Champ Vallon

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Anton | SERDECZNY

La souche que l’on mettait jadis au feu pendant la messe de minuit, la vraie « bûche de Noël », a été considérée pendant très longtemps comme l’un des objets magiques les plus puissants et les plus répandus dans une grande partie de l’Europe. Avant son déclin au XIXe siècle, sa transformation en dessert et sa quasi-disparition au profit du sapin, elle guérissait les hommes et les animaux de tous les maux, protégeait de la foudre, repoussait les sortilèges et aidait les cultures à être fructueuses.
Pour percer le mystère de la bûche, il faut retrouver la magie de l’entre-deux qui caractérise le Noël rural d’antan, celle d’une période solsticiale intermédiaire, qui se concentre à minuit ou à un carrefour. La bûche et le gras offre une plongée dans un univers à première vue très étrange, où les œufs pondus, la fleur de fougère, les chandelles ou même la graisse du bouillon captaient une puissance magique dont la nature est irréductible aux schémas savants ou aux christianismes institutionnalisés. Un univers très étrange, à première vue seulement : car dans ce qui porte chance ou malheur aujourd’hui, dans nos formules de politesse ou dans les cadenas d’amour accrochés aux ponts, les mêmes processus sont toujours à l’œuvre. Ils montrent que notre monde n’a pas tout à fait fini d’être magique.

Docteur en histoire, Anton Serdeczny est actuellement chercheur au Medici Archive Project à Florence. Il est l’auteur de Du tabac pour le mort. Une histoire de la réanimation (Champ Vallon, 2018).

Anton Couv Bûche

Comment l’idée a-t-elle pu venir aux Lumières de souffler de la fumée de tabac dans le derrière des noyés pour les ramener à la vie ? Cette pratique à première vue grotesque est tout sauf un accident de parcours : considérée jusqu’à la mi-xixe siècle comme la meilleure méthode de réanimation, cette insufflation anale a bénéficié d’investissements savants et publics considérables – des boîtes contenant tout le nécessaire à sa mise en œuvre furent installées le long de la Seine, du Rhône et de la Saône, ou de la Tamise. Plus encore, les discours savants qui introduisirent la préoccupation, alors nouvelle, de la réanimation, regorgent de faits plus étranges les uns que les autres : aux histoires épouvantables d’enterrés vivants répondent des cas étudiés très sérieusement, jusque dans l’Encyclopédie, d’hirondelles ou de cigognes qui hibernent au fond des lacs ou des rivières, ou sur la lune. En remontant le fil de ces récits, Anton Serdeczny aboutit à une conclusion inattendue  : leur source est orale, et la science, même celle des Lumières, a pu y puiser pour alimenter de nouveaux champs – comme l’action médicale sur le corps mort.

Les motifs mis à contribution dans la réanimation des Lumières relèvent de systèmes de représentations orales parfaitement cohérents, et avant tout liés au carnaval. Cette clef anthropologique permet d’expliquer la pratique de l’insufflation de fumée de tabac. Adaptation improbable et involontaire d’un vieux geste carnavalesque, elle tirait son origine et sa puissance d’évocation de sa dimension symbolique : remettre l’âme à l’envers à celui qui est mort dans un monde inversé, sous la surface de l’eau.

Rarement la recherche des liens entre innovation scientifique et registres culturels a pu être poussée aussi loin, et c’est là tout l’intérêt de cet ouvrage : remettre en cause notre vision des Lumières, et plus encore de la science.