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CHRISTIAN GODIN La Totalité – Prologue

Prologue: Pour une philosophie de la Totalité

(Préface de François Dagognet)

Le Prologue justifie l’entreprise en la plaçant dans une perspective critique à l’égard des courants qui, depuis trente ans, semblent dominer la pensée contemporaine. L’Idée de Totalité a été victime d’un double et radical soupçon: idée vide d’une part, idée métaphysique par excellence; idée dangereuse, d’autre part, comme le montre assez le totalitarisme. Le projet d’une totologie qui serait philosophie positive de la totalité est double: d’abord en finir avec une certaine paresse du fragment et de l’inachevé où se sont complu tant de pensées actuelles; ensuite lever la double hypothèque métaphysique et totalitaire en montrant que l’idée de totalité est nécessaire aussi bien au projet scientifique qu’à la réalisation de l’universel humain, dans l’histoire.

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Prologue
Pour une philosophie de la Totalité
La préface de François Dagognet</div>
Les livres de philosophie actuellement s’accumulent. Il faudrait s’en réjouir, s’ils ne se ressemblaient pas. Mais ils ne sortent pas assez d’un cadre ou d’un espace convenu qui, à leur insu, les détermine ou du moins les oriente.
Le texte de Christian Godin — d’une audace sans pareille, avec une belle et rare violence — brise ce carcan.
Sur des bases neuves — celles de notre monde, traversé par une technique mondialisée, animé par une science en perpétuel dépassement, fêté par un art qui brise ses limites — sera réactualisée une philosophie d’inspiration hégélienne.
Mais insistons d’abord sur les rejets qui donnent tant de feu à ce texte programmatique :
Les philosophies de notre temps ont perdu ou refusé la totalité qui seule pourtant donne sens. Elles ont descendu en conséquence une pente nihiliste qui conduit au fragment, à la différence, au singulier, à la marge, parfois même au presque rien. Elles ont craint l’immense qu’il est facile de tenir pour creux ou de rendre équivalent à l’une de ces généralités qui ne contiendraient que du vague.
Corrélativement, elles ont rejeté le système et lui ont préféré l’aphorisme ou les miettes ou le particulier. Il s’ensuit l’afflux des préfixes quisignent la brisure (les dis-, les dif-, les dé-, à la place des syn- et des con-, indicateurs de la conspiration et des liens avec l’ensemble).
Christian Godin fulmine. Il s’en étonne d’autant plus que notre monde aurait dû inspirer l’élan contraire, puisque, partout, la totalité s’y manifeste. Mais pourquoi ce retrait d’un réel que, parfois, on feint de retrouver, alors que le philosophe s’en est éloigné ? Retenons une des nombreuses explications que le texte analyse : la totalité a été confondue avec  » le totalitarisme », bien que celui-ci soit plutôt son opposé, puisque, avec lui, il s’agit de la tyrannie d’une partie qui brise le tout et abîme la communauté. On a encore rapproché la totalité du syncrétisme qui fond les éléments et donc les méconnaît, ou encore il s’agit d’une vue globalisante qui nous mène là où, sans doute,  » toutes les vaches sont noires » ; pire encore, on a vu en ce projet une sorte d’illuminisme de type swedenborgien, non critique et transcendant ce qu’il prétend assumer.
Les philosophies les plus classiques sont également récusées et justement illégitimées : elles nous conduisent d’ailleurs dans l’impasse où s’attardent nos modernes.
Ni Descartes ni Kant ne résistent à la tempête qui secoue la philosophie. L » ego » cartésien participe à la  » détotalisation », le cogito naissant de la séparation d’avec le monde ; il s’emploiera à en reconstruire un, assurément, mais appauvri, fictif et trop soumis à la subjectivité qui en décide. Pour les mêmes raisons est récusé le transcendantalisme kantien, ainsi que tous ceux qui ne s’inquiètent que de la recherche des fondements (ou encore des origines). Le philosophe est invité, tout au contraire, à vivre l’émergence et le déploiement du contenu, au lieu de s’attarder sur les préalables ou les conditions de possibilité, d’autant que ces recherches le reconduisent vers la pure pensée. Retenons plutôt la formule selon laquelle  » c’est le pensé qui fait la pensée » (et non l’inverse).
Enfin, ces philosophies, en dépit de leur point de départ audacieux (elles sont décidées à s’inspirer de principes premiers et fondateurs), aboutissent au pire, c’est-à-dire à limiter la connaissance et à l’enfermer dans un champ qu’elles ne sauraient quitter.
Les philosophies du langage ne sont pas épargnées, arguments à l’appui. Pour ceux qui soutiennent que  » l’être est le langage », ils sont pris dans un piège, car ils retombent assez vite dans les mailles de l’idéalisme le plus classique, avec cette nuance que notre monde est encore plus volatilisé. L’hermétisme s’en suivra inévitablement : le penseur s’enfermera dans la forêt des mots (ou des idiotismes) afin de combler le vide, à moins qu’il ne préfère un formalisme de type séméiologique ou encore des débordements herméneutiques sans fin.

