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John | BERGER

Cinq cents plaques obsessionnelles et chimiques par Léon Aymonier, pharmacien et photographe amateur: 1892-1934. « Le photographe du Châtelard nous a légué l’ensemble de ses contemporains, comme il nous a légué les morts : éternisés dans le moindre détail. Et si nous nous arrêtons parfois sur un regard, sur un visage, sur une fillette comparable à celles de Lewis Carroll, nous sommes surtout sensibles aux détails (… qui) nous parlent des catégories sociales, d’une époque, d’un lieu et inventent la possible reconstitution d’une fiction littéraire aux côtés de l’histoire ». (C. Caujolle, Libération)

OUVRAGE ÉPUISÉ

Lire la préface de John Berger

Léon Aymonier, pharmacien et photographe, en potache.

UN UNIQUE REGARD

Il y a beaucoup de manières de lire cette remarquable collection de photographies des habitants du Châtelard-en-Bauges prises entre 1892 et 1934. D’abord et avant tout, elle représente un document historique. Pour les gens de la région en question, ce document historique peut être aussi un document personnel. Nous ne pouvons que supposer les motivations du photographe-pharmacien, Aymonier, quand il insistait tellement systématiquement à prendre des photographies de tous ceux qu’il connaissait ou pouvait rencontrer, qu’ils soient vivants ou sur leur lit de mort. Il me semble que ces motivations étaient probablement ce que nous nommerions aujourd’hui ethnographique. Il voulait probablement établir une sorte de typologie des habitants de la petite ville. De la même manière, il est possible de regarder chacune des photographies comme la biographie du photographié — même si très peu de cette biographie est connu. A ce moment, l’historique et le psychologique se rejoignent. Bien plus même, la première lecture historique peut être subdivisée en informations se rapportant aux événements locaux, à la condition de la paysannerie française de cette époque, à l’économie de la région, à la distinction entre les classes sociales, à la mystérieuse relation qui existait entre le photographe et le photographié.
La découverte de cette collection a déjà provoqué un certain matériel de recherche. Cette recherche constitue une contribution à l’histoire locale et l’on doit se souvenir ici que, jusqu’il y a peu, l’histoire des régions rurales en France était une catégorie de l’histoire qui ne trouvait pas habituellement sa place dans les livres d’histoire. Nous sommes donc dans le domaine de ce qui fut généralement ignoré. Il y a là beaucoup de découvertes qui sont encore à faire et l’on ne peut parvenir à ces découvertes que par une recherche patiente et systématique. A ce travail précieux et nécessaire je ne peux moi-même malheureusement rien ajouter. Je regarde ces photographies comme un étranger à part entière. Et pourtant, en tant que tel, je peux être conscient de ce qu’il y a d’intrinsèquement mystérieux à propos d’elles.
J’écris ces lignes durant la semaine de mardi gras. Dans notre village de Haute-Savoie, c’est le moment où une partie des villageois — et non seulement les enfants — mettent des habits qui ne sont pas les leurs d’habitude et portent des masques. Ils sortent déguisés dans le village. Le village devient une sorte de théâtre. Et les acteurs, quoique bien connus de tout le monde, sont difficiles et même impossibles à reconnaître. L’efficacité de ce théâtre repose probablement sur deux principes: que tout le monde connaît la personne derrière le masque, lorsqu’elle est démasquée : et qu’il y a une loi paysanne de l’hospitalité qui veut que les étrangers, s’il n’y a pas de raison évidente de les soupçonner, doivent être accueillis dans les maisons. Et ainsi, les bandes des connus/inconnus font leur tour du village et sont invitées à prendre un verre ou à recevoir des œufs. Tout ceci avec de nombreux rires, plaisanteries et espiègleries. Il y a aussi, pourtant, une autre dimension moins évidente à ce théâtre traditionnel. Les costumes que l’on porte sont pour la plupart vieux, ils appartiennent au passé. Les masques sont modernes, mais dans leur fixité il y a quelque chose qui ressemble à l’esprit des absents ou des morts. Le théâtre est pour une part un théâtre des revenants. Les disparus, les morts, les inconnus, les oubliés, les presque-oubliés et les familiers font une réapparition. Cette réapparition est sous le signe du Carnaval. Elle est accompagnée de rires, paillardises, exagérations, caricatures. C’est comme si, pour un instant, l’éternel est un jeu, le jeu éternel.
