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Christian | DOUMET

Cette étude traverse quelques-uns des grands motifs de l’œuvre de Segalen. Chaque fois, c’est un parcours qui s’offre, non pas autour d’un centre défini, toujours absent, mais entre deux objets illustrant la tension — l’inquiétude, l’urgence, mais aussi le plaisir — de l’écriture de Segalen: altérité et exotisme, origine et défection, fiction et vision. Un premier chapitre — la « distance intérieure » — pose les conditions spatiales de cette dialectique.Le dernier — « l’œuvre et les signes » — en présente les perspectives sémiologiques.

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Victor Segalen
l’origine et la distance

Le sommaire

TABLE
Avant-propos

Index des sigles

Chapitre I LA DISTANCE INTÉRIEURE

La faille (17). Dédoublement de la personnalité: Gauguin, Rimbaud, Moreau (18); Pierre Janet et les médiums (21); Jules de Gaultier et le  » bovarysme  » (22). Le dedans et le dehors (23). L’espace: la distance; ici et là-bas (25). Débarquement (26). Poudroiement (29). Plénitude (30). Le voyage (32). L’ordre et le débordement; folie et ivresse (35). La route (37). Le mont (40): Thibet (41). Le tombeau (44). La stèle (48).

Chapitre II ALTÉRITÉ ET EXOTISME

Un  » je  » dépossédé (55) ; figures du pouvoir (58). Avènement de l’Autre (60). L’indifférence (62). La distinction (63) L’antre (65).  » Autoscopie  » (67). Familière étrangeté de l’autre (68). Bon objet exotique: la femme (69), danse (71), prostitution (72), caresse (73); la peau (74); la femme-fantôme (77); l’effroyable déesse de la maternité (78). Le rêve totalitaire et l’inachèvement dans Le Fils du Ciel (79) et dans l’Essai sur l’exotisme (81). L’autre de la Mère et l’autre du monde (83)

Chapitre II
L’ORIGINE ET LA DÉFECTION

L’agonie des civilisations (87) ; la refondation du sang par les signes (90); moulage (91); le métis; peinture: Gauguin (92). Langage: le texte archaïque (94) ; la nouveauté des origines (95) ; la reconnaissance (97).Musique (100); le vide (102). Archéologie (103): consubstantialité des mots et de la pierre (105). Le fantasme et l’hémorragie du sens (107)

Chapitre IV
FICTION ET VISION

Voir : Siddhartha (109) ; entendre : Orphée-Roi (111) ; voix-voir-savoir : La Tête (113) ; l’impossibilité du voir et du savoir ; la fiction : René Leys (118); parler-voir: Peintures (127); les plans de la fiction (129). Poétique ségalénienne (133).

Chapitre V L’ŒUVRE ET LES SIGNES

Le rêve de la création (137) ; qu’est-ce qu’un signe? (138) ; première raison d’écrire (140). Eréthisme de l’expression (142): la sculpture chinoise (143). Le signe partiel: deuxième raison d’écrire (145); sa continuité avec la chose signifiée (147). Théorie de l’art (148). Labilité infinie: troisième raison d’écrire (153).

Notes

Chapitre 1 (155) ; chapitre Il (160); chapitre 111 (165); chapitre IV (167) ; chapitre V (171)

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Victor Segalen – Christian Doumet 1993

« C’est en juin 1962. Alfred Cortot le pianiste se fraie un chemin vers l’ultime coma. Il a pour seul viatique la bénédiction des mourants. Il interroge alors très faiblement, mais très distinctement : La salle est-elle pleine ? Tel sera pour lui le mot de la fin. »
Parler d’un homme, c’est redire avec lui mot pour mot. Rejouer ses paroles. Sans relâche, tenir au plus près la partition. Parler d’un homme, pour faire connaissance une bonne fois à travers quelques mots sauvés de l’archéologie des corps. Faire connaissance avec cela qui n’a pas plus d’âge, pas plus de poids que l’agitation des palmes, le battement des insectes, l’ascension de la lumière. Mais cela qui offre tout de même un visage et autour, quelques paroles à dire, par exemple : je ne m’arrêterai jamais.

Ces notes se fixent pour objet commun d’interroger le faire du poème – sa genèse comme dit Poe. Non tant le résultat que les conditions, les procédures, les cheminements dont il dépend. Elles traitent, sous toutes leurs formes, des manières du poète (de ses mœurs): modes de vie, relations matérielles à l’écriture, organisation empirique; mais aussi des manières imprévisibles du poème, de ses résistances, de ses facilités, surtout de ses suspens (les confins). Car c’est, la plupart du temps, dans l’attente stérile du poème que se révèle le mieux la vérité mentale et la portée humaine de l’événement singulier qu’il constitue.

