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Alain | NADAUD

Cet essai se propose d’interroger le statut de la littérature dans la société d’aujourd’hui. Si la littérature, parce qu’elle est objet d’un «commerce», est bien une marchandise, est-elle pour autant une marchandise comme les autres? N’a-t-elle d’autre choix que d’être à son tour précipitée dans cette circulation autonome et devenue folle d’objets interchangeables? Ou, et parce qu’elle est le produit d’une expérience singulière, qui trouve dans l’écriture son mode d’accomplissement privilégié, n’est-elle pas dotée malgré elle d’une capacité de résistance jusqu’ici insoupçonnée? À la fois irréductible et fragile, pour une large part devenue soit un objet de divertissement, soit le pur reflet de l’ordre social existant, dispose-t-elle encore d’assez de ressources pour continuer à prendre en charge ce qu’il y a de plus obscur dans l’humain? En passe d’être marginalisée, sinon éliminée, qui donc a intérêt à ce que cette part du négatif, qu’elle incarne depuis toujours, ne puisse plus être identifiée et que le corps social tout entier prenne ainsi le risque de se rendre pour lui-même illisible ?

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INTRODUCTION
Ce qui suit rappellera peut-être quelque chose. Mais vaguement et de très loin. A peine un ton, une tournure d’esprit, comme une sorte de pastiche de ce dont on ne peut décemment pas se prévaloir. D’abord parce que, pour ceux qui y ont eu affaire à l’époque, les thèses développées dans les douze numéros de L’Internationale Situationniste, puis dans La Société du spectacle de Guy Debord, restent une référence aveugle et sans équivalent, alors même que leur justesse et leur outrance salutaire se révèlent plus que jamais actuelles. Ensuite, parce que la plupart de ceux qui se réclament de ces analyses et tentent à présent de les annexer ne versent dans la surenchère que pour faire oublier, non seulement qu’ils évoluaient à l’époque dans la mouvance stalinienne ou militaient dans des groupuscules hiérarchisés, mais, et ceci expliquant cela, qu’ils avaient commis la bourde de ne pas les avoir lus quand il aurait fallu (l’inverse leur aurait en effet évité bien des approximations et des errements…). Enfin, parce que tout propos de ce genre ne peut qu’apparaître en retrait par rapport à ce qui s’est écrit entre 1958 et 1969, même si nous nous attachons ci-après à en contester sur certains points le bien fondé. C’est sans doute l’époque qui veut ça et, à cette désintégration, force est de constater que personne n’échappe1.
L’Histoire, nous le savons, n’a rien de linéaire. Elle ne suit pas une progression inéluctable et continue. Elle paraît parfois faire du sur-place ou être affectée de brusques reculs. Ainsi, ce qu’une société pouvait comprendre et mettre en pratique à un moment donné, il n’est même pas sûr qu’elle l’entende vingt ans après, alors que ces idées passent pour être plus largement diffusées. Au contraire, pour avoir été réduits à l’état de marchandises comme les autres, certains concepts sont devenus singulièrement inopérants, consensuels. Il nous faut donc nous louer des quelques avancées théoriques qui ont joué leur rôle et fait leur temps, mais dont le vieillissement a été plus rapide que prévu. Notre époque, qui a regagné en indifférence et en cynisme ce qu’elle a perdu en radicalité, ne se prête guère à ce genre d’apitoiement. Les mots mêmes qui légitimaient ces prouesses, tels que «avant-garde», «modernité» ou «post-modernité» — concepts vides de sens, mais furent-ils jamais des concepts? — auront sombré tout aussi bien…
Reconnaissons que les avant-gardes culturelles ne sont jamais aussi dynamiques et péremptoires que lorsque la marchandise partout triomphe et que l’économique bat son plein. L’opposition de type est-ouest, par quoi l’économie marchande avait fait semblant de partager la planète, d’un côté pour mettre en valeur sa vitrine la plus avancée, de l’autre pour forcer, au prix de la terreur bureaucratique et d’un immense gaspillage de moyens, certaines économies de type féodal à combler une partie de leur retard, autorise à présent, en perdant de sa pertinence et en se résorbant, une domination que plus rien ne peut contrer. Et ceux qui ont fait mine de s’étonner de l’effondrement de ce soi-disant «rideau de fer» auraient mieux fait de se référer à ce que Marx lui-même en avait dit, à savoir que la marchandise «est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine». Seulement, avant que cette économie ne digère cet événement, qu’elle n’opère un changement de stratégie et ne se redéploie, elle se voit contrainte de marquer le pas. D’où ce bref repli sur soi, que les marchandises culturelles, déjà en butte à la crise esthétique qui est la leur, subissent de plein fouet.