Je décris ceci maintenant parce que ces photographies, tout en se rapportant au passé, aux morts, familiers en un sens, inconnus à bien des égards, possèdent un esprit et évoquent une expérience qui sont l’exact opposé de ceux du Carnaval. Pendant le Carnaval, les morts offrent un peu de leur libération aux vivants. Les deux se rencontrent dans le jeu éternel. Dans ces photographies, il n’y a pas trace du moindre jeu, de la moindre libération ou fête. Ici le passé réapparaît comme prisonnier.
Qu’est ce qui faisait cette prison? Quelques-unes des réponses sont des lieux communs. Les conditions économiques de la région, la dureté impossible à idéaliser de la vie paysanne, la profondeur du réalisme paysan face à la nécessité, la reconnaissance des frustrations comme inévitables. La fureur et la passivité. Il y a une autre réponse partielle et moins générale: la prison de la situation dans laquelle la plupart des photographiés doivent se soumettre aux exigences du pharmacien tout-puissant; ceux-ci assis, ceux-là debout suivant sa décision, tous spécimens pour sa recherche « objective » dans la typologie humaine dont il est l’investigateur privilégié.
Pourtant, toutes ces réponses données, il y a quelque chose de mystérieux qui subsiste et ce mystère rejoint celui de tous les prisonniers et de tous les morts. Le mystère de ce violent interrogatoire que les photographiés nous font subir, à nous les lecteurs de ce livre qui ne sommes pas prisonniers et qui sommes encore vivants.
Maintes fois on retrouve dans l’expression du visage qui nous scrute un regard commun, presque identique. Ce peut être le visage d’un enfant encore à l’école du village, le visage d’un vétéran des deux guerres, le visage d’une vieille fille, le visage, effronté, d’une jeune femme, dans la fleur de l’âge, le visage d’un conquérant local ou celui d’un perdant-né. Comment expliquer la parenté de ces regards perçants?
Bien sûr un visiteur au Châtelard à l’époque en question, un jour ou un soir bien précis — supposons même que c’était mardi gras — n’aurait pas eu conscience d’une même qualité partagée par tous les visages qu’il observait. Cette qualité a à voir avec la distorsion photographique. Elle a à voir avec la personnalité du pharmacien, avec la manière systématique et plutôt malhabile dont il prenait des photographies, avec la relation autoritaire qu’il établissait avec les photographiés, avec les réactions des photographiés face à cette mystérieuse machine qui saisissait leurs apparences et les conservait pour le futur, avec le mystère de l’instant artificiellement isolé et figé.
Pourtant si ces photographies ne nous parlaient que de l’acte d’être photographié, elles ne nous hanteraient pas comme elles le font.
Quelque chose d’autre est à l’œuvre. Nous regardons ceux qui ont disparu. Ils ne sont pas revenus partager leurs plaisanteries avec nous au moment du Carnaval. A cet instant où nous les voyons, ils n’étaient pas morts (les images de lits de mort sont à part), ils n’étaient pas morts, et pourtant ils prévoyaient déjà tout. Ce qu’ils prévoyaient, c’était l’inévitable, pourtant en regardant l’inévitable, ils ne pouvaient contenir la fureur, non, la tenace obstination de leurs espoirs. Espoirs encore intacts, ou espoirs abandonnés encore en mémoire.
Je ne sais pas exactement ce qui arrivait à chaque fois que le pharmacien installait ses modèles en face de l’appareil. Je suis tenté de dire appareil diabolique, car dans l’uniformité de ce que ses photographies montrent, il y a quelque chose du diabolique. Ou, plus précisément, quelque chose de l’infernal. Malgré toute leur banalité, ces photographies sortent de l’enfer. Les condamnés que Dante décrit étaient avides des nouvelles du monde qu’ils avaient quitté, ils voulaient encore savoir ce qui s’y passait; d’une manière très inattendue, cela les concernait encore. Et il en est ainsi, même plus directement encore, de ces photographies.
Dans ces photographies de vivants, maintenant disparus, maintenant une part du passé, comme leurs vêtements que l’on sort au Carnaval, nous voyons les yeux d’un espoir furieux dirigé vers l’avenir où quelque chose d’autre de ce qu’ils ont vécu existe au moins comme un désir. Aujourd’hui leur regard nous interroge parce que, sans jamais pouvoir nous imaginer tels que nous sommes, ils le dirigeaient vers notre temps. Dire leur espoir utopique serait non seulement faux, ce serait aussi nous rendre les choses trop faciles. Ces photographies nous imposent le devoir d’être hantés. Ceux qui nous hantent font une seule exigence : une exigence simple à définir mais difficile à satisfaire l’exigence de reconnaissance.
John Berger

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Léon Aymonier, chemist and photographer.

