi? je demande à ma mère. Mais ils font un travail noble, elle répond. La terre. La même chose que Lacavac, je dis. Le même travail noble. La même terre. Il était temps que je prenne le large.
Un troisième oncle est parti avec la gouvernante venue soigner le cancer de sa mère. Son fils Hubert, mécanicien garagiste au village, est devenu fou après avoir trouvé son père avec une poule. Pas une poule femme, une poule plume. Dans la maison, dans la chambre à coucher, faisant son affaire à une poule. Non consentante, ses cris avaient fait accourir Hubert.
La gouvernante a laissé tomber le vieux qui est rentré mourir au pays, elle avait espéré mieux d’un cardiaque frustré plein aux as. Parti sans le sou, un compte bloqué. Ma grand-mère Josée. Morphinomane achevée, séquelle d’un accident de cheval dans sa jeunesse, il a bon dos, le cheval. Elle faisait la lecture à voix haute à mon grand-père à la fin de sa vie. S’aidant d’un haut-parleur, il était sourd. Tout le château pouvait en profiter. Comme il perdait la mémoire, il ne se rappelait plus l’histoire d’un soir sur l’autre, aussi lisait-elle toujours les mêmes premières lignes du même premier chapitre du Vicomte de Bragelone qu’il avait tant aimé enfant. Elle ânonnait, et dans la journée, elle disait pis que pendre d’Alexandre Dumas. Mon grand-père exigeait qu’elle lui fasse la lecture uniquement pour l’embêter, d’ailleurs il s’endormait à la deuxième ligne.
– Tout ça c’est du passé, murmure gentiment mon vis-à-vis. Des gens âgés.
– Les jeunes c’est pire. Mes cousines et leurs problèmes de domesticité, On n’est plus servis. Des propos d’une grande pauvreté. Les jeunes se laissent… boucher l’avenir! On est le duc Machin, on ne peut pas vendre. Ce n’est pas comme vous, maman. Depuis votre mariage, exit le titre! Quelle chance, vendez! Vos enfants sont des roturiers, qu’avez-vous à perdre?
Non, on maintient coûte que coûte. La famille, le devoir… on ne sait plus trop vis-à-vis de quoi.
Toutes les misères morales s’engouffrent là-dedans.
Toutes les aigreurs.
Chez ma mère, je regarde la télé parce qu’autour c’est pire. Ma mère a construit un monde qui rend la télé supportable.
Pas de séjour là-bas sans déjeuner avec les locaux. Le futur maire du bled d’à-côté, qui regrette l’absence de travailleurs émigrés dans son cher département: il ne peut illustrer les thèses du parti du rejet dont il est le candidat. On me colle avec deux nanas dans le genre de mes cousines: Le problème, c’est de demander le divorce quand il y a des enfants et des châteaux à partager! Comment peut-on parler des enfants en ces termes! je dis à ma mère. La vie de cauchemar! Un enfant? Un bien immobilier propre à reproduire la lignée, épouser un parti un peu plus doré! Quant aux filles, on les élève pour le bal des débutantes à l’hôtel Crillon!
La terreur des mères que la donzelle ne soit pas choisie, maintenant que la naissance ne suffit plus. Toute particule fait chou blanc au-dessous d’un mètre soixante-dix! Alors on pique les gamines aux hormones de croissance, dès les couches-culottes, devancer le risque de se faire recaler au bal des débutantes à l’hôtel Crillon. Faute d’avoir mérité d’être présentée à un garçon de la finance ou de l’aristocratie, la fille d’un mètre soixante-neuf moisira dans son donjon, si elle ne se livre au jardinier.
Des familles, je peux vous dire, consciencieusement en train de pourrir dans leurs châteaux bouffés aux vers. Les derniers des dégénérés. Ils renâclent à l’entretien du berceau familial, juste capables de le livrer aux champignons friands de vieilles poutres!
Vive la mérule!
J’étais déchaîné, j’avais bu, c’était après un de ces repas avec l’élite locale où il n’y a que ça à faire: boire. Ce n’est pas dans ce bled retardé qu’on verrait un maire instituteur comme à Féro!