Mais quelle est la moisson, une fois l’ivraie écartée? Nous tenons, en effet, à rassurer le lecteur: il ne risque pas de stationner dans le « négatif ». Qu’il s’attende désormais à la joie que seule délivre l’architectonique. Avec une philosophie de la totalité, nous sommes assurés que la récolte ne décevra pas.
De ce travail herculéen, nous retiendrons au moins trois grandes prouesses : la première consiste à nous procurer l’exhaustion. Rien ne manquera, par principe : ni les premières totalités qui relèvent de l’imaginaire et engrangent le symbolique, ni les images et les mots qui ont orchestré la totalité, ni les totalités empiriques et partant manquées (au rang desquelles il faut compter le projet encyclopédique – une encyclopédie qui n’en finira pas de devoir se compléter et de prévoir des ajouts ou compléments), ni les globalisantes, comme la religion qui rentre dans ce cadre (car le globalisme n’est pas tout à fait la totalité, laquelle ne procède que par concepts), ni même les multiples tentatives de détotalisation car Christian Godin les fait rentrer dans son Arche de Noé, ni même les asystématiques qui s’avèrent, à leur tour et à leur insu, d’intrépides systématiciens, ni les totalités en cours, ni les totalités de type oriental, etc.
Bref, nous sommes mis en présence d’un ensemble torrentiel, qui donne au philosophe-lecteur la joie, celle que procure un tout, débordant mais contrôlé.
Seconde prouesse : la totalité définit l’âme même de la philosophie qui se reconnaît en elle. Mais cette totalité ne se caractérise pas comme un bloc : en elle scintillent des différences comme des parties. Il importe de concevoir que, hors du tout, il n’y a d’ailleurs pas de parties ; celles-ci n’existent que par et en lui. En conséquence, Christian Godin — en vue de constituer sa philosophie de la totalité des totalités — se doit de répartir les totalités nécessairement séparées et repérées. La totalité ne peut pas être une ou monolithique.
Les systèmes qui ont réfléchi différemment la totalité sont d’abord représentifiés et surtout regroupés selon une partition originale, puisque sont rapprochés ceux qu’on aurait pu croire éloignés et, inversement, sont disjoints ceux qu’on jugeait proches. Ici, nous bénéficions d’une distribution qui relève d’une philosophie au second degré. Quatre groupes ont été envisagés : les philosophies de la totalité actuelle, celles de la totalité impossible, celle de la totalité refusée et celles de la totalité potentielle. Travaillons, en conséquence, à revoir nos grilles, déclassons et reclassons!
Enfin et surtout nous avons quitté l’histoire de la philosophie traditionnelle, l’historiographique, la doxographique ou encore la triste (bien que parfois savante) monographique. Nous sommes invités à penser « une philosophie des philosophies ». Nietzsche rejoint audacieusement Leibniz, et nous l’acceptons, tant il importe de revoir « les parentés » et les proximités. La discussion topographiante des systèmes reste d’ailleurs ouverte : nous en profitons pour nous interroger sur la place d’Auguste Comte que nous aurions situé ailleurs.
Troisième prouesse et non la moindre — la science, l’art et l’histoire définissent la cohorte des totalités réalisées, chacune avec sa spécificité. Mais l’art peut tolérer l’inachevé ou même ne nous offrir que des ruines, voire supporter une mutilation, telle celle d’une statue à laquelle manquerait la tête. Cette absence ou cette sorte de lacune ne nuit pas à l’oeuvre (en somme, si la partie renvoie toujours à la totalité — la pars totalis —, la totalité peut, par sa puissance, se dispenser de telle ou telle partie).
La science, elle aussi, même lorsqu’elle semble se borner à un fragment ou entrer dans le minuscule (l’aile d’un papillon, la poussière, les seules traces), se lie encore et plus que jamais à la totalité dans laquelle nous entrons alors par « la porte étroite ».
La totalité équivaut au rationnel qu’il ne faut ni craindre ni diminuer, puisque avec lui et avec lui seul, se réconcilient le concept et le réel.

