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Ludovic | DEGROOTE

À partir d’une tragédie intime (une jeune fille meurt dans un accident de voiture sur les routes de l’Angleterre), quatre voix prennent la parole pour entreprendre de raconter, et pour dire à leur manière la douleur : la morte elle-même (monologue de Godeleine), son père (monologue du père), sa mère (monologue de la mère) et son petit frère (monologue de ludo) qui plus jamais ne sortira de ses sept ans…

 

Monologue – Ludovic Degroote 2012

C’est le récit haché d’un épisode de l’adolescence qui ne pouvait se dire que dans une langue hachée : deux versions tête-bêche (Un petit viol / un autre petit viol) tâchent de raconter un événement dont les suites ne sont pas épuisées, qui font comme deux récits au milieu desquels l’enfermement ne sort pas de lui-même ça aurait pu être un conte de fées, si les fées mâles existaient pour les adolescents, et si on pouvait se grandir de ce qu’on a vécu deux récits (l’un chronologique, l’autre alphabétique) dont les mots sont identiques et le sens différent en somme c’est quelque chose de bêtement humain il s’agit donc d’un adulte dont on ne sait s’il est coupable et d’un adolescent dont on ne sait s’il est victime or comme il n’y a pas de fées mâles, restent les questions, les failles et les débris près de trente-cinq ans plus tard, la forme s’est trouvé un espace pour tenter de faire tenir ensemble ces ruptures par lesquelles une vie semble continue dès lors qu’on s’y enfouit et qu’on s’y tait.

«Je suis né le 2 avril 1920 à Hazebrouck, au 41 de la rue du Rivage, et mort à La Madeleine le 9 juin 1989, 143 avenue de la République. Né chez moi, mort chez moi. Entre ces deux dates, ma vie. Je crois qu’en mourant j’ai laissé quelque chose qui ne m’appartenait plus. Quelque chose que je n’ai jamais dit ni même raconté ni même cherché à exprimer, mais qui a constamment été là, fait de fragments, de bribes, de bouts, auxquels les limites déterminées par mes dates de naissance et de décès donnent, sinon un sens, du moins une espèce d’unité.»

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69 vies de mon père
L’extrait

(Pages 7-15)

Prologue
Je suis né le 2 avril 1920 à Hazebrouck, au 41 de la rue du Rivage, et mort à La Madeleine le 9 juin 1989, 143 avenue de la République. Né chez moi, mort chez moi. Entre ces deux dates, ma vie. Je crois qu’en mourant j’ai laissé quelque chose qui ne m’appartenait plus. Quelque chose que je n’ai jamais dit ni même raconté ni même cherché à exprimer, mais qui a constamment été là, fait de fragments, de bribes, de bouts, auxquels les limites déterminées par mes dates de naissance et de décès donnent, sinon un sens, du moins une espèce d’unité. En mourant il me semble avoir abandonné quelque chose qui ne m’appartenait pas, dès le début, quelque chose qui au fond faisait que je n’étais même pas le début, qu’il n’y avait pas de commencement mais une simple inscription dont la complication provenait de ce que je cherchais à lui fournir un sens et une unité. Un peu comme lorsqu’on entre quelque part, on laisse son manteau au vestiaire, et puis, à la fin, quand on repart, on le reprend; ça n’est pas ça qui donne du sens à la visite, ça en indique juste l’heure.

2

Au bord de l’escalier

Mon père est là au bord de l’escalier, le pied droit posé sur la première marche, la main gauche en appui à moitié sur la boule de cristal taillé jauni qui enroule la rampe, enroulé c’est beaucoup dire car une boule qui enroulait une rampe c’était bien celle de l’immeuble de Bonne-Maman rue Jean Ferrandi, voilà une époque, ici c’est le bruit d’un parquet qui craque mal, avec des tapis en moins, et l’ajout du sommeil des enfants qui m’emmène loin du mien, il va plutôt sur la décision de monter, de franchir ce pas qui le séparerait de sa mémoire là, une image qui le retiendrait au bord de lui-même, un gouffre, moi qui ai fait la Tournette avant-guerre par deux fois dans la journée, et le Mont-Blanc avec mon frère Yves, tant de vertige aujourd’hui et cette chaleur interne de l’âge qu’on monte sans effort ni sans plus penser où ça peut s’arrêter, ce bout qu’on décale, et pourtant un jour on atteint les choses avec de la souffrance mon Dieu mon Dieu je vous offre cette souffrance ma mort et celle de ma fille et celle des autres à venir prenez ma pauvre souffrance jamais je ne pourrais l’oublier comment l’accepter sans vous, il est là au bord de l’escalier dans le bruit de sa main qui glisse, dans ce bruit, sa main glisse, dans ce bruit froid de la main, au bord de ce bruit qu’il sa main jaune il la passe sur sa main il la passe.

3

Les escaliers branlants

Lorsque nous nous établissions à Brunehautpré pour les vacances, ce qui me fascinait le plus c’était ce petit escalier branlant qui avait été rajouté dans une vieille grange connue par la région à cause de l’épaisseur de ses murs dont les pierres avaient conservé, à la fois régulière et impossible, leur taille du xiiie siècle; il y avait dans chacune de ces marches qui semblait refuser de mener à la suivante un doute qui m’envahissait et me ramenait à la sensation de mon propre corps, alors que je dévorais quatre à quatre tous les autres escaliers, en pure insouciance; elles prenaient dans leur difficulté même et ce renvoi à moi-même une espèce d’existence qui ne me compliquait pas, mais me rendait tout simplement à mon existence; et chaque marche dès lors me conduisait en même temps dans une libération de mon esprit et le sentiment profond d’une habitude étrange qui échappait aux habitudes tout en se rappelant à une expérience que j’avais déjà vécue.

