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DENIS BOURGEOIS Cocagne

Récit

Le récit est le voyