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ANNE SERRE Eva Lone

Roman

De la ville sous la pluie où ils vivent, aux longs prés sous la lune où ils se promènent, les personnages de ce livre tourbillonnent, se rencontrent, se croisent ou se ratent, happés par des appels qu’ils ne maîtrisent pas et auxquels ils obéissent. Est-ce Eva Lone, énigmatique et rassurante, immatérielle et charnelle, qui tient les fils de toutes ces vies? Ce roman suppose que chacun a droit à un destin et que chaque événement de l’existence a pour fonction d’aider les êtres à devenir eux-mêmes.Eva Lone semble veiller sur ce monde en perpétuelle transformation, induire les destins, les corriger, les guider peut-être…

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Eva Lone
L’extrait

I
Je tourne, je vire, je perds un temps précieux et pendant ce temps de grandes choses se font de par le monde: on construit des ponts, on élève des maisons, des toits sont lancés par-dessus quatre murs, à une vitesse grand V des plantations montent vers le ciel et d’innombrables voitures passent dans un sens et dans un autre sur la route à grande circulation qui borde les maisons en question. Celle qui nous intéresse vient à peine d’être coiffée de son couvre-chef — un beau toit aux tuiles orangées —, à peine les ouvriers ont-ils eu le temps de se retirer à reculons en se découvrant avec respect pliés en deux sous les applaudissements, à peine le jardin — vingt mètres sur vingt — est-il piqueté de légumes nains, d’arbrisseaux à naître et de salades croquantes, qu’un terrible coup de tonnerre ébranle le quartier, qu’un éclair zèbre le ciel et que des millions de grosses gouttes de pluie s’abattent en mitraille sur le tendre jardin, les tuiles vierges et la route où les voitures circulaient jusque-là à la queue-leu-leu.
A l’intérieur de la troisième voiture en partant de la gauche, celle qui justement pénètre sur le segment de route qui longe la grille de la nouvelle maison, se trouvent monsieur et madame Quinn accompagnés d’Hélène Quinn, leur fille, disgraciée par le port d’une vilaine paire de lunettes et de boucles d’oreilles clinquantes. Monsieur Quinn ne manque pas de saluer l’esprit d’entreprise et le goût — c’est son avis — de celui qui vient de faire bâtir cette maison aux élégantes proportions. Madame Quinn en est à jeter un coup d’œil et Hélène Quinn à se tortiller bêtement en apercevant la casquette du dernier ouvrier — un joli brun — quand le coup de tonnerre, l’éclair zébrant le ciel et la mitraille des gouttes de pluie d’un calibre vraiment étonnant font entendre, voir et sentir leur puissance intimidante. C’est la raison pour laquelle, après s’être incliné devant ces manifestations de la nature qui nous dépassent, monsieur Quinn relève prestement le toit de sa voiture décapotable et en coiffe une madame Quinn bouleversée, quoiqu’elle en ait, à vrai dire, déjà vu d’autres.