TOWARD US

There are many ways of reading this remarkable collection of photographs of the inhabitants of Le Châtelard-en-Bauges taken between 1892 and 1934. First and foremost it represents an historical document. For the people of the region in question this historical document may also be a personal one. We can only guess at the motives of the chemistphotographer, Aymonier, when, during those years, he so systematically insisted on taking photographs of everyone he knew or came to know, whether alive or on their death-beds. It seems to me that these motives were probably what we would now call ethnographic. Probably he wanted to establish a kind of typology of the inhabitants of the small town. Equally, it is possible to look at each single photograph in terms of the biography — even if very little is known of that biography of the photographed. At this moment the historical and the psychological come together. Furthermore even the first historical reading can be subdivided into information relating to local events, to the condition of the French peasantry at that period, to the economy of the region, to the distinction between social classes, to the mysterious relation existing between the photographer and the photographed.
The discovery of this collection bas already provoked a certain body of research. This research is a contribution to local history, and one should remember here that, until recently, local rural history in France was a category of history that did not usually enter the history books. We are in the domaine of what was generally ignored. There are many dicoveries still to be made here and these discoveries can only be arrived at through patient and systematic research. To this valuable and necessary work I myself can unfortunately add nothing. I look at these photographs as a complete outsider. Yet, as such, I may be aware of what is intrinsically mysterious about them.
I am writing these lines during the week of mardi gras. In our village in the Haute-Savoie this is the moment when some of the villagers — and not only the children amongst them — put on clothes which are not their habitual ones and wear masks. They go out into the village disguised. The village becomes a kind of theatre. And the actors, although familiar to everyone, are hard or even impossible to recognise. The effectiveness of this theatre probably depends upon two principles: that everyone knows the person behind the mask when urimasked: and that there is a rural law of hospitality that strangers, if there is no evident reason to suspect them, should be welcomed into the house. And so, the bands of the known/unknown make their tour of the village and are invited in to drink a glass, or be given eggs. All this to much laughter, joking and questioning. There is also, however, another, less obvious, dimension to this traditional theatre. The costumes worn are mostly old, they belong to the past. The masks are modern, but in their fixity there is something which resembles the spirit of the absent or dead. The theatre is partly a theatre of ghosts. The departed, the dead, the unknown, the forgotten, the half-remembered and the familiar make a reappearance. This reappearance is under the sign of Carnival; it is accompanied by laughter, ribaldry, exaggeration, caricature. It is as if, for a moment, the eternal is a joke, the joke eternal.
I describe this now because these photographs, whilst also being concerned with the past, the dead in some ways familiar and in many ways unknown, possess a spirit and evoke an experience which are the exact opposite to those of Carnival. In Carnival the dead offer some of their liberation to the living. The two meet in the eternal joke. In these photographs there is no trace of any joke, liberation or celebration. Here the past re-appears as prisoner.
What made the prison? Some of the answers are commonplace. The economic conditions of the region, the unidealisable harshness of peasant life, the profundity of peasant realism in face of necessity, the recognition of frustrations as inevitable. The fury and the passivity. There is another partial and less general answer: the prison of the situation in which most of the photographed had to submit to the demand of the powerful chemist that they should stand or sit there as specimens for his « objective » research into the human typology, of which he was the priviledged investigator.
Yet when all the answers have been given, there is something mysterious which remains, and this mystery is closely associated with both prisoners and the dead. The mystery of the photographed’s fierce interrogation of us, the readers of this book, who are net prisoners and who are still alive.
Time and time again one finds in the expression of the face that is regarding us a common, almost identical, look. It may be the face of a boy still at the village school, the face of a veteran of two wars, the face of an old spinster, the face of a young woman, brazen, on the threshold of her life, the face of a local conqueror, or that of one born into defeat. How te explain the community of this piercing look?
Of course a visiter to Le Châtelard during the epoch in question, on a particular day or evening — let us even suppose that it was mardi gras — would net have been aware of a quality shared by all the faces that he or she observed. This quality is to do with photographie distortion. It is to do with the character of the chemist, with the systematie and rather unskillful way in which. he took photographs, with his authoritarian relation to the photographed, with the reactions of the photographed to that mysterious machine which was going to seize their appearances and preserve them for the future, with the mystery of the instant artificially isolated and preserved. Yet if these photographs only told us something about the act of being photographed they would net haunt us in the way that they do.
Something else is at work. We are looking at those who have disappeared. They have net come back te share their jokes with us at the moment of Carnival. At the moment, at which we are seeing them, they were not dead (apart from the deathbed images), they were not dead, and yet they already foresaw all. What they were foreseeing was the inevitable, yet in looking at inevitable they could net suppress the fury, no, the dogged obstinacy of their hopes. Hopes which were still intact, or abandoned hopes which. were still remembered.
I do not know exactly what happened each time the chemist set up his sitters in front of the camera. I am tempted to say diabolic camera, for in the consistency of what his photographs show, there is something of the diabolic. Or, more accurately, something of the infernal. For all their banality, these photographs are reminiscent of the inferno. The condemned, whom Dante described, were avid for news of the world they had left, they still wanted to know what was happening now; unexpectedly it still concerned them. And se it is, even more directly, with these photographs.
In these photographs of the living, now departed, now part of the past, like their clothes taken out at Carnival, we see the eyes of a furious hope directed towards the future where something other than what they have lived, exists at least as an idea. Today their look interrogates us because they, without ever imagining us as we are, directed their look towards our time. To call their hope utopian would be not only false, it would also make it too easy for us. These photographs impose upon us the duty of being haunted. Those who haunt, make one demand: a demand simple to define but hard to meet: the demand of recognition.
John Berger.

