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Benoît | CONORT

Onze ans séparent Ecrire dans le noir et Sortir. Car il aura fallu beaucoup de temps pour passer d’une écriture à une autre. La visée originale était de changer de forme, de « sortir » de la forme de Ecrire dans le noir (qui utilise le verset long) pour passer à une écriture plus minimaliste, à une dimension plus « pauvre », moins « baroque ».
Dès l’origine le titre et la structure se sont imposés : « Sortir », avec trois parties Dedans / jardins / Dehors, encadrées par un prologue et un épilogue.
Il s’agit bien de sortir (hors de soi, hors du dedans, hors d’une chambre etc) et ce que met en scène l’ouvrage c’est la « sortie » aussi du livre, avec le sentiment que nombre des poèmes de ce livre pourraient appartenir indifféremment à l’une ou les autres parties. L’écriture finalement se joue dans le combat entre la tentation de l’immobile et la vanité du mouvement.

«Creuser le noir»; faire le tour de cette phrase, la traverser aussi.

On regarde la nuit, on voit, loin devant, entre les masses de noir.
On regarde loin devant on voit le noir des étoiles éteintes des étoiles à naître
il y a si longtemps on est
ce noir que l’on voit»

Lire un extrait

Écrire dans le noir
L’extrait
(pp. 29-37)
Là où la nuit est noire
«Il n’y a pas une crise de la langue – car les mots s’arrangent toujours pour survivre; mais il y a une crise de l’amour de la langue.»
Roland Barthes.

«Si la situation des étoiles était illimitée, l’arrière-plan du ciel nous offrirait une luminosité uniforme, comme celle déployée par la Galaxie – puisqu’il n’y aurait absolument aucun point, dans tout cet arrière-plan, où n’existât une étoile. Donc, dans de telles conditions, la seule manière de rendre compte des vides que trouvent nos télescopes dans d’innombrables directions est de supposer cet arrière-plan invisible placé à une distance si prodigieuse qu’aucun rayon n’ait jamais pu parvenir jusqu’à nous.»
Edgar Poe (Euréka: a prose poem).

«Si l’on en croit Edgar Poe (et la science récente semble confirmer son hypothèse) dire pourquoi la nuit est noire passe par la prise en compte de la vitesse de la lumière et de l’âge des étoiles. Or, la vitesse de la lumière est finie, les étoiles ont un âge.
Il faut du temps pour que la lumière des étoiles nous parvienne.
Elles n’ont existé qu’à partir d’un certain moment de l’histoire de l’univers.
Leur lumière a donc parcouru une distance finie.
Nous ne voyons que la lumière issue des étoiles situées à une distance comprise entre nous et la distance limite de leur naissance. Elles ne sont donc pas en nombre infini, mais fini, peut-être même nombre petit.
La nuit est noire parce que la vitesse de la lumière est finie (calculable) et parce que les étoiles ont une “durée de vie” (elles naissent, elles meurent).
Regarder droit devant, là-bas, au loin, dans la nuit les étoiles, c’est se retourner.»
Le romancier.

Ce monde s’effondre un autre danse le savez-
vous langue vit conflit entre perception elle veut esprit
il nie entre une
cruauté elle déchire compassion elle relie
lui.
En cet espace que lézardent les doutes travaille l’écrivain.
Ou bien mot n’est pas chose et littérature se réduit à système particulier organisation des mots parmi tant d’autres. Autonome astronome d’étoiles il les invente en cette nuit que l’on voit noire – et pour quelle route se nourrit-il de lui-même? Il tout système invente ses limites
on les appelle étoiles dans la nuit encore noire
absence inattaquable le dehors court le risque d’être miné au dedans ses tendances au forclos.
Ou bien mot est chose une des fois président parfois aveugles aux destinées de l’écrivain lié au monde par cet amour irraisonné irrationnel. Écrire est ordonner ranger références à un monde qui il échappe et il fuit en extension. La nuit est toujours noire
là où l’ange combat pas d’autre loi qu’intuition longue patience excès
le creux d’autres fois.
Ne pas oublier toutes les postures elles vont de l’une aux autres postures. Peut-être troisième voie autre voie quatrième d’autres encore voies seraient de tourner voix le dos à postulations multiples multiplier
les variantes
devenir devenir noir

Et si langue n’était système seulementégalement ce qui accepte l’imprévisiblede son évolution si elle langue acceptehorizon elle ne le prédétermine pas? Nul
ne peut avant pré-déterminer les influences que telle ou telle langue subit reçoit dontelle s’enrichit. Système est visionbien pauvre rassurante normative restrictiveune là où (et pas ou bien) nue, littérature est l’imprévisible souci l’inquiète illimitée en extension toujoursunivers né. Pour tant pour quoi nuit noire.

Combat constant (agonie dit l’étymologie) entre une langue et une vie une conscience langagière et la mise en langue d’une
conscience comprendre un livre comprend comprendre ce que
l’on écrit n’est pas simplement lire décortiquer d’un œil analytique guetter l’idée au détour de la formevivre sa résistance matière épaisse. Savoir le délaisser le retrouver au détour d’un soir à la courbe d’un soir retrouver l’ombre née de la terre la nuit monte des arbres il semble que tout devient léger.