Le déluge violent qui s’abat sans discontinuer a tout à fait modifié le paysage urbain. Là où une minute plus tôt se montrait une route fraîche conduisant tout droit à la campagne, apparaît un paysage trempé, assombri, mouvementé. Les voyageurs s’ennuyaient un peu; maintenant ils ne s’ennuient plus. Quelque chose est arrivé: un déluge qui secouant le ciel a secoué aussi leurs humeurs et leurs projets d’avenir. Hélène Quinn était un peu libidineuse quelques minutes auparavant, elle est maintenant pure comme un ange et a rangé ses lunettes. Madame Quinn bayait aux corneilles et regrettait de ne pas avoir emporté son tricot, elle guette maintenant le profil solide de monsieur Quinn et songe qu’il a encore du charme. Monsieur Quinn pensait vaguement à la petite du premier étage qui porte des jupes tellement collantes; il rêve désormais de planter un nouvel arbre — pourquoi pas un chêne? — dans le terrain que son frère lui a cédé à la campagne. Ils sont donc tous de très bonne humeur, c’est-à-dire pleins de bonnes résolutions.
Aussi soudain qu’il était arrivé l’orage cesse et le soleil réapparaît. C’est presque trop rapide. Sans tout à fait faire machine arrière les projets d’avenir vont avoir à se modifier encore. Maintenant la route est blanche, toute luisante, aux feuillages des arbres perlent des gouttes scintillantes. Hélène Quinn mettra sa robe bleue, celle qui a un nœud rose et plaît aux garçons. Madame Quinn interrogera tout de même monsieur Quinn sur ses retards tous les mardis soirs. Monsieur Quinn plantera un chêne certes, mais peut-être seulement après une sieste ou une bonne partie de chasse avec Albert.
Contre la maison neuve des échelles sont à nouveau dressées. Un embarras de voitures causé par un accident causé lui-même par la foudre ayant lieu juste à ce moment-là, il se trouve que la famille Quinn a une vue imprenable sur la maison et le jardin neufs devant lesquels, bien malgré eux car ils ne voudraient pas perdre une minute de leur week-end, ils stationnent. Monsieur Quinn a beau faire claquer sa langue contre son palais et pianoter sur le volant, madame Quinn sortir la tête par la fenêtre pour inspecter le lieu de l’accident à une centaine de mètres, et cette sotte d’Hélène se repoudrer à l’arrière dans l’attente des pompiers, les choses ne paraissent pas s’arranger beaucoup. Et c’est la débandade et l’affalement complet des beaux projets: tricot, libido, adultère sont à nouveau les sujets de préoccupation majeurs des occupants de la voiture numéro ZX 3456 70.
Mais voilà les ouvriers sur le toit de la maison et cela c’est au moins quelque chose. Tombera? Tombera pas? L’un des ouvriers a manqué deux fois de suite de dégringoler dans les menus parterres taillés au cordeau.
A l’intérieur de la maison, derrière la troisième fenêtre en partant de la gauche au premier étage, un délicat rideau de mousseline d’une blancheur neigeuse vient de s’agiter doucement. Une ombre a passé, blonde, racée, et cela paraît étrange, gantée. Hélène Quinn remet ses lunettes qui lui donnent définitivement l’air d’une vache. Ce doit être triste pour des parents d’avoir une fille aussi vilaine. Peut-être la trouvent-ils belle puisque l’amour est aveugle et que monsieur et madame Quinn, c’est incontestable, aiment Hélène. D’ailleurs c’est là le seul enfant qu’ils aient jamais réussi à avoir. Ils ont eu un garçon autrefois, mais celui-ci est mort bêtement dans un moment de négligence dont madame Quinn devait ne jamais se remettre et s’est remise finalement. Lorsqu’à la suite de ce drame ils conçurent Hélène, ce fut dans les larmes. Dans l’une des poches intérieures de son sac à main, celle-ci conserve la photographie du petit frère, à lunettes aussi. La petite du premier étage qui porte toujours des jupes tellement collantes porte aussi des lunettes, ce qui ne l’empêche nullement d’être la plus affriolante des employées de la société où monsieur Quinn sévit depuis dix-huit ans et trois mois.
Lorsqu’il a rencontré madame Quinn il y a vingt ans et deux mois, monsieur Quinn voulait être peintre. Il partait avec son chevalet et s’installait dans les sentiers de forêt. C’est là qu’il rencontra, comme dans un roman, l’adorable Alice Quinn qui musait dans les bois, un sac à bandoulière rebondissant gaiement contre sa hanche, les joues claires, les yeux bleus, l’humeur folâtre. Le sang de monsieur Quinn artiste ne fit qu’un tour. Verbalement il célébra les beautés d’Alice en les énumérant. La jeune femme confuse s’assit à ses pieds et considéra, rêveuse, la toile de son admirateur. A ce moment-là, dit-elle — il n’y a aucune raison pour la soupçonner de mentir —, elle sut qu’Agénor Quinn serait son mari. C’est pourquoi aucune sotte pudeur ne la retint lorsqu’elle posa une main douce et timidement baguée sur la cuisse de monsieur Quinn qui sentit alors toutes les ressources de son énergie virile se déployer.
C’est donc dans ce bois, sur ce sentier, à quelques pas du chevalet parmi les daims et les oiseaux, sous les chênes et les hêtres pourpres, que monsieur et madame Quinn se connurent pour la première fois. L’histoire est émouvante.
Puis ils conçurent Hélène un jour de pluie. Madame Quinn s’en souvient parfaitement car jusque-là, chaque soir, fermant les yeux elle avalait une petite pilule bleue destinée à la garder pure de toute grossesse. Une fois déjà elle avait omis de la prendre et c’était le petit frère qui était arrivé. Ce jour d’automne pluvieux où elle décida en accord avec monsieur Quinn de concevoir, elle laissa de côté encore une fois la pilule bleue et éprouva fortement l’amour de monsieur Quinn. S’ensuivit Hélène, braillarde, au visage un peu flou, dont elle consigna les bons mots dans un carnet prévu à cet effet. Cette enfant déclamait d’une voix sonore quelques extraordinaires vérités et madame Quinn, dans le secret de son cœur, se demandait si la petite ne serait pas particulièrement avancée. Elle n’osait prononcer le mot «précoce» mais elle le méditait.

Eva Lone – Anne Serre 1992