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TAS DE CHARBON

1.
N’est-ce pas par une sorte de paresse, ou de négligé de langue, que tu nommes poème l’objet dont t’occupe l’achèvement, et poésie l’activité qui t’y retient? Poème, poésie: à lire ce que d’autres connaissent sous ces dénominations; à écouter, surtout, ce qu’elles recouvrent dans l’histoire, il te semble qu’il y a quelque malentendu.
En son sens de réussite verbale, d’époustoufle, le mot de poème ne dit absolument rien de la laborieuse opération par laquelle, ici, toi, tu cherches à dire quelque chose qui apaiserait seulement un peu de la violence du temps.

2.
Ce qui vient à l’écriture du poème: indissociable nœud d’habitudes et de trouvailles.
Poème est cette machine à convertir sans fin usage en invention.

3.
Éléments pour une introduction
Il est plusieurs façons de prendre position face à la poésie; trois principalement: dire du bien de soi, dire du bien de ses ancêtres (qui est une variation de la précédente), dire du mal de ses voisins. En somme, distribuer le crédit et le discrédit, en cercle, autour de soi.
On n’échappe guère à la fatalité du jugement.
Les notes, et leur appétit de contradictions, sont peut-être un moyen de briser les cercles du jugement. Au moins, de les superposer, de les forcer à s’ouvrir. D’atteindre à une lucidité moins univoque. Dès lors, les ancêtres, les voisins, soi-même: affaire d’écoutes multipliées.
Écouter, non pour prononcer (on gagne peu à prononcer), mais pour saisir les faire. Les comment faire?
S’agissant du poème, c’est bien cette question du faire qui est centrale; poème décrivant un certain mode de fabrication des choses, de la vie, du cosmos. Une manière de faire vie.
Cette manière importe: ses gestes, ses procédures, ses résultats.
Tout est multiple, dans la manière. Les résultats sont nombre. Satisfaisants et insatisfaisants à la fois: le poème le plus pauvre contient de l’inespéré.

4.
Les notes défont la manière pour la laisser mieux apparaître. Notes sur?: noter sur, c’est redistribuer autrement les énergies; c’est noyer l’objet (ici, poème), et avec lui, le regard fasciné qu’il provoque; mais pour mieux faire émerger ce qui le constitue comme objet: sa genèse, ses traits, ses manières – toute une lucidité. C’est accompagner les puissances, sans tomber dans les fascinations.
Il y a un temps pour les fascinations poétiques. Ici, on préférera le temps long, le temps décuplé des puissances, dans tous les sens du mot. Celui des moteurs.

5.
Des ruptures de vie. L’écriture d’une suite de poèmes s’accommode d’un certain ordre du temps et de l’espace. Unité des lieux, rituels journaliers. Si, en chemin, cet ordre vient par force à être rompu, cette coupure du fil vital met fatalement en péril le fil de l’œuvre elle-même. La solution la plus favorable – d’ailleurs un test pour le poème – c’est lorsque le nouvel ordre, si étranger soit-il au précédent, loin de l’interrompre, vient au contraire réalimenter l’écriture; comme si ces lieux inattendus, ces rythmes inaccoutumés révélaient encore une connivence avec les choses lointaines qui ont pris corps dans le livre.

6.
La chance du poème, c’est que le Tout n’a pas besoin de tout pour se refléter. (Mallarmé: le poème «ne remplace tout que faute de tout.»)

7.
Si le premier venu lisait ce que tu es en train d’écrire, ou ce que tu viens à peine d’achever, il devrait en éprouver un sentiment d’incompréhension proche de la réprobation, voire du courroux.

8.
Poème, jamais parfait. Ce qui frappe, dans tous les «chefs-d’œuvre», c’est leur degré d’imperfection (Mallarmé parle ainsi de Wagner). Ou plutôt: l’idéalité qu’ils suggèrent, et face à laquelle la forme en eux semble renoncer, là, au carrefour, juste sous le panneau indicateur.
À propos de ses Harmonies, Lamartine disait: «J’en ai écrit quelques-unes en vers, d’autres en prose, des milliers d’autres n’ont jamais retenti que dans mon sein.» À quoi Blanchot répond: «Telle est l’impression que laisse la poésie lamartinienne, d’être elle-même peu de chose par rapport à son possible poétique, de n’être qu’une immense allusion non à la poésie réalisée dans un acte, mais à un moment encore indéterminé de la poésie, à une nébuleuse imprécise, sans contour, qui attend, pour éclairer les hommes, d’être changée en étoiles.»