 

OUVRAGE ÉPUISÉ

Photographe et le pharmacien (Le) – John Berger, Françoise Guichon (dir.) – 1981

Francisco Goya fut peintre de son temps.Ses portraits dévastateurs de la famille royale et de l’aristocratie d’Espagne, ses autoportraits, ses dessins et ses gravures composent l’impitoyable tableau des convulsions et des chaos de l’Histoire. John Berger et Nella Bielski reviennent sur le destin de Goya. De son œuvre, ils dressent une scène. S’y dessine un portrait de notre temps.

 

OUVRAGE ÉPUISÉ

Le critique d’art et écrivain John Berger aborde ici les questions fondamentales posées par les arts plastiques.
Lorsqu’il parle du cubisme, il ne parle pas seulement de Braque, de Léger, de Picasso ou de Juan Gris, mais aussi de ce moment, au début du vingtième siècle, où le monde s’est rassemblé autour d’un formidable sentiment de promesses en l’avenir. Quand il étudie l’œuvre de Modigliani, il voit dans l’étirement des formes du modèle l’infini de l’amour humain.
Cheminant librement de la Renaissance à l’explosion atomique de Hiroshima, des rives du
Bosphore aux gratte-ciels de Manhattan, des sculpteurs sur bois d’un village savoyard à Goya, Dürer ou Van Gogh, et embrassant aussi bien le sentiment personnel de l’amour et de la perte que les bouleversements politiques majeurs de notre temps, L’Oiseau blanc démontre une fois de plus la singularité de John Berger.

 

OUVRAGE ÉPUISÉ

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L’oiseau blanc
Le sommaire

1
L’OISEAU BLANC

Autoportrait de Rembrandt
Autoportrait 1914-1918
L’oiseau blanc
2
PARTIR

Le conteur
À la périphérie d’une ville étrangère
Mangeurs et mangés
Dürer : portrait de l’artiste
Une nuit à Strasbourg
Sur les rives de la Save
Quatre poèmes cartes postales
Sur le Bosphore
Manhattan
Le théâtre de l’indifférence
3
DEUX RÊVES

La ville de Sodome
Le déluge
4
L’ABC DE L’AMOUR

Le fichu
Goya : la Maja, vêtue et nue
Bonnard 108
L’abécédaire amoureux de Modigliani
Le mystère Hals
5
DERNIERS CLICHÉS

Dans un cimetière de Moscou
Ernst Fischer : un philosophe et la mort
François, Georges et Amélie: requiem en trois parties
Dessiné pour ce moment
Le non-dit
6
L’ŒUVRE DE L’ART

Sur un bronze de Degas représentant une danseuse
Le moment du cubisme
Les yeux de Claude Monet
L’œuvre de l’art
La peinture et le temps
Le lieu de la peinture
Sur la visibilité
7
LA ROUTE NON FRAYÉE

