Champ Vallon

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Françoise | ASSO

Ce livre n’est pas dans le courant. Il est un courant lui-même, dans lequel il suffit de se faire transporter pour se retrouver sur un chemin où s’exposent, se déroulent, sont mis à nu des sentiments à l’état pur.
Quatre textes, ou chapitres, parcourent des passions différentes, en couches superposées : la première respire encore à l’air libre, puis petit à petit elles s’enfoncent, dans la mémoire, dans l’enfer, dans l’enfance. La nouveauté de ce livre, de ce ton, est de révéler des blessures sans les envelopper de circonstances. Pourquoi n’est-ce pas un livre angoissant ? Ni même triste ? Pourquoi nous entraîne-t-il dans des vertiges d’intimité comme dans une promenade à la campagne ? Parce qu’il explique un paysage. Et c’est un paysage à la fois tout à fait connu (le paysage de la souffrance qu’on dit  » sans raison « ), et tout à fait inconnu (rien n’est plus étranger que la souffrance elle-même, si semblable soit-elle à la nôtre). Ou, pour mieux dire, tous les éléments du paysage nous sont familiers, le guide est un petit paysan qu’on a vu naître, et chaque pas pourtant nous enfonce sous un ciel de plomb dont la lumière d’acier et de brume découvre une nouvelle manière d’exil.

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Rien n’est perdu
L’extrait
(pp. 7-11)
J’étais un petit tas de cendre, d’un gris très clair, légèrement bleuté, presque blanc, oublié – ou peut-être pas oublié, peut-être déposé là volontairement, mais qui donnait tout de même l’impression d’un oubli – sur une étagère située à quelques centimètres d’une fenêtre que l’on n’ouvrait jamais. Si quelqu’un l’avait ouverte, il est probable que, même par un jour calme, sans vent, sans brise, sans le moindre frémissement de l’air, la cendre se serait éparpillée, aurait tournoyé un peu, se déposant, invisible maintenant qu’elle n’était plus rassemblée, ici ou là. Et quoique sachant fort bien que personne n’ouvrait jamais cette fenêtre – qui n’était pas à proprement parler condamnée mais que, simplement, on considérait comme une fenêtre qui devait rester fermée –, je sentais bien que ma situation était des plus périlleuses. D’ailleurs, il n’y avait pas que l’ouverture de la fenêtre qui me mettait en danger: un éternuement à côté de moi, une parole prononcée avec trop de force, un simple soupir même, et je m’envolais, légère, aux quatre coins de la pièce, autant dire du monde.
J’étais un énorme rocher, oublié au sommet d’une montagne – une petite montagne, disons une colline –, où nul ne montait jamais, ce qui est facilement explicable: de là-haut, on ne voyait rien, rien qui valût la peine en tout cas; et peut-être est-ce la raison pour laquelle on m’y avait oublié – à moins qu’on ne m’y eût placé dans un but qui m’échappait encore, ou sans but, comme pour se débarrasser d’un objet encombrant. Bien sûr, c’était un peu étrange de se débarrasser de quelque chose d’aussi lourd au sommet d’une colline – assez haute: c’était presque une montagne –, mais les gens sont capables de tels efforts pour se débarrasser de ce qui les gêne qu’on peut bien imaginer que c’est ce qui s’était passé pour moi. À vrai dire, je n’avais pas la sensation que j’avais gêné, mais encombré, ce qui est un peu différent; mais peut-être fait-on pour ce qui encombre la même chose que pour ce qui gêne. J’étais assez tranquille: personne ne passait jamais par là. Et si quelqu’un était passé, j’étais assez lourd et assez volumineux pour que rien ne pût m’arriver, ni accidentellement, comme il peut arriver à un caillou, à un galet, ni par l’effet d’une quelconque volonté, car il aurait fallu, pour me précipiter du haut de la montagne, de la colline, employer un certain nombre d’outils qu’il eût été bien étonnant que l’éventuel promeneur eût avec lui pour entreprendre une telle ascension; à moins qu’il ne se fût lancé dans l’aventure de la montagne, à l’assaut de la colline dans le but justement de se débarrasser de moi dans un sens plus conforme à ce qui se fait d’ordinaire, c’est-à-dire de haut en bas: mais on voit mal pourquoi quelqu’un aurait pris la peine de monter jusqu’à moi dont on s’était débarrassé pour répéter l’opération d’une façon qui n’annulait pas la première, certes, mais qui me remettait en circulation, c’est-à-dire en situation de gêner ou d’encombrer un jour. Je n’étais donc pas vraiment tranquille – on ne saurait l’être – mais pas vraiment inquiet non plus puisque, si l’on excepte les tremblements de terre et les tentatives d’assassinat sur quelque promeneur égaré à mes pieds – j’aurais été en ce cas, ironie du sort, un instrument pour se débarrasser de quelqu’un qui encombrait ou gênait –, je ne risquais presque rien. D’où vient alors que je tremblais dans l’attente du jour où je me fracasserais dans la vallée?

Rien n'est perdu – Françoise Asso 2000