9.
La cohérence génératrice du poème est, tel un bâti, destinée à s’effacer, pour faire place à une autre logique, imperceptible encore dans le moment de l’écriture.
Ce qui parviendra au lecteur – à l’auteur aussi bien –, ce percevoir-là reste caché dans les plis manifestes du bâti que l’écriture (et son incurable myopie) doit pour l’heure mettre en forme.

10.
L’idée que le poète se fait de son poème n’est pas le poème. L’idée que le lecteur se fait de l’idée que se fait le poète n’est pas le poème. L’idée que le poète se fait de l’idée que se fait le lecteur n’est pas non plus le poème. Ainsi, de fausse représentation en fausse représentation, va la pratique de la poésie, les œuvres transmettant de regard en regard un éternel irreprésentable.

« ON FAIT SON IMPORTANT! On se pavane ! On se targue de savoirs et de délicatesses ! Comme on est bien élevé ! On savoure de l’oreille, on affine ses papilles… on jouit — certes avec discrétion… on parade — non sans quelque retenue. On est, au plus au point, civilisé.
Voici des pages pour en rabattre. Du nu. Du gauche. Du malbâti.
Cependant : point d’autoflagellation. Celui qui parle se contente de faire un tour de nos insuffisances, de nos chancèlements : bien assez, déjà ! Sans complaisance. Simple relevé des lieux, à quoi se mêle un peu de compassion, parfois de nostalgie, voire d’emphase pour notre inhabilité fatale.
Comprenne qui pourra : nul n’est fâché de fréquenter au fond de lui cet illettré, ce dur d’oreille, ce contrefait avec lequel il est prié sans cesse de composer. Mieux : il se pourrait que cet accouplement d’idiots intimes fût la promesse de tout ce que nous appelons poésie. Comprenne qui pourra… »

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Illettrés, durs d’oreille, malbâtis
poèmes

Un extrait

Époque de gel, de simple

C’est une époque de gel, de simple
D’hommes lointains et désertés dans leur mangeaille

Buté vieux bonze
Vieux Lustucru
Le temps, la nuit te tirent toi aussi par l’estomac
Comme eux tu fais ta soupe, eaux bouillonnantes, racines
Et par les yeux du gras, tu vois, tu te vois
Tout épluchage, tout raclement
Tarabuster la couvaison
De ton bruit de termite
Buvant, broutant, tu ingurgites

Tout autour le brouillis monde s’égalise et se reclôt
Solitaire chabrot solitaire ta solitude!
Le démon ventre-creux te laissera encore en paix ce soir

Puis les persiennes métalliques claquent dans le noir –
Est-il parmi les ruines une mémoire capable de stopper cette artillerie?
Parmi les tristes semblables toits
Une religion pour entendre ce cri, cette piteuse résumation de l’âge de fer?

Salut à l’Illettré

Salut à l’Illettré
De dos contre sa nuit
Salut aux buissons noirs, aux chevilles, aux chimères!

Dans un petit matin d’avril qui tient encore serré contre les pierres son roucoulement
Tu écoutes sans comprendre
Ne sachant lire un mot
Depuis qu’on t’a coupé des océans

Cependant Femme la seule, debout déjà,
Glapit contre les dernières ombres – elle n’a qu’un œil –
Tu fuis
La paix! La paix!
À l’instant justement qu’avec les freux lancés en mottes sur le ciel clair
Tu rêvais à
Là-bas-les-vagues
Là-bas-le-vent
Et tout cet impossible à écrire autrement que deux pieds dans le rétréci
où tu pioches
Pitié de vie! Six heures! Croassement!
Elle te cherche assidue
Les feuilles du poirier sont assez larges pour te cacher
Pense à d’autres qui sont restés
Ont pris racine, coutumés des femmes de là-bas, noires par dedans les mots que non plus elles ne savaient écrire
Mais noires vives

C’est aux volubilis maintenant que tu parles
Et de phrases qui foisonnent comme tu peux,
Semis, semences, lève la tête, regarde,
L’horizon, ça radote

Dos au soleil, maintenant
Tu feras du journal un couvre-chef en forme de trois-mâts
C’est l’heure du premier rouge – celle aussi du dernier –

Revenir au poirier, y rôder (les feuilles verdelettes)
Un arrosoir (vide), une corde à la main
À peine titubant cette fois
À peine balançant

Bientôt fixé, un peu raidi, menton cloué dans la poitrine, tête penchée
Environnée d’encre, de mots et de soleil comme un rucher
Corde en cravate
Les pieds ballants

Salut à l’Illettré!