Plus rouge chaque jour
Maïakovski : sa langue et sa mort
Le chroniqueur de la mort
L’heure de la poésie
L’écran et La Sape
Vies sicilienne
Leopardi
La production du monde
Langue maternelle

8
LE 6 AOÛT 1945

Hiroshima
De toutes les couleurs
Table des illustrations


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L’oiseau blanc
L’extrait
L’oiseau blanc

Des institutions, le plus souvent américaines, m’invitent de temps en temps à venir leur parler d’esthétique. Une fois que je songeais à accepter une invitation – mais cela ne s’est pas fait –, je me suis dit que j’allais mettre dans mes bagages un oiseau de bois blanc. Le problème, c’est qu’on ne peut pas parler d’esthétique sans parler du principe espérance et de l’existence du mal. Durant les longs hivers, les paysans de certaines régions de la Haute-Savoie avaient coutume de faire des oiseaux en bois pour les suspendre dans leurs cuisines, peut-être aussi dans leurs chapelles. Des amis qui voyagent m’ont dit avoir vu des oiseaux semblables, fabriqués selon le même principe, dans certaines régions de Tchécoslovaquie, de Russie et des Pays baltes. Il se peut que la tradition en soit encore plus répandue.
Le principe présidant au façonnage de ces oiseaux est très simple, même si faire un bel oiseau exige beaucoup d’adresse. On prend deux morceaux de bois de pin, d’environ douze centimètres de long et d’un peu moins de deux centimètres et demi de haut et de large. On les trempe dans l’eau pour assouplir le bois au maximum, puis on les taille. Un des morceaux forme la tête et le corps terminé par une queue en éventail, l’autre représente les ailes. Tout l’art tient au façonnage de la queue et des ailes. On taille chaque extrémité du bloc des ailes de façon à lui donner la forme d’une seule plume. Puis cette extrémité est découpée en treize minces lamelles qui sont alors délicatement ouvertes, l’une après l’autre, en éventail. On procède de même pour la seconde aile et pour les plumes de la queue. On assemble alors en croix les deux morceaux de bois et l’oiseau est terminé. Aucune colle n’est utilisée, mais seulement un clou, là où les deux morceaux se croisent. Très légers – leur poids oscille entre soixante et cent grammes –, ces oiseaux sont d’habitude suspendus à un fil fixé à un surplomb de la cheminée, ou à une poutre, pour qu’ils bougent sous l’effet des courants d’air.
Il n’est pas question de comparer un de ces oiseaux à un autoportrait de Van Gogh ou à une crucifixion de Rembrandt. Il s’agit d’objets simples, fabriqués de façon artisanale et selon un modèle traditionnel. Mais leur simplicité même permet de distinguer les qualités qui font leur agrément et leur mystère aux yeux de tous ceux qui les voient.
Premièrement, on a affaire à une représentation figurative – on regarde un oiseau, plus précisément une colombe, qui est apparemment arrêté en plein vol. L’objet renvoie donc au monde naturel environnant. Deuxièmement, le choix du sujet (un oiseau qui vole) et le contexte dans lequel il est placé (à l’intérieur de la maison où il est peu probable de trouver de vrais oiseaux) rendent cet objet symbolique. Ce symbolisme primaire rejoint alors un symbolisme plus général d’ordre culturel. Un grand nombre de cultures attribuent des significations symboliques aux oiseaux, aux colombes en particulier.
Troisièmement, il y a le respect pour le matériau utilisé. Le bois est façonné selon ses qualités propres de légèreté, de flexibilité et de texture. En le regardant, on est surpris de voir avec quel bonheur le bois devient oiseau. Quatrièmement, il y a unité et économie formelles. En dépit de l’apparente complexité de l’objet, la grammaire qui préside à sa fabrication est d’une simplicité qui frise l’austérité. Sa richesse est le résultat de répétitions qui sont aussi des variations. Cinquièmement, cet objet fabriqué par l’homme suscite une sorte d’étonnement: comment diable a-t-il été fait? J’ai donné plus haut quelques indications grossières, mais celle ou celui qui ne connaît pas cette technique a envie de prendre la colombe dans la main et de l’examiner attentivement pour découvrir le secret de fabrication qu’il recèle.