– Je ne supporte pas que tu touches à ça, dit-elle, des trémolos dans la voix. Tant ça la blesse qu’on puisse comparer sa terre, championne du front du refus, à la côte bretonne.
– La côte bretonne, c’est votre père, a-t-il dit d’un drôle de ton gentil.
– Et la campagne, ma mère.
C’est l’imbécile compagnie, aussi, ces féodalités mollasses: le monde entier tient dans leur petite commune et les deux ou trois attenantes qui provoquent leur envie.
La bourgeoisie méchante, l’aristocratie tombée dans sa propre caricature. Des privilégiés dont les manières, qu’ils confondent avec l’éducation, leur tiennent lieu d’esprit. Ne méritent pas ce qu’ils ont, des usurpateurs.
Le digestif au manoir. L’entrée du manoir à elle seule mérite le détour: un escalier Renaissance planté dans un hall de gare. La promenade dans le parc, une grosse éponge verte. Le petit Thibault, un singe savant. L’épouse, vingt-cinq ans, une poupée qui se plaint comme une vieille femme. Lui: J’ai gagné beaucoup d’argent, beaucoup d’argent. Comment je vais faire pour les impôts, qui va m’aider?
Leur manoir sans chauffage par peur d’abîmer les meubles. Justement je ne suis pas un meuble, je n’y mettrai plus les pieds. Un froid qui rend leurs… névroses palpables. Je croyais que c’était l’humidité qui nuisait aux meubles. Ma mère: On n’est pas dans l’ouest ici, ce n’est pas le Trégor côtier, Brest. Avec une moue! Ah bien sûr, Brest, là où elle a rencontré mon père, aucune chance qu’il aille la chercher dans sa sinistre région, où ce qu’on cultive le mieux, c’est une haine de la ville et des lieux de vacances. Qu’est-ce qu’on y produit de beau? Ni musique, ni artichauts. Un taux de chômage démentiel. Aucune industrie. Nous n’arrêtons pas, répètent-ils. Toutes les cinq minutes, ils doivent voir avec leur emploi du temps si c’est possible. Non ce n’est pas possible, on a envie de mourir rien qu’à l’idée de les avoir rencontrés. Une bande d’englués. Des siècles qu’il ne leur est rien arrivé. Des gens engoncés dans leurs gestes. Pas d’aventure, sans distance, ne savent pas que l’océan existe.

Revue de presse

Valigan: une enquête
L’extrait
(pages 9-14)

C’est à Montparnasse, à côté de la gare, dans une vaste et lumineuse pièce mansardée, que j’ai installé l’agence depuis environ huit ans, et, de mon poste d’observation, je regarde Paris d’une manière différente de celle dont je l’ai contemplé pendant vingt années dans mon ancien repère montmartrois – à présent, de mon observatoire, par-delà le gorge-de-pigeon des toits, par-delà le fouillis de demeures du siècle passé et d’immeubles modernes aux formes parfois étranges et tous dissemblables – paquebots s’illuminant le soir sur la mer urbaine –, par-delà la gare voisine, je peux voir – monté sur une chaise, le haut du corps émergeant de la lucarne, tel, sur les images, le démon observant la ville, la main à la hauteur du front comme la vigie sur un mât de hune, le visage impassible – les nuages gris emportés par le vent arriver de l’Atlantique comme une ombre qui approche, chargés de pluie et encore imprégnés de vertes et secrètes senteurs océanes. À ma manière, j’ai commencé mon voyage vers l’Ouest, the time had come for him to set out on his journey westward, du calme: chaque semaine je prends le train à la grande gare toute proche pour me rendre dans les voisines terres de l’Ouest, d’abord vertes et riantes, puis rocheuses et sauvages avant les Havres Gris, voguant même parfois du côté d’Orouët, alors qu’autrefois, pendant tant d’années, je n’ai presque connu que le Sud, la canicule sur les palmiers et le sombre azur de la mer.
