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Christophe | BEAUFILS

La cessation respiratoire, en plein sommeil et avant le sixième mois de la vie: une aussi grande sensation de danger ne se retrouve peut-être qu’aux abords de la trentaine, au moment crucial où l’on s’apprête à crever sa gangue pour se ressembler enfin. Alors bat vraiment son plein, mais va se résoudre à jamais, l’hésitation qui nous balançait entre la perspective de s’avorter
ou bien celle de s’adopter.
Le présent monologue enregistre les détours et les saisissements d’une pareille alternative jusqu’à complète résolution, l’espace d’une semaine. Quelques journées au cours desquelles un narrateur se sent accéder à sa plus intime décision, et prendre enfin possession de la chaleur frontale qui seule pouvait lui permettre d’accomplir son vœu: graver ici même les clauses du pacte qu’il conclut avec la pornographie lorsqu’à l’âge de dix-huit ans il se fit acteur de films X.

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La mort subite du nourrisson
L’extrait
(p. 7-10)

M’étant photographié nu, j’en expédiai la révélation à un producteur dont il m’était donné de savoir qu’il cherchait de nouveaux talents pourvu qu’ils fussent beaux et opérationnels. L’écriture ne reconnaissait alors aucune borne; elle exigeait des expériences dont le marquis de Sade n’avait pas même rêvé, persuadés que nous étions de sentir nos métaphores dépendre étroitement de nos performances génitales. Plusieurs autorités de l’avant-garde et de la linguistique encourageaient des tentatives aujourd’hui dépassées; mais hommage soit rendu à Pierre Guyotat, seul écrivain de sa génération que l’on relise avec le même saisissement. Qui nous guidait vers une voie nouvelle en désignant dans l’onanisme une muse jusqu’alors décriée: se branler en rédigeant, selon sa méthode que nous adoptâmes, élevait le texte à la température du corps. Le meilleur consistait à laisser l’orgasme nous surprendre en pleine phrase, tandis que l’on ricochait de fellations à coups de crosse en auto-stoppeuses beatniks possédées à même leurs falbalas, et que nous désespérions de traverser tête haute la dernière virgule qui rassemblerait nos soulèvements sous le fermoir d’une action principale; au risque de voir tout se défaire si nous perdions le fil. On n’avait plus assez de deux bras pour secouer à gauche le moteur de nos visions et décrire à droite les féeries dans lesquelles il nous précipitait, double volupté qu’il fallait mener à bien sans bifurcation surtout. Car balancés d’un danger mortel à l’autre, quel gâchis si nous éjaculions trop tôt; nous n’étions pas un jouisseur, l’effusion prématurée du sperme nous rendait infiniment coupable de rétention textuelle; et pourtant quelle honte aussi lorsqu’un effort d’euphonie dont on n’avait pas su écarter la tentation nous refroidissait au point de refouler dans l’urètre la gerbe montante: indigne tarissement de l’inspiration, qui nous exposait à retomber dans le «style N.R.F.», enfers de l’académisme dont nul n’était que l’on sache revenu. Ah, que nous étions sérieux!
Il aurait fallu qu’une troisième main sortît de nos brumes, saisissant les rênes et rétablissant l’équilibre pour nous maintenir dans l’état le plus écartelé qui soit au monde. Le sperme avançait toujours, bien que prodigieusement ralenti, n’inondant que millimètre après millimètre le canal interne; le méat béait dans l’imminence; nos ahanements pointillaient le squelette rythmique autour de quoi s’agrégeaient comme une limaille les mots qu’en fermant les yeux l’on voyait surgir on ne savait de quel point cardinal. Par leur tremblement nos paupières aspiraient jusqu’au front, siège du génie, la semence que nous sentions contaminer la pulpe cérébrale puis redescendre dans nos doigts, convertie en jambages d’encre et de sueur. Tout allait bien, ne restait qu’à se laisser conduire; mais la phrase entrée dans sa dernière trajectoire allait se refermer, brochée enfin sur son foyer réverbérant, lorsqu’une infime chute d’attention accélérait la décharge au moment où l’on entrevoyait la possibilité de mettre l’ensemble «au propre»! Inlassables on s’essuyait; faisions disparaître les feuillets catastrophiques et recommencions depuis les prémices, comptant d’un jour à l’autre entamer le noyau résistant qui empêchait les deux substances de s’élancer à la fois, pétrifiait l’essor de l’une ou de l’autre au moment où leur mélange allait rétablir le scandaleux contact entre l’inspiration et nos couilles tressautantes. Toujours presque, toujours au bord de la victoire, toujours la «pulsion verbale» avait finalement le dessous; subissait un fléchissement que l’on attribuait à quelque organe séparateur, une muqueuse en forme de glotte contre l’ourlet durci de laquelle on achoppait; mince languette rose à reflets blancs que pour se narguer, notre bouche muette ouverte en grand, l’on regardait dans un miroir se figer à la perspective de la première syllabe articulée.
Peut-être, puisque la poésie devenait affaire de masses, une communion aurait-elle dû s’établir selon les mêmes principes; des ateliers d’écriture nous auraient fourni d’autres mains pour s’aider. Beaucoup renoncèrent, dont on ne sait comment ils s’y prirent pour ne pas mourir de chagrin; si séduisantes étaient les perspectives, le jour solitaire où je vissai sur son pied l’appareil autodéclencheur et me plantai devant, reins en vedette et sourire sans expression à force d’en chercher une qui les résumât toutes. Aucun doute que je serais opérationnel; que mon tour venait d’élargir la syntaxe bourgeoise. Les jambes déjà s’écartaient devant l’objectif avec la sensation de puissance que procurent les grandes certitudes. On attendait l’inventeur suffisamment expérimental pour improviser son œuvre en coït public et temps réel, délivrant la littérature de ses dernières concessions. L’éclair saisit mes contours en plein bonheur, la tête chaude et les oreilles rougies par le thé dont j’abusais. Balbutiai dans la lumière qui me cousait au milieu de ma peau, inoubliable saisissement jamais bien éteint depuis malgré les inconvénients que nous rencontrâmes; demeuré suffisamment vif pour que j’y revienne et scrute en pensée ce regard trop volontaire, un peu noir; d’un désir trop énorme pour être un jour assouvi, lequel a bien dû s’humilier à mesure que ralentissait le pouls jusqu’en ce lieu d’ennui où je temporise, me demandant si c’est ainsi que je dois commencer mon histoire; chemine avec lenteur, gravissant les marches où ne me rassure qu’à moitié de rejoindre la compagnie la plus éperdue que j’aie su m’inventer.

Mort subite du nourrisson (La) – Christophe Beaufils 1997