Ces cinq qualités, quand elles sont perçues comme un tout avant que l’analyse ne les distingue, provoquent le sentiment, à tout le moins momentané, de se trouver devant un mystère. On regarde un morceau de bois qui est devenu oiseau. On regarde un oiseau qui est, d’une certaine manière, plus qu’un oiseau. On regarde quelque chose qui a été façonné avec un savoir-faire mystérieux et une sorte d’amour.
Jusqu’ici j’ai tenté d’isoler les qualités de l’oiseau blanc qui suscitent une émotion esthétique. (Bien qu’il désigne un mouvement du cœur et de l’imagination, le terme «émotion» prête ici à confusion, car ce à quoi nous avons affaire n’a pas grand-chose à voir avec nos autres émotions, surtout parce que le moi est ici davantage en suspens.) Pourtant toutes mes définitions éludent la question essentielle. Elles réduisent l’esthétique à l’art. Elle ne disent rien des rapports entre l’art et la nature, entre l’art et le monde.
Devant une montagne, un désert juste après le coucher du soleil, ou devant un arbre fruitier, on peut aussi éprouver des émotions esthétiques. Il nous faut donc recommencer, mais cette fois non pas à partir d’un objet façonné par l’homme, mais à partir de la nature dans laquelle nous naissons.
Le fait de vivre en ville a toujours eu tendance à engendrer une conception sentimentale de la nature. On pense à elle comme à un jardin, à une vue qu’encadre une fenêtre, ou encore à un cadre où exercer notre liberté. Les paysans, les marins et les nomades ne s’y sont pas laissés prendre. La nature, c’est de l’énergie et de la lutte. C’est ce qui existe sans rien promettre. Si l’homme la considère comme un cadre ou un décor, il la lui faut concevoir comme un décor qui se prête indifféremment au mal et au bien. Son énergie est affreusement indifférente. La première nécessité de la vie, c’est de s’abriter, de s’abriter de la nature. La première prière est demande de protection. Le premier signe de vie est la douleur. Si la Création a un but, il s’agit d’un but caché qui ne peut se découvrir qu’intangiblement au sein des signes, jamais par l’évidence concrète de ce qui arrive.
C’est dans cet âpre contexte naturel que se fait la rencontre avec la beauté et, de par sa nature même, cette rencontre est soudaine et imprévisible. Le coup de vent s’épuise et la mer change de couleur, d’un gris merdeux elle éclate en bleu-vert. Sous le rocher tombé d’une avalanche perce une fleur. Au-dessus du bidonville, la lune se lève. Par ces exemples spectaculaires j’entends insister sur l’âpreté du contexte, mais nous avons tous à l’esprit d’autres exemples quotidiens: de quelque manière qu’elle se fasse, cette rencontre avec la beauté constitue toujours une exception, quelque chose qui se produit toujours malgré. Et c’est pour cela même qu’elle nous émeut.
On peut certes défendre l’idée que c’est la fonction qui est à l’origine de la manière dont la beauté nous émeut. Les fleurs sont promesse de fertilité, le coucher de soleil rappelle la chaleur du foyer, le clair de lune rend la nuit moins obscure, les brillantes couleurs des plumes d’un oiseau constituent (même pour nous et de manière atavique) un stimulant sexuel. Pourtant, une telle conception me paraît bien trop réductrice: la neige ne sert à rien, un papillon n’a pas grand-chose à nous offrir.
Il va de soi que la gamme des choses qu’une communauté donnée trouve belles dans la nature dépend de ses moyens de survie, de son économie et de sa géographie. Il y a peu de chance pour que les Esquimaux trouvent belles les mêmes choses que les Ashanti. Au sein des sociétés de classes modernes, les déterminations idéologiques sont complexes: on sait, par exemple, que la classe dirigeante anglaise au xviiie siècle n’aimait pas voir la mer. De même, l’usage social qu’on peut faire d’une émotion esthétique change avec le moment historique: la silhouette d’une montagne peut représenter la demeure des morts ou un défi à l’initiative des vivants. L’anthropologie, l’étude comparative des religions, l’économie politique et le marxisme l’ont rendu évident.