Rien là-haut ne semblait se charger d’autre chose que de la seule jouissance d’y avoir accédé; d’ailleurs il ne restait plus de l’ancien étage que l’amélioration des rendements avait nécessité à la fin du siècle dernier qu’un petit carré dans lequel je pouvais me tenir seul, et qui ôtait ainsi tout intérêt pour la fratrie et les cousins, puisqu’on n’y tenait qu’un. Seule donc la jouissance d’y avoir accédé pouvait expliquer ce goût, et c’est dire également le plaisir croissant d’en braver les étapes, dans l’obscurité demi passagère de cette immense grange aux ouvertures étroites, avec ces ombres vite franchies au dehors des nuages, et ce silence que me réservaient les marches un peu mobiles.

J’y construisais des histoires, avec des bruits qui avaient des pieds partout; les mots montaient en même temps que moi, en s’accrochant où ils pouvaient et dans l’espoir qu’ils tiendraient le coup; y arriver ne menait finalement nulle part: il n’y avait plus qu’à redescendre, plus vite et comme débarrassé.

Tu vois comme j’essaie de te raconter ça, comme du passé. trop joliment construit.

4

Le front

Je pose la main sur le front, je ne pose pas la main sur le front mais deux doigts, en appui, ou peut-être quatre, je ne me souviens plus précisément, il faudrait pour cela que je retourne au vivant, à ce qui me reste de mon vivant, moi qui au moment de mourir ai tout oublié, ou de photos, je me rappelle une photo, moi qui n’ai aucune mémoire des dates et qui m’en fous tu devines, je me rappelle très bien cette photo, c’était en 78, difficile d’en savoir plus, ou en 76, c’est moi dans la bergère et j’ai le front qui repose au bout de quatre doigts, un bord latéral, on a dit un moment que cette photo c’était moi, cette façon de se retrouver c’est moi.

Je suis dans mon bureau je pose la main sur le front, qu’est-ce que je vais faire de cette brasserie bon sang, qu’est-ce que je vais faire de tout cet argent perdu, qu’est-ce que je vais faire de tout ce passé auquel je n’ai rien demandé, qu’est-ce que je peux faire de moi?

Alors voilà comment on croit qu’on naît.

La vie me préoccupe, et je n’avais rien demandé; c’est une attente comme une autre. Quand je te vois souvent, j’en ai mal aux yeux, et puis tant pis pour toi, j’en ai sauvé d’autres, et tant pis pour les autres, s’ils savaient tous comme je suis bien à cet instant présent. Chacun y pense ailleurs.

Je meurs, et toute ma petite famille autour – sauf Béa, pas arrivée à temps. Pas de chance pour un père qui meurt. Toute sa fille pas là, et dans ce désert de mes fils j’attends une voix, et rien qui vient, j’attends la voix de Godeleine, je suis en train de mourir, et j’ai du mal, les bruits s’extraient de ce qu’il me reste de vie pour dire que je suis déjà ailleurs, j’ai touché l’air et j’entends ma fille, pas la pas morte, je meurs un dernier coup, en apnée, je vois un garçon près de moi, un autre, un autre, je n’ai plus d’œil, je me secoue, je fais du bruit, je passe la langue partout, merci mon œil qui ribouldingue, merci mon Dieu, merci mes enfants, merci Geneviève, je meurs, passez-y votre main, chacun y sent son froid.

5

Chez nous on partage

L’esprit de famille, la religion, les volontés des parents, le désir de continuer, les terres, les fermes, les cafés, les maisons, les actions, les meubles meublants, chez nous on partage tout, et on se finit avec les cendriers ébréchés, les cendriers ébréchés c’est l’essentiel, parce que toute notre enfance les a eus sous les yeux, et qu’on tient tous chacun à l’ébréchure. Bien sûr il nous faut d’abord partager les autres choses et nous voudrions tirer au sort des lots équivalents mais certains ne sont d’accord ni sur l’équivalence ni sur le tirage au sort. Ce qu’ils aimeraient, c’est pouvoir mordre dans la part d’un ou deux autres, non par haine ou vengeance, puisqu’on a réglé le problème de l’amour – on s’aime tous comme le souhaitaient nos parents – mais par goût, c’est dans leur nature; alors d’autres y sont prêts, ils ont mieux intégré la demande forte des parents et renoncent à l’absence de souffrance en offrant le surcroît de leur malheur à Dieu, se rappelant ainsi la parole de l’Évangile qui dit que Dieu favorisera l’intérêt 1. de ceux qui donnent, 2. de ceux qui aiment bien se faire pitié, sans parler 3. de ceux qui cumuleraient les deux placements. Par ailleurs d’aucuns pensent que tel ou tel lot leur conviendrait mieux pour des raisons variées: commodité géographique, proximité onomastique, superstition, premiers émois sexuels, espoir de rentabilité accrue, etc. Chez mon père c’était plutôt comique, puisqu’il expliquait à sa sœur unique que son statut de femme mariée sans enfant probable induisait qu’il valait plus pour chacun que lui-même héritât aux 4/5. Je ris tout haut en pensant à cela. Je ne ris plus du tout en pensant à nous. Car chez nous on partage, mais c’est plus difficile pour certains, et plus on avance plus c’est douloureux pour eux de devoir renoncer. C’en est à croire que l’un ou l’autre serait prêt à abandonner sa part de cendrier si, et je saisis aussi ce qui se passe en moi, je ne dérobais à son insu de brèves œillades vers une ébréchure négligemment posée près de lui.