Il y a l’exil.
Cette langue est une vitre opaque une île noire
entre autrui et lui entre lui et lui entre elle il y a lui elle l’issue île vient de l’exil il langue créée. Au loin le monde.
Proche de moi elle met au monde.
N’est ni d’ici
ni de la langue on agonie durant
miroir noir miroir non réfléchi ni réfléchissant surface mate ne la traverse pas
le regard.
On le croit noir.

L’image ondit les mots font l’amour l’imageon dit
se moque de l’intime l’image on dit réclame l’image l’espace on dit un ciel troué d’étoiles l’image dit que la nuit se voitbien
et vaste autour. Il lui faut
des visions des chants gris murmurés. Les pensées par les mots parlent les motsseulement les mots.
Ce qu’on ditau poète à propos desdit-on fleurs.

On s’efforce dans la solitude la crainte au jeu du dire et du dit on déploie jeu de l’éclat et de l’obscur à leur contraire leur autre différant. On
risque l’image sa négation. On
ne s’en tient pas à
ça.

On appuie la main sur la mâchoire oninterrompt le flux le sang
on
relâche la pression et le sang rue on il tape contre l’os
il bat encore
dans cette pulsation ce rythme tambourin
onentend
encore la vie devant et le langage surface privée de fond ne rompt pas on
continue
puisque pulsation.

Amour? De quel nom appeler ce qui est consubstantiel, ce qui, tombant, tient debout?
De l’amour? (Je voudrais qu’on s’abandonne à la langue sonopacité).
Aime-t-on ce qui nie désespère ce qui lie sépare résiste ignore ignore résister?
Je rêveonrêve de quelque
superlatif absolu ce serait encore adjectifde trop adjectif
un excès. Il faut on doit (faut?)
revenir ce n’est pas une image.

Et c’est dans les mots qu’on existe dans les mots que tu passes dans les mots si hors d’atteinte toi confusion bras trop courts
regards retenus toi nue tenue dans
l’échec de ne toi
pouvoir ne serait-ce qu’un
peu un jour cerner les songes
et que sait-on du monde réalité cette chair on la désire on la posséder est on rêve flou ou fouonne sait pas
comment cerner (la cerner pas) ailleurs que
dans les mots elle se donne enfin on la vie référent les mots on l’invente on cette elle absente on
bouquet elle on le concevrait
réel non de ce bouquet-là elle résume à elle seule absente elle soit que elle présente en ce vocable il on la convoqueelle plus présente alors
elle plus réelle d’êtreon elle si belle absente maintenant que n’est plus elle il faut bien qu’elle soit
cela l’incarnation elle du rêve rêve du rêve elle d’un mot n’est pas la chose elle on suscite
d’un qui la suscitant elleon retrouvele poids d’elleon d’incarnation
l’avale trou noir.

On regarde la nuit, on voit, loin devant, entre les masses du noir, ce qui n’est pas n’est pas encore n’est plus déjà.
Avant est maintenant ici lumière quand plus là-bas passé résolument.
Plus besoin de se retourner pour voir ce qui fut. On regardeloin devant on voitle noir des étoiles éteintes des étoiles à naître
il y a si long temps
on estce noir que l’on voit.

On écoute à la radio des chansons lardées de publicités. Le soir, désœuvré, on zappe de feuilletons en téléfilms. Le matin, on achète le journal avec ses faits divers, ses photos chocs, sesmots gluants de consensus mou. Tout cela fait un conglomérat, la novlangue de notre temps ; elle saoule à peu de frais, détourne la pensée, nous pousse à « dépenser » pour les désirs artificiels.

Alors peu à peu on pense par colère, peu a peu on crie pour ne pas succomber aux sables mouvants du langage médiatique. Toute cette masse verbale qui nous submerge, on la détourne dans des poèmes qui ne peuvent plus ressembler à des poèmes ; taillant dedans tous ces mots ordinaires, quotidiens, qui nous composent, que nous le voulions ou non, on dessine quelque chose comme le fantôme d’une vie minuscule, une ombre qui demeure notre proie désirée, pour que cette vie, qui est la nôtre, résonne encore longtemps après qu’on a éteint la radio, débranché la télévision, refermé le journal.