Projet titanesque ou pharaonique, glissera le sceptique, trop content d’entraver un teldéploiement. Mais, si on l’empêche ou le nie, il faut en accepter les conséquences, notamment la mort de la philosophie, parce qu’elle consiste justement en cette assomption (herculéenne) qui ne laisse rien en dehors d’elle et qui entend appréhender le réel en son entier.Pourquoi s’en tenir à ce qui est cassé, isolé, morcelé? Nous craignons trop que ceux qui perdent le monde, à force de le rétrécir ou de le borner, ne soient conduits dans les impasses de la subjectivité — l’enfer qui attend ceux qui ont refusé la voie royale qui nous porte sur les sommets, là où tout peut se découvrir et où rien n’est exclu. Nous avons tenu à indiquer au lecteur quelques repères, le chemin à emprunter pour entrer dans cette immensité qui nous sauve des théories souvent trop repliées ou trop réduites.
A la manière de saint Jean-Baptiste, nous annonçons la nouvelle d’une OEuvre inhabituelle, d’une étonnante vigueur et dont la vastitude n’est pas le moindre mérite.


Revue de presse

LIBERATION

(2 juillet 1998)
À l’heure où la pensée dutout est assimillée au totalitatime de la pemée, Christian Godin s’est donné la tâche pharaonique de colliger tout ce qui a été dit sur la totalité.