Montparnasse 1997. Quelque part dans Paris, et probablement aussi au cœur de toutes les grandes capitales occidentales, sur un fond obscur comme le vide stellaire, scintillent sans cesse des chiffres rouges et lumineux annonçant sur de vastes écrans de contrôle le nombre d’heures, de minutes et de secondes qui nous séparent du millénaire suivant. L’Histoire va percuter le mur du temps, la fin du monde est proche, dit Philippulus le Prophète. Pour l’instant, tout est calme. Je veille.
Pendant toutes ces années, au cours desquelles tant de choses sont arrivées – alors qu’autrefois je croyais qu’il ne se passait jamais rien –, j’ai continué à surveiller le proche et le lointain. Oui, de nuit et de jour, la vue s’étend au loin par les fenêtres inclinées de ma mansarde. On est assis tout en haut, comme un observateur d’artillerie à son poste de combat. On domine la ville.
Sur tous les murs, tapissant la pièce, impeccablement rangés ainsi que des régiments selon des critères savants et connus de moi seul dans de vastes bibliothèques sur mesure, montant par-delà les poutres apparentes comme les pierres d’une tour de Babel, vibrant en silence dans leurs formes et leurs couleurs diverses, les livres – et, de chacun de mes bureaux (celui du bas et celui de la mezzanine), je peux contempler avec satisfaction, dans le vaste panorama qui s’offre à mon regard, les imposants massifs de Dumas, de Mann, de Jünger, le superbe plateau des Démons de Doderer, les Nietzsche en diverses collections tels des pics disséminés, la piétaille innombrable des policiers en ordre de bataille, La Guerre des Gaules couleur brique comme des falaises au couchant, la Sylvie de Nerval dans une minuscule collection de luxe toute blanche, pareille à une fleur isolée, les Wodehouse semblables à de petites maisons pimpantes sur les contreforts, le royaume ancien, rouge sombre et jaune, des albums d’Hergé et de Jacobs, le bleu et blanc – nuit et jour, montagne et mer – des Beckett et des Claude Simon, l’énorme et solitaire masse noire des Complete Works de Shakespeare, les trois sommets – bleu sombre, bleu clair, rose – du Seigneur des Anneaux de Tolkien. Mais que ces citations à l’ordre de l’armée ne fassent pas oublier tous ceux qui, présents, silencieux et dignes, mériteraient cet honneur suprême. Les pans de mur protégés de l’invasion sont occupés par de vastes armoires également sur mesure – certaines faites de miroirs coulissants – au fond desquelles s’alignent, parfaitement rangés et catalogués, parmi un vif parfum de lavande et de paradichlorobenzène, les blousons en microfibre, les parkas, les larges et superbes chemises en gros coton, les nombreux jeans aux teintes aussi nuancées que les sous-bois d’automne et la mer au matin: les tenues impeccables de l’aventurier toujours prêt au départ.
Ce qui frappe sans doute le rare visiteur, c’est le nombre de téléphones et de miroirs: nul endroit d’où ne surgisse, double ironique et inquiétant dans la pénombre, votre reflet; nulle place d’où ne puisse être appelé, en ses lointains, le monde – ce qui est d’ailleurs un piège, car la plupart des téléphones ne sont pas branchés. Toutefois le curieux regardera avec intérêt la réplique d’un modèle fin de siècle digne d’un roman de Jules Verne, avec une manivelle et une sorte de cornet acoustique; le lourd téléphone noir des années cinquante; et, à la pointe de la technique, d’une modernité troublante, la forme extra-plate, à peine visible sur la table, d’un appareil qui, lorsqu’on décroche le combiné, laisse apparaître, comme une caverne mystérieuse, les chiffres rouges sur fond de nuit, les lumières clignotantes, les touches qu’on effleure à peine – tandis que résonne parfois, rêveuse, lointaine, harmonieuse, immatérielle, une sonnerie qui semble venir de l’hyperespace.
