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ARIEL DENIS Valigan : une enquête

Roman

D’Ouest en Est, de Montparnasse à la Mitteleuropa, un privé — c’est ainsi du moins qu’il se désigne — doit résoudre le mystère de la disparition de son grand-père dans les Balkans pendant la Grande Guerre. Son enquête l’entraîne vers une vallée perdue, au centre de l’Europe, lequel est une fois encore en flammes. Mais survient alors Valigan, l’ami de toujours… Roman d’aventures ? Certainement, et imprégné du sérieux du genre, jusque dans son humour même. Et si d’autres détectives croient bon de brûler les livres, l’enquêteur de ce roman les garde bien en tête : car — de Stevenson à Tolkien, de Melville à Gracq — c’est toujours sur fond de bibliothèque autant que d’océan et de désert que se déroule la véritable Aventure : son reflet unique en est la lecture enchantée.

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Valigan: une enquête
L’extrait
(pages 9-14)

C’est à Montparnasse, à côté de la gare, dans une vaste et lumineuse pièce mansardée, que j’ai installé l’agence depuis environ huit ans, et, de mon poste d’observation, je regarde Paris d’une manière différente de celle dont je l’ai contemplé pendant vingt années dans mon ancien repère montmartrois – à présent, de mon observatoire, par-delà le gorge-de-pigeon des toits, par-delà le fouillis de demeures du siècle passé et d’immeubles modernes aux formes parfois étranges et tous dissemblables – paquebots s’illuminant le soir sur la mer urbaine –, par-delà la gare voisine, je peux voir – monté sur une chaise, le haut du corps émergeant de la lucarne, tel, sur les images, le démon observant la ville, la main à la hauteur du front comme la vigie sur un mât de hune, le visage impassible – les nuages gris emportés par le vent arriver de l’Atlantique comme une ombre qui approche, chargés de pluie et encore imprégnés de vertes et secrètes senteurs océanes. À ma manière, j’ai commencé mon voyage vers l’Ouest, the time had come for him to set out on his journey westward, du calme: chaque semaine je prends le train à la grande gare toute proche pour me rendre dans les voisines terres de l’Ouest, d’abord vertes et riantes, puis rocheuses et sauvages avant les Havres Gris, voguant même parfois du côté d’Orouët, alors qu’autrefois, pendant tant d’années, je n’ai presque connu que le Sud, la canicule sur les palmiers et le sombre azur de la mer.
Montparnasse 1997. Quelque part dans Paris, et probablement aussi au cœur de toutes les grandes capitales occidentales, sur un fond obscur comme le vide stellaire, scintillent sans cesse des chiffres rouges et lumineux annonçant sur de vastes écrans de contrôle le nombre d’heures, de minutes et de secondes qui nous séparent du millénaire suivant. L’Histoire va percuter le mur du temps, la fin du monde est proche, dit Philippulus le Prophète. Pour l’instant, tout est calme. Je veille.
Pendant toutes ces années, au cours desquelles tant de choses sont arrivées – alors qu’autrefois je croyais qu’il ne se passait jamais rien –, j’ai continué à surveiller le proche et le lointain. Oui, de nuit et de jour, la vue s’étend au loin par les fenêtres inclinées de ma mansarde. On est assis tout en haut, comme un observateur d’artillerie à son poste de combat. On domine la ville.
Sur tous les murs, tapissant la pièce, impeccablement rangés ainsi que des régiments selon des critères savants et connus de moi seul dans de vastes bibliothèques sur mesure, montant par-delà les poutres apparentes comme les pierres d’une tour de Babel, vibrant en silence dans leurs formes et leurs couleurs diverses, les livres – et, de chacun de mes bureaux (celui du bas et celui de la mezzanine), je peux contempler avec satisfaction, dans le vaste panorama qui s’offre à mon regard, les imposants massifs de Dumas, de Mann, de Jünger, le superbe plateau des Démons de Doderer, les Nietzsche en diverses collections tels des pics disséminés, la piétaille innombrable des policiers en ordre de bataille, La Guerre des Gaules couleur brique comme des falaises au couchant, la Sylvie de Nerval dans une minuscule collection de luxe toute blanche, pareille à une fleur isolée, les Wodehouse semblables à de petites maisons pimpantes sur les contreforts, le royaume ancien, rouge sombre et jaune, des albums d’Hergé et de Jacobs, le bleu et blanc – nuit et jour, montagne et mer – des Beckett et des Claude Simon, l’énorme et solitaire masse noire des Complete Works de Shakespeare, les trois sommets – bleu sombre, bleu clair, rose – du Seigneur des Anneaux de Tolkien. Mais que ces citations à l’ordre de l’armée ne fassent pas oublier tous ceux qui, présents, silencieux et dignes, mériteraient cet honneur suprême. Les pans de mur protégés de l’invasion sont occupés par de vastes armoires également sur mesure – certaines faites de miroirs coulissants – au fond desquelles s’alignent, parfaitement rangés et catalogués, parmi un vif parfum de lavande et de paradichlorobenzène, les blousons en microfibre, les parkas, les larges et superbes chemises en gros coton, les nombreux jeans aux teintes aussi nuancées que les sous-bois d’automne et la mer au matin: les tenues impeccables de l’aventurier toujours prêt au départ.