Un apologue indien raconte qu’un jour trois aveugles rencontrèrent un animal inconnu. La premier saisit la queue et conclut que la bête était mince, souple et poilue. Le deuxième tâta la trompe et déclara que la bête était un gros boa. Le troisième toucha une patte et en déduisit que l’animal était semblable à un arbre de la forêt. Aucun, naturellement, ne reconnut l’éléphant. Il est difficile en effet de se faire un image du tout quand on n’a que la partie. D’ailleurs, hors du tout, il n’y a pas de « parties », alors qu’un tout garde son sens si une partie lui fait défaut (encore faut-il savoir, il est vrai, de quel tout il s’agit, car, si un avion auquel à manque les ailes n’est pas un avion, un manuscrit incomplet, un tableau inachevé, une statue à laquelle il manque un bras ou la tête restent des œuvres d’art). Comment cependant peut-on avoir connaissance du tout? comment même « définir » la totalité, la délimiter, si, en lui fixant des limites, on laisse en dehors quelque chose qui lui échappe et qui n’en fàit donc plus une totalité? La pensée ne peut-elle sérieusement jouer qu’avec la singularité, le fragment, la différence? Hôlderlin n’avait sans doute pas tort de dire qu’ « il nexiste au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine ».
Christian Godin a déjà publié, de la Totalité, le Prologue et la section IV, complétés maintenant par la Section I, De l’Imaginaire au symbolique. Outre l’épilogue, prévu pour l’an 2000, cinq autres volumes sont à paraître. La totalité de la Totalité devrait composer un ensemble de près de… six mille pages! Il s’agit, on le voit, d’une entreprise intrépide. Il faut, en effet, n’avoir peur de rien pour envisager de donner, et donner effectivement, « une forme moderne, nouvelle, au projet hégélien d’encyclopédie philosophique ». Et ne pas craindre de ramer totalement à contrecourant, car s’il est une idée que la modernité à refoulée, bannie, étrillée, c’est bien celle de totalité, au point que toute pensée de la totalité a été, peu ou prou, assimilée au totalitarisme de la pensée. « Il faut faire voler le tout en éclat, désapprendre le respect pour le tout », prescrivait Nietzsche. On ne peut pas dire qu’il n’ait pas été écouté: de la philosophie à la science, de l’histoire à la sociologie ou à la psychanalyse, c’est toujours le particulier, le local, le singulier, le détail, le « cas », le « micro », la trace, le résiduel, l’antisystème qui ont été privilégiés. Comme l’écrit Gaudin, « tout conspirait chez Leibniz. Tout expire chez la plupart des philosophes contemporains. Déconstruction, disséminatiom déterritorialisation, différence, tout un courant de pensée contemporain travaille sur ces syllabes dé-, dis-, qui sont devenues, en remplacement des con- et sym- classiques, les préfixes fétiches de la modernité ». Ni l’homme, ni la nature, ni le monde n’ont plus été pensés comme des ensembles: si bien qu’à la pulvérisation du réel ou du sujet ont répondu l’hétérogénéité et l’incommensuranilité des discours. L’idée de totalité, dès lors, n’a pas seulement été vue comme une illusion ou un vieux songe évanoui — « norme éternelle » d’un monde d’harmonie dont on ne pourrait plus avoir que la nostalgie — mais comme une véritable nuisance: l’envie de totalisation, la propension à vouloir « tout » englober et assimilée au totalitarisme de la pensée. Si son entreprise semble téméraire, c’est naturellement que, voulant montrer qu’un  » rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie est possible et nécessaire », Christian Gaudin est obligé de balayer (au sens du balai et du regard) quasiment tout le champ philosophique (et esthétique, politique, technoscientifique, littéraire, psychanalytique, etc.), tel qu’il s’est constitué depuis plus d’un siècle, et, en même temps, doit se dissocier des « réhabilitations » de la Totalité faites par ceux qui en font une notion fétiche et « la portent en sautoir, comme un gri-gri », illuminés et charlatans de tout poil, adeptes des médecines « naturelles » ou du New Age, »holistes », mystiques, astrologues, adorateurs du Grand Tout et tutti quanti. Il faut dire que Christian Gaudin, qui n’avait jusqu’ici écrit que quelques ouvrages à visée didactique, retrousse ses manches et, crânement, attaque l’Everest: voulant extraire la notion de totalité de sa gangue métaphysique, il recense tout, reéertorie tour ce qui a été dit pour ou contre la totalité (le mot, la représentation iconique, le rêve, l’expérience, le concept, le mythe…), commence par le symbolique et analyse (Section 1) les modalités par lesquelles, dans le psychisme humain, et l’inconscient, se manifeste le désir d’ »être tout, faire tour, tout pouvoir, tout voir, tout avoir, tout savoir, tout dire », puis, (Section IV, Livre I) étudie la manière dont « les arts et la littérature de l’Histoire de l’humanité » ont pensé, rêvé, projeté, réalisé la totalité, en lui donnant une forme sensible, musicale, cinématographique, , plastique, architecturale… Ainsi passe-t-on — mais « systématiquement »! — des mutilations du corps aux totalisations du désir, des structures névrotiques aux schémas corporels, des inscriptions sur les vases grecs aux Recherches logiques de Husserl, des miniatures indiennes aux « nombres et lettres » des traditions pythagoricienne,kabbalistique, alchimique, taoïste, des ruines aux « cathédrales-somme », de la « dialectique du tout et des parties » chez Rodin à la théorie wagnérienne du drame, de Pessoa à l’Art total, de Rubens à Eisenstein ou à Godard. Une telle encyclopédie philosophique a de quoi « sonner » ou donner le tournis, d’autant que doivent arriver, encore, les volumes sur les Sciences, sur l’Histoire, sur la Philosophie…Saura-t-on décider, une fois qu’elle sera achevée, si  » le vrai est le tout » (Hegel) ou si « le tou t est le non-vrai » (Adorno) ? Sans doute pas. Mais une chose est sûre: Christian Godin, qui a autant de souffle que de culot, fait parler la philosophie comme elle avait cessé de le faire depuis belle lurette. D’une voix puissante et décidée. D’une voix de stentor.
Robert Maggiori.