Cette mansarde luxueusement monacale est donc mon agence centrale depuis plusieurs années. Ce n’est pas le bureau de Philip Marlowe – malgré la bouteille de bourbon «Kentucky Straight» trônant toujours dans la cheminée –, et la clientèle est rare. Mes enquêtes n’en finissent pas de finir, et, comme le dit justement Marlowe, c’est moins l’austère simplicité de la fiction que la trame embrouillée de la réalité. Mais tout de même, au passage, je tiens à rendre hommage à mes lointains collègues, eux que nous aimons tant, Holmes, Philo Vance, Lew Archer, Pepe Carvalho, Milo Milodragovitch, Saxon, Matt Scudder, et tous les autres, et toutes les amies qui enchantent nos soirées, Kate Brannigan, Carlotta Carlyle, Kinsey Millhone, heureusement que toutes et tous sont toujours là pour faire le gros travail, arrêter les serial killers et résoudre les crimes de toute espèce, séparer le Mal et le Bien, ce genre de choses. À l’agence, nous avons malheureusement beaucoup de difficultés à traiter ce type d’affaires, comme l’ont montré nos précédentes enquêtes, un petit serial killer de temps en temps, et encore… à chacun sa spécialité. Mais nos recherches peuvent être aussi passionnantes, quoique d’une autre manière.
Mes enquêtes ne m’auraient évidemment pas permis d’acheter à Montparnasse une aussi belle agence. Comme dans les romans d’autrefois, j’ai hérité – Cent mille livres de rentes, vous voilà riche! s’exclama Nucingen –, comme un personnage de Stevenson j’ai trouvé un trésor, mais sans le chercher, l’ayant juste reçu sur le crâne au moment voulu, de manière tout à fait moderne. Un cercueil, mais pas de rhum ni de diamants étincelants dans un coffre rouillé au fond d’une grotte accessible seulement à marée basse au moment de l’équinoxe – un simple imprimé avec des titres et des chiffres alors au-delà de ma compréhension, des actions, des obligations, des Sicav, un portefeuille de valeurs mobilières (oui, c’est vrai, chaque fois que l’on a affaire à l’argent, il faut penser à Balzac), et tous ces symboles ont leur magie propre, plus austère et plus abstraite mais tout aussi vertigineuse que celle de l’or, des perles et du rhum, tous sont les signes – jeux d’écritures et chiffres de feu – d’une désincarnation du monde –, mais que faire de ce magnifique trésor? Si j’ai jamais quelque or / Choisirai-je le Nord / Ou le Pays des Vignes?, et de l’or j’en avais (pas autant que Monte Cristo, loin de là, et aujourd’hui la fortune est d’essence volatile, à surveiller sans cesse, toujours contrôlée), j’ai pu financer mes expéditions les plus lointaines et les plus risquées, mille chemins se sont ouverts sous mes pas. Où chercher? Vers l’Ouest et l’océan? Vers les Montagnes Grises à l’Est, et les neiges éternelles? Au Nord, vers le Pôle? Au Sud, dans la riche et vieille Campanie ensoleillée, ou vers les grands déserts brûlants de la lointaine Mauritanie? Et les îles de la Sonde, monsieur Sosthène? Mais l’essentiel est de toujours pouvoir revenir à l’Agence, centre fixe du monde mouvant, rédiger nos rapports (un bel endroit pour attendre la fin du monde). Cet héritage – qui a fait lui-même l’objet d’une importante enquête, comme on va le lire – a permis l’installation de la nouvelle agence, et plus de liberté dans nos recherches.
(…)

Biographie

Mona Thomas est née en 1952 dans les Côtes d’Armor. Écrivain, critique d’art, journaliste à Art Press, elle a publié deux romans chez Fayard (Alar et Un grand rangement). Son troisième roman, paru chez Gallimard (On irait), va être adapté au cinéma. Elle est aussi l’auteur d’un essai sur les collectionneurs d’art contemporain chez Jacqueline Chambon (Un art du secret) et de plusieurs pièces de théâtre crées et publiées dans des revues de théâtre.

Mon vis-à-vis – Mona Thomas 2000