Inutile de dire que, par rapport à l’étendue de ces bouleversements, la littérature est encore bien loin de jouer le rôle historique qui devrait être le sien, comme il le fut par exemple dans la seconde moitié du xixe siècle. Non pas en ce qu’elle pourrait être à l’origine d’on ne sait quelle prise de conscience politique mais parce qu’elle-même tarde à renouveler son point de vue, hésitante quant à son propre destin, partagée entre deux tendances confuses et contradictoires: l’une qui inviterait à une position de retrait, sur des données intimistes et minimales, et donc à se complaire dans une sorte d’impuissance transparente et désolée, à laquelle la dérision servirait de viatique, et dont les formes appauvries ne seraient que le reflet de la pauvreté même de ce qui nous est donné à vivre et à imaginer. L’autre, qui l’inciterait plutôt à se repenser, elle et ses contradictions, à en tirer parti, à prendre cette réalité de vitesse, à puiser dans ses ressources et à revoir les formes toutes faites au sein desquelles elle a évolué jusqu’ici, quitte à remodeler son architecture et l’ensemble du dispositif romanesque qui avait prévalu jusque-là. Dans l’un et l’autre cas, elle est confrontée, en même temps qu’à un recentrage sur ce qu’il y a en elle de spécifique, soit à la désertion de ceux qui n’y croient plus ou que son sort indiffère, soit à l’impatience de ceux que son état actuel laisse insatisfaits, alors même que ce sont eux qui la font, parce que les formes dont ils soupçonnent l’existence tardent à se mettre en place ou ne sont pas à la hauteur des enjeux, ou parce que celles qu’ils ont réussi à mettre au jour demeurent pour l’instant, et parce que le réel y reste sourd, comme sans écho.
Mais peut-être aussi la littérature affirme-t-elle par là, en entretenant volontairement la déception, qu’elle ne se sent pas partie prenante dans un système qui lui a clairement signifié qu’il était son ennemi mortel et qu’il souhaitait la voir disparaître. Pour cette raison hésite-t-elle ainsi entre le profil bas et l’attentisme… Sans doute n’éprouve-t-elle aucune envie d’éclairer en retour ce dernier sur son sort et sur la brutalité de l’épreuve qui l’attend, préférant pour le moment en rester là et le laisser courir seul à sa perte.
Cela étant, nous gardons confiance car nous savons à peu près de quoi il retourne. Pour nous la littérature n’a jamais joué le rôle d’une valeur refuge, ainsi qu’elle semble l’avoir été pour un certain nombre d’intellectuels, d’idéologues, de «révolutionnaires» ou de «communicants» qui n’ont eu d’autre choix que de se rabattre sur le roman après que leurs «idées» furent devenus caduques ou leurs ambitions politiques tout simplement déçues. La littérature ne figure donc pas pour nous — et parce qu’elle était à l’œuvre bien avant que le politique lui-même ne fasse irruption — au titre de ces solutions de rechange ou de ces opportunismes sur lesquels certains tout à coup jettent leur dévolu, pressés qu’ils sont de faire carrière et d’accéder à la gloire de leur vivant. Ceux qui, parce qu’ils sont supposés avoir tout compris, s’imaginent que la littérature leur est un dû et qu’elle se pliera de gré ou de force à leur stratégie de conquête commettent une légère erreur d’appréciation: ils arriveront peut-être à en persuader l’opinion de leur époque et brilleront un temps au ciel de la marchandise qui aime ce qui scintille de façon éphémère. Mais la littérature évolue sur un autre registre que le simple contentement de soi et ne se compare en rien à la réussite au concours d’une grande école de commerce ou à l’occupation d’un siège à l’Académie. Elle requiert des dispositions qui, pour être en effet hors du commun, ne sont pas aussi aisément identifiables, qui ne se laissent pas réduire aux qualités qui font qu’on «réussit» dans la vie, qu’on parade en société ou qu’on a réponse à tout. Il y a en elle un fond de ténèbre et d’indétermination d’où il ressort que l’accès à cette terre d’élection reste improgrammable et mystérieux. Travaillant à partir du doute qu’on nourrit à l’égard de soi-même, la littérature se donne parfois, dans une pure lumière et avec une parfaite évidence, à ceux qui n’y étaient pas préparés, qui n’avaient pas fait d’études pour cela, qui se pensaient malhabiles, indignes d’elle ou incapables de s’en approcher au plus près. Car le bonheur en cette matière, comme la grâce, n’est pas quelque chose qu’on peut si aisément circonvenir. Et tous les arts de la guerre, si subtils qu’ils soient pour emporter quelque vulgaire place forte ou tout simplement convaincre qu’on a raison, se révéleront impuissants à donner accès à ce domaine insaisissable, immatériel. La littérature n’est pas quelque chose à quoi l’on postule. Elle dédaigne les actes de candidature trop explicites, l’impudence des autoproclamations. Les territoires dont on s’empare par ce moyen, et en dehors des seules ressources de l’œuvre, ne sont jamais que des leurres. Au mieux, et à force de persévérance, deviendra-t-on une institution à soi seul, une de ces notabilités des Lettres destinées à finir comme ces régimes peu à peu minés par le «système des partis», les «affaires» ou les réseaux de complaisance… Et finira par arriver le jour où la littérature, dont ils croyaient s’être rendus maîtres, passera à travers eux sans les voir.
Quant à nous, aussi loin qu’il est possible de remonter, nous l’avons toujours trouvée là, comme une constante, et, à cause de cela sans doute, guère sujette à fluctuations. Tout au plus aura-t-elle fait l’objet, et la fiction aidant, de lentes, et même d’imperceptibles évolutions, à mesure que se sera hissé au jour ce qui la travaille de l’intérieur. Ce qui nous a aussi conduits à demeurer dans l’attente toujours différée de sa fin. Certes, comme bien d’autres, nous avons été en conflit avec elle, l’avons haïe, au point de souhaiter plusieurs fois qu’elle disparaisse de nos vies: soit parce qu’elle voulait nous forcer à regarder en face ce que jusqu’ici nous nous étions toujours refusé de voir; soit parce qu’elle remettait implicitement en cause nos a priori et nos conformismes mentaux; soit, plus simplement encore, parce qu’elle se dérobait à nos raisons et à ce que nous aurions désiré qu’elle soit, conservant jusqu’au bout sa part d’imprévisible, à quoi s’enracine la passion même que nous lui vouons, puisqu’elle seule décide de là où elle va et, par conséquent, de ce qu’il adviendra de nous.

Malaise dans la littérature – Alain Nadaud 1993