Et pourtant, il semble y avoir certains éléments constants que toutes les cultures ont trouvés beaux: au nombre de ceux-ci figurent les fleurs, les arbres, des formes de rochers, les oiseaux, les animaux, la lune, l’eau qui coule…
Il faut bien admettre qu’il y a comme une coïncidence ou, peut-être même, une harmonie des points de vue. L’évolution des formes naturelles et l’évolution de la perception humaine ont coïncidé pour produire le phénomène de reconnaissance potentielle: ce qui est et ce que nous pouvons voir (et sentir aussi parce que nous le voyons) se rencontrent parfois en un point d’attestation. Ce point, cette coïncidence, a deux aspects: ce qui a été vu se reconnaît et s’atteste et, en même temps, celui qui voit s’atteste par ce qu’il voit. On se trouve un bref instant – et sans avoir les prétentions d’un créateur – dans la position de Dieu au premier chapitre de la Genèse… Et Il vit que tout cela était bon. L’émotion esthétique devant la nature provient, je pense, de cette double attestation.
Mais nous ne vivons pas au premier chapitre de la Genèse. Pour adopter la chronologie biblique, nous vivons après la Chute. En tout cas, dans un monde de souffrance où le mal est endémique, un monde où les événements ne confirment pas notre Être, un monde auquel il nous faut résister. C’est dans une telle situation que le moment esthétique offre l’espérance. Que nous trouvions beaux un cristal ou un coquelicot signifie que nous sommes moins seuls, que nous sommes plus profondément insérés dans l’existence que le cours d’une seule vie pourrait nous le faire penser. J’essaie de décrire aussi exactement que possible l’expérience en question; mon point de départ est phénoménologique, non pas déductif; sa forme, perçue en tant que telle, devient un message que l’on reçoit, mais qu’on ne peut traduire parce que, en elle, tout est instantané. L’espace d’un instant, l’énergie de notre perception devient inséparable de l’énergie de la création.
L’émotion esthétique que suscite en nous un objet fabriqué par l’homme – comme l’oiseau blanc dont je suis parti – est un dérivé de l’émotion que nous éprouvons devant la nature. L’oiseau blanc est une tentative pour traduire le message reçu d’un oiseau réel. C’est l’effort pour transformer l’instantané en permanent qui a permis à tous les langages de l’art de se développer. L’art suppose que la beauté n’est pas une exception – qu’elle n’existe pas malgré – mais qu’elle est le fondement d’un ordre.
Il y a plusieurs années, j’ai écrit, en considérant la face historique de l’art, que je jugeais d’une œuvre en me demandant si elle aidait ou non les hommes du monde moderne à faire valoir leurs droits sociaux. Je n’ai pas changé d’avis. Mais l’autre face de l’art, sa face transcendantale, pose la question du droit ontologique de l’homme.
L’idée que l’art est le miroir de la nature est de celles qui ne plaisent qu’aux périodes de scepticisme. L’art n’imite pas la nature, il imite une création, parfois pour proposer un monde autre que le monde réel, parfois simplement pour amplifier, pour confirmer, pour faire pénétrer dans la société le bref espoir offert par la nature. L’art est une réponse organisée à ce que la nature nous permet parfois d’entrevoir. Il entreprend de transformer la reconnaissance potentielle en reconnaissance qui ne cesse point. Il proclame l’homme dans l’espoir de recevoir une réponse plus sûre… la face transcendantale de l’art est toujours une forme de prière.
L’oiseau de bois blanc se balance dans l’air chaud qui s’échappe du poêle dans la cuisine où les voisins sont en train de boire. Dehors, par moins 25° centigrades, les vrais oiseaux meurent de froid!