ESPRIT

(octobre 2000)

Pour expliquer son entreprise gigantesque, qui se situe entre la réflexion sur les concepts et l’encerclement encyclopédique des notions, Christian Godin part du versant opposé à celui de la totalité. Il relève, à juste titre, l’existence d’une fascination moderne et contemporaine pour le fragment et le fragmentaire. Le monde ne fait plus un tout. Pire, le tout est soupçonné d’être forcément totalitaire. Nous vivons une époque de détotalisation.
« Avec le postmoderne on s’assure ses arrières — on sait d’avance qu’il n’y aura rien derrière. Le postmoderne est le n + 1 du temps » (p. 32).
Les préfixes  » dé « ,  » dis « ,  » dys  » sont les piliers de cette déconstruction.
Or, voilà le pas décisif à accomplir ou à refaire :
« S’il est un concept dont la pensée ne peut se passer, c’est bien celui de totalité. Caractère qu’il partage avec celui de vérité. »
Selon Christian Godin, la ruine de la totalité conduit à la ruine du sens. Aujourd’hui règne une pensée antisystématique qui fait comme si le totalitarisme avait été le produit de la raison. Pourtant, en pensant que la totalité mène forcément au totalitarisme, on a fait comme si l’interprétation totalitaire de la totalité allait de soi. Et surtout on a méconnu le fait que les totalitarismes ont été des détotalisations. Eesprit de notre temps est corrélé à un état affectif sensible à la contingence, la facticité, l’angoisse. À la fin du XXe siècle la  » totalité  » a été refoulée pour de bonnes et de mauvaises raisons. Et elle réapparaît malgré tout, mais sous la pire forme, le charlatanisme, la Schwärmerei, la pansophie vaguement mystique.
Contre cela, « un rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie, est possible, plus que possible même: nécessaire » (p. 43).
Le réel déborde la représentation que nous en faisons et mène donc à l’idée de totalité. Paradoxe étonnant, au moment où la science et la mondialisation rendent la totalité plus tangible, la philosophie refuse quasiment de considérer cette question. Comment refaire le lien entre philosophie et science ?
La science, dont l’histoire est avant tout conceptuelle, n’est en son fond que pensée (p. 113). Heidegger a tort de dire que  » la science ne pense pas « . Mépris ridicule et ronflant, par lequel le domaine de la pensée est restreint à la seule méditation philosophique et poétique afin de mieux en écarter la science. Bohr, Einstein, Heisenberg, Schrödinger ont été des philosophes authentiques. D’ailleurs leurs découvertes les y contraignaient. J’ose ajouter que si Aristote revenait parmi nous, il se reconnaîtrait sans doute plus dans les questions que se posaient Einstein et Bohr ou dans celles de la biologie que dans les dialectes heideggeriens ou déconstructionnistes. Aujourd’hui, même quand la philosophie n’ignore pas les sciences contemporaines ou ne les insulte pas, en général, elle les interprète mal. Elle en extrait des métaphores ou des simplifications parfois burlesques. Par exemple, dans les sciences récentes, l’incertitude affi chée correspond à un progrès de mesure et un progrès de connaissance. Déjà sur les notions élémentaires, le dialogue entre philosophie et sciences est beaucoup trop faible et superficiel. Quant à l’autre point de départ de Christian Godin, il est purement philosophique :  » L’idée de totalité est le postulat implicite de toute philosophie  » (p. 54). La totalité est un horizon de la pensée. La totalité n’est pas un fait mais une idée régulatrice, il n’y a pas de savoir total (p. 55). Ce qui nous rappelle, à bon escient, que tout constat d’inachèvement se fait sur l’horizon de la totalité (p. 116). Entre micro et macro, quelle rupture et quelle continuité ? La question est au moins ouverte (p. 118).