Lire un extrait

cette vie est la nôtre
L’extrait
(pp. 13-15)

1
poasis poasis chante le fils de la psy
ça gueule fort sur l’écran le vers vitaminé l’évian de l’enthousiasme
poasis poasis et des nixes nicettes au ventre plus plat qu’une chanson de sheila
se gondolent sous la douche se ripolinent le dos au rythme effréné de gym tonic haut bas haut seins fesses seins il faut que les yeux cliquent que le cœur s’arrête que ça bondisse que ça bouge
poasis poasis je veux de la poasis comme qui de l’eau dans un désert joli
un palmier vert un petit lac et que ça gicle dans le poème que ça mouille
la poasis est dans le sac l’affaire rondement menée
on est plus léger après la digestion même parmi les huiles même chez les filles
de madame claude close ouverte close elle rit de lire là le désir le vénal le seul qu’on peut se payer et en avoir
pour son argent et pour le reste
quand on va voir les petites femmes à pigalle ou d’amsterdam d’ailleurs encore plus impressionnantes qu’on n’imagine
si l’on en croit les journaux bouffées de chaleurs
printanières mais si reposantes rengaines de fin d’été
2
but crient-ils et c’est vrai que dans le salon ça crie à qui mieux mieux ça se congratule ça meuble tout l’espace
de poser ainsi le but en objectif comme ce qui gigote devant le photographe ces tas de chairs habillées fagotées qui voudraient bien mais n’osent pas
demain elle enlève le bas
et elle pleure beaucoup comme quand la mama est morte ou quand au bois de fausse repose il l’a prise entre deux coquelicots en forçant justement mais un peu seulement son petit coquelicot
bien sûr il y a les jours de la semaine aussi le travail ordinaire
mais est-ce qu’on vit pour ça est-ce qu’on peut continuer comme ça les souvenirs des parents ne sont pas ceux des enfants quand on a dix-sept ans et tant de lampadaires sur les trottoirs de la cité à disputer aux chiens
on descend dans les caves les sous-sols c’est plus frais l’été quand la chaleur devient étouffante et qu’on ne sait plus très bien de quelle colère se saisir
de ne pouvoir jamais oser
on aimerait être tous ensemble mais c’est dur les lendemains de fête déchantent
la gueule boit avant d’être de bois on le sait bien au débotté du lit ce sont les déboires surtout qui reviennent à pleine vitesse
on n’y croit plus beaucoup alors à toutes ces chansons sirupeuses à ces paroles acidulées on n’y croit plus
comment faire autrement

3
la vie sans toi je sais pas ce soir
le bal a mal commencé on a entendu
dans la rue des enfants traînent leur ennui ils aiment
casser du bois et faire un feu
il faut apprendre les choses naturelles entre
un homme et une femme et la vie
sans toi ni jules ou jim je ne sais pas très bien où
j’en suis sûr c’est pas tous les jours qu’on aime
à perdre la tête les mains tremblantes la raison il y a longtemps qu’elle a fait long feu
pétard mouillé ramassé au fond d’un caniveau on se rassemble autour dans une cave on partage jusqu’au corps
plus loin ça fait trop mal c’est dangereux
rester à la surface

La main « creuse le noir », évide un espace où la voix se brise dans le cri, rythme et démesure le réel, approche au plus près de ce qui la nie, avance par là même vers la dimension tragique et menacée de l’autre. Elle tresse le tissu rompu d’une vie désassemblée, déconstruite, elle en dévoile l’incertitude.

Lire un extrait

LÀ EN BAS
Celle-ci noire joue dans les taillis de la flûte
Nue elle a un serpent autour du cou
La lune rit dans son dos d’un éclat dur elle tranche la lumière pour que soient retenues
Dans son dos les formes inquiétantes
Elle marche à travers la forêt que nul n’approche
Indifférente elle maintient à ses lèvres le silencieux appeau
Elle est alors bien l’ombre qui se tient au chevet des malades la sûre mélodie qui nous requiert avant de passer
Que des oiseaux s’emparent d’elle ne la fait pas frémir le corps couvert de plumes est un duvet à son sommeil
Île sombre forclose et le vent dans les feuilles altières.
Avant étais-tu ce que l’amant
Te faisait advenir de corps recommencée?
Rien qu’une flamme à sa mèche nouée?
Toute une flamme?

Basses du temps cordage des forêts
J’avançais dans l’après-midi j’en aimais
Les tempêtes sonores le vent encore le vent
Il semble que le vent sur la somme des herbes invente
Mais quoi? Un visage peut-être de main variable
Muet comme sous la pierre du jardin celle
Qui jamais plus ne parlera sinon dans la fumée
Des pubs de l’hiver dans leurs bruits
Rumeurs que l’on jette aux carreaux dépolis
Comme pour se venger
De son mensonge de branches nues
La face ensevelie sous l’humus
Son cri de bras dressé
Et les fumées les brumes
La nuit qui continue
Plus avant
Où le poing se referme sur un peu de terreau.
Le frauduleux dans cette nuit fut d’un vêtement
Que dans l’ombre des arbres elle conserva
Branches étroites feuillage serré pourtant
Voûte sombre qu’aucune étoile n’embrase
Quel regard aurait pu la toucher?

Nul reflet où retrouver l’ivresse de ton corps
Deux rives basses délient leur danse
S’effacent aux nappes lentes d’un marais nappes lasses d’errer

Je replie mon cœur sur le songe
Écheveau étroitement serré j’y perçois
La trame d’une voix.

Je retiendrais bien l’ombre et ton désir de chair
Les racines dévorent ton ventre
Et ton sexe est de l’herbe
Herbes tes seins tes jambes

Toute tu te retournes

Que vois-tu maintenant que tu n’es plus
Qu’un sourire de mottes lourdes?