Ce qui frappe sans doute le rare visiteur, c’est le nombre de téléphones et de miroirs: nul endroit d’où ne surgisse, double ironique et inquiétant dans la pénombre, votre reflet; nulle place d’où ne puisse être appelé, en ses lointains, le monde – ce qui est d’ailleurs un piège, car la plupart des téléphones ne sont pas branchés. Toutefois le curieux regardera avec intérêt la réplique d’un modèle fin de siècle digne d’un roman de Jules Verne, avec une manivelle et une sorte de cornet acoustique; le lourd téléphone noir des années cinquante; et, à la pointe de la technique, d’une modernité troublante, la forme extra-plate, à peine visible sur la table, d’un appareil qui, lorsqu’on décroche le combiné, laisse apparaître, comme une caverne mystérieuse, les chiffres rouges sur fond de nuit, les lumières clignotantes, les touches qu’on effleure à peine – tandis que résonne parfois, rêveuse, lointaine, harmonieuse, immatérielle, une sonnerie qui semble venir de l’hyperespace.
Cette mansarde luxueusement monacale est donc mon agence centrale depuis plusieurs années. Ce n’est pas le bureau de Philip Marlowe – malgré la bouteille de bourbon «Kentucky Straight» trônant toujours dans la cheminée –, et la clientèle est rare. Mes enquêtes n’en finissent pas de finir, et, comme le dit justement Marlowe, c’est moins l’austère simplicité de la fiction que la trame embrouillée de la réalité. Mais tout de même, au passage, je tiens à rendre hommage à mes lointains collègues, eux que nous aimons tant, Holmes, Philo Vance, Lew Archer, Pepe Carvalho, Milo Milodragovitch, Saxon, Matt Scudder, et tous les autres, et toutes les amies qui enchantent nos soirées, Kate Brannigan, Carlotta Carlyle, Kinsey Millhone, heureusement que toutes et tous sont toujours là pour faire le gros travail, arrêter les serial killers et résoudre les crimes de toute espèce, séparer le Mal et le Bien, ce genre de choses. À l’agence, nous avons malheureusement beaucoup de difficultés à traiter ce type d’affaires, comme l’ont montré nos précédentes enquêtes, un petit serial killer de temps en temps, et encore… à chacun sa spécialité. Mais nos recherches peuvent être aussi passionnantes, quoique d’une autre manière.
Mes enquêtes ne m’auraient évidemment pas permis d’acheter à Montparnasse une aussi belle agence. Comme dans les romans d’autrefois, j’ai hérité – Cent mille livres de rentes, vous voilà riche! s’exclama Nucingen –, comme un personnage de Stevenson j’ai trouvé un trésor, mais sans le chercher, l’ayant juste reçu sur le crâne au moment voulu, de manière tout à fait moderne. Un cercueil, mais pas de rhum ni de diamants étincelants dans un coffre rouillé au fond d’une grotte accessible seulement à marée basse au moment de l’équinoxe – un simple imprimé avec des titres et des chiffres alors au-delà de ma compréhension, des actions, des obligations, des Sicav, un portefeuille de valeurs mobilières (oui, c’est vrai, chaque fois que l’on a affaire à l’argent, il faut penser à Balzac), et tous ces symboles ont leur magie propre, plus austère et plus abstraite mais tout aussi vertigineuse que celle de l’or, des perles et du rhum, tous sont les signes – jeux d’écritures et chiffres de feu – d’une désincarnation du monde –, mais que faire de ce magnifique trésor? Si j’ai jamais quelque or / Choisirai-je le Nord / Ou le Pays des Vignes?, et de l’or j’en avais (pas autant que Monte Cristo, loin de là, et aujourd’hui la fortune est d’essence volatile, à surveiller sans cesse, toujours contrôlée), j’ai pu financer mes expéditions les plus lointaines et les plus risquées, mille chemins se sont ouverts sous mes pas. Où chercher? Vers l’Ouest et l’océan? Vers les Montagnes Grises à l’Est, et les neiges éternelles? Au Nord, vers le Pôle? Au Sud, dans la riche et vieille Campanie ensoleillée, ou vers les grands déserts brûlants de la lointaine Mauritanie? Et les îles de la Sonde, monsieur Sosthène? Mais l’essentiel est de toujours pouvoir revenir à l’Agence, centre fixe du monde mouvant, rédiger nos rapports (un bel endroit pour attendre la fin du monde). Cet héritage – qui a fait lui-même l’objet d’une importante enquête, comme on va le lire – a permis l’installation de la nouvelle agence, et plus de liberté dans nos recherches.
(…)

Valigan – Ariel Denis 1999