La philosophie n’est plus la science, ni la vérité, mais rien n’empêche qu’elle se consacre au déploiement de la totalité. Et à l’universalité éthique et esthétique.  » Dès que l’on n’envisage pas le tout, il n’y a pas de philosophiel. »
« Pour la première fois de l’Histoire, une civilisation peut se dire héritière de toutes les autres. Il est certain que cette mémoire totale s’est payée au prix fort d’un immense oubli: les signes ont remplacé presque partout les gestes et les objets. Nous n’avons plus les objets de nos ancêtres, ni leurs gestes, mais nous accumulons et sauvegardons leurs signes. Le patrimoine s’est toujours constitué sous la menace pressante de la destruction » (p. 132).
« De même que le vrai infini, selon Hegel, est relationnel et non pas substantiel, on pourrait établir que la vraie totalité est non pas substantielle (le tout, tout) mais relationnelle  » (p. 63).
Ceci nous mène tout droit à une réflexion sur la relativité, en tant que concept scientifique, en tant que mesure d’une relation et relation d’une mesure, et non en tant que relativisme. Totalité et infini, totalité et relativité doivent être conjugués beaucoup plus qu’opposés.
C’est par les réflexions liminaires, que je viens de présenter et commenter, que Christian Godin annonce et justifie son projet de réflexion sur la notion de totalité dans toutes ses manifestations. Ce travail de reconstruction est en cours. Trois volumes sur six annoncés ont été publiés..
Dans son premier volume, trop touffu, pour être analysé ici, Christian Godin réfléchit sur la distinction To olon / To Pan, tout intensif / tout extensif, whole / all. Le tout comme structure (to holon) et le tout comme collection (to pan): il y a là une mine pour la réflexion philosophique et scientifique.
Doit-on en conclure que la totalité, pour être nécessaire, est une notion élémentaire, facile? Le  » je ne méprise rien  » de Leibniz,  » la vue d’ensemble  » de Comte que Christian Godin reprend à son compte (p. 71) ne sont pas sans risque et ne supportent pas la médiocrité. L’ambition systématique de Leibniz et plus encore celle de Hegel ont été dangereuses. Mais le sont-elles plus que la spécialisation sans frein ? Quoi qu’il en soit, rappelons que la prétention de posséder un savoir absolu sur la totalité est inquiétante et déraisonnable. Certes chez Hegel, la démesure était modérée par le fait que la totalité n’était perçue qu’a posteriori (l’oiseau de Minerve s’envolant au crépuscule) et par l’idée d’une progression lente et dialectique de l’Histoire, impossible à forcer. Et la prétention hégélienne s’accompagnait d’une certaine modération politique, parce que l’essentiel de l’Histoire était joué, et surtout parce que Hegel avait constaté que le processus révolutionnaire tombait dans l’impasse de la violence. Cette modération fut balayée par certains disciples. Alors, en effet, savoir total devient pouvoir total, puis violence totalitaire. Idée devient idole, visée devient vision, intention devient prétention.
Kant avait souligné ce danger. La totalité et le système sont des idéaux philosophiques, non des savoirs. Parler au nom de l’Absolu conduit à occuper follement le point de vue de Dieu. L’esprit critique doit commencer par reconnaître que, de notre point de vue humain, la totalité n’est pas accessible. Le voyage de la connaissance sera toujours inachevé. Ceux qui prétendent posséder le savoir de la totalité refusent de voir les limites de toute connaissance et de toute action humaines.