 

OUVRAGE ÉPUISÉ

«Les lieux, je les visite. Les années, je les vis. Ceci est un livre sur la fidélité aux rendez-vous (il en est que j’ai manqués, mais c’est une autre histoire). Chaque évocation commence par une image suscitant quelque chose du lieu où s’est produite la rencontre. Certains de ces lieux ne sont pas faciles à trouver sur une carte, d’autres oui. Mais tous, bien entendu, ont été visités par d’autres voyageurs. J’espère que les lecteurs se surprendront à dire : “Moi aussi, j’y ai été…” » Les lumineux essais qui constituent ce livre nous donnent à voir le monde comme le voit John Berger, à explorer les thèmes suggérés par l’œuvre d’Henri Moore, de Turner, de Calvino, de Whitman ou encore à contempler le spectacle d’un ours qui danse, une exposition de photographies sur la mine, la forme d’une ville…

OUVRAGE ÉPUISÉ

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Fidèle au rendez-vous
Le sommaire

Table
Note au lecteur
Mineurs
Ev’ry time we say goodbye…
Ce qui est tenu
Un tas de merde
Mère
Une histoire pour ésope
Le Palais idéal
Orlando Letelier, 1932-1976
Imaginer Paris
Une manière de partage
Le christ des paysans
Un secret professionnel
L’Ours
Théâtre de singe
Petite enfance
Le contraire du nu
Un intérieur
Dessiner sur papier
Quelle vitesse?
Zone érogène
Perdus au large du cap Wrath
Une réponse différente
L’âme et l’opérateur
Napalm 1991
La troisième semaine d’août 1991


Lire un extrait

Fidèle au rendez-vous
Extrait
Mineurs
Quand c’est la cause juste qui est mise en échec, quand ce sont les gens courageux qui sont humiliés, quand on traîne dans la boue des hommes qui ont fait leurs preuves au fond des puits et sur le carreau des mines, quand on chie sur la noblesse du cœur, que, dans les tribunaux, les juges gobent des mensonges et que les calomniateurs touchent, pour calomnier, des salaires qui permettraient de faire vivre une douzaine de familles de mineurs en grève, quand les Goliaths de la police et leurs matraques sanglantes se trouvent, non pas aux assises, mais au tableau d’honneur, quand on déshonore notre passé et qu’on ignore, avec des sourires bêtes et méchants, ses promesses et ses sacrifices, quand des familles entières en viennent à soupçonner ceux qui exercent le pouvoir d’être sourds à toute revendication raisonnable et qu’il n’y a aucune instance d’appel, quand, progressivement, vous vous rendez compte que, malgré tous les mots du dictionnaire, malgré ce que dit la reine ou ce que rapportent les journalistes parlementaires, quel que soit le nom dont s’affuble le système pour masquer son impudence et son égoïsme, quand, dis-je, progressivement, vous vous rendez compte qu’Ils sont bien décidés à vous briser, à briser votre patrimoine, vos talents, vos communautés, votre poésie, vos associations, vos foyers et, chaque fois que c’est possible, les os de votre corps, quand les gens finissent par se rendre compte de cela, il se peut qu’ils entendent aussi, dans leur tête, sonner l’heure de l’assassinat, de la vengeance justifiée. Pendant des nuits d’insomnie ces dernières années en Écosse et dans le sud du Pays de Galles, dans le Derbyshire et dans le Kent, dans le Yorkshire, le Northumberland et le Lancashire, ils sont nombreux, j’en suis sûr, allongés sur leur lit et songeurs, à avoir entendu cette heure sonner. Et rien ne saurait être plus humain, plus tendre, que cette vision de gens sans pitié exécutés par ceux qui en sont remplis. C’est ce mot «tendre» que nous chérissons et qu’Ils sont à tout jamais incapables de comprendre car Ils ne savent pas à quoi il se rapporte. Cette vision surgit partout dans le monde en ce moment. En ce moment même, on rêve aux héros exterminateurs et on les attend. Les gens sans pitié les craignent déjà, mais, moi, je leur rends grâce: vous aussi, peut-être.
Un héros de cette sorte, je suis prêt à le protéger par tous les moyens en mon pouvoir. Pourtant imaginons qu’il soit sous mon toit, et qu’il me dise qu’il aime le dessin ou, à supposer qu’il s’agisse d’une femme, qu’elle me dise qu’elle a toujours rêvé de peindre mais n’en a jamais eu ni le temps ni l’occasion; si c’était le cas, je crois que je leur répondrais à l’une ou à l’autre: «Bon, si tu le veux, la tâche que tu entreprends, il est possible que tu puisses l’accomplir autrement et que ton action soit, ainsi, moins discutable et qu’elle ne retombe pas sur tes camarades. Je suis incapable de te dire ce que l’art accomplit et comment il le fait, mais je sais que, souvent, l’art a jugé les juges, plaidé la vengeance aux innocents et montré à la postérité les souffrances passées, et que, lorsqu’il l’a fait, il a échappé à l’oubli. Je sais aussi que, quelle qu’en soit la forme, les puissants redoutent l’art et que cet art circule parfois dans le peuple comme une rumeur et une légende, parce qu’il donne sens à tout ce que les brutalités de la vie ont d’inexplicable, sens qui nous unit car il est inséparable d’une justice enfin rendue. Quand il agit ainsi, l’art devient le lieu de rencontre de l’invisible, de l’irréductible, de la résistance, du courage et de l’honneur.

 

OUVRAGE ÉPUISÉ