Mais quand sont évitées ces folies totalitaires (réductrices et fermées) plus que totalisantes (c’est-à-dire ouvertes, infinies et sensibles à la relativité), alors, loin de s’en méfier, il faut rappeler que l’exigence de totalité est enracinée dans la raison humaine. La totalité n’est qu’un horizon, mais cet horizon ne peut être éliminé, il est inhérent à la pensée humaine, y compris comme connaissance des limites. Du moins, c’est ce qui apparaît en lisant Christian Godin, faute d’avoir pu lire pour l’instant le volume consacré à la philosophie de la totalité dans la philosophie même.
Si nous devenons les observateurs de la totalisation plus que de la totalité, en procédant par curiosité scientifique plus que par prétention ontologique, et en tant que question plutôt que réponse, non seulement la connaissance de la totalité ne nous apparaît pas en déclin mais en progrès. Bien sûr, il y a le fait de la mondialisation historique. Ses derniers épisodes sont frappants, mais c’est surtout l’accumulation et l’échange des connaissances depuis deux siècles qui nous ont ouvert les portes d’une connaissance, non pas unifiée, mais multiple et complète dans toutes les disciplines, toutes les cultures, les langues et les époques.
Plus encore, les sciences contemporaines ont progressé dans les conceptualisations. La relativité physique, par exemple, est un gain de mesure et une meilleure forme de connaissance de la généralité de l’univers à travers la connaissance de la particularité de chaque point de vue. Non seulement nous constatons que les lois physiques sont les mêmes partout, mais nous sommes parvenus à connaître en quoi chaque situation constitue un point de vue différent sur ces lois et, en partie, à comprendre et mesurer pourquoi.
Le savoir est illimité, la vie est limitée, et la cause désespérée, selon Zhuangzi. Soit, cependant la connaissance des limites n’est pas une connaissance parmi d’autres mais une connaissance supérieure. Le sage chinois disait la même chose que Héraclite et tous deux se rejoignent dans le dédain de la polymathie, de l’encyclopédisme toujours épuisant et parfois brouillon. Et pourtant, le point de vue contraire est tout aussi légitime. La brièveté de la vie humaine, les ridicules du pédantisme, la nécessité du loisir ne rendent que plus noble, plus tragique en un sens, le désir d’inconnu qui se manifeste dans le désir de connaissance. Ce désir de connaître des choses multiples et diverses, et de les connaître bien, autant que  » libido sciendi « , est marque d’humanité, et d’autant plus que ce désir connaît d’avance son échec. Dans cet effort dérisoire demeure l’idée que l’Humanité, comme tout, tirera profit (peut-être) de ces efforts individuels qui, quoique dérisoires, sont eux-mêmes bâtis sur des millions d’efforts humains préalables.
Gil Delannoi

biographie

Agrégé de philosophie et docteur ès lettres, Christian Godin est maître de conférences de philosophie à l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand. François Dagognet a soutenu avec ardeur son magistral travail encyclopédique sur le concept de totalité (La Totalité, 6 volumes, Champ Vallon).
Outre la douzaine de livres parus chez Champ Vallon, Christian Godin a publié depuis bon nombre d’ouvrages de philosophie pour des publics différents, comme Faut-il réhabiliter l’utopie ? ou Négationnisme et totalitarisme (Pleins Feux), La Nature (Éditions du temps), Au bazar du vivant. Dialogue avec Jacques Testart (Seuil) ; Dictionnaire de philosophie (Fayard/Éditions du temps) ; La Philosophie pour les Nuls ou Vivre ensemble ; Éloge de la différence (avec Malek Chebel) (First Éditions) ou encore Le Pain et les miettes (Klincksieck).

Christian Godin, La Totalité, Prologue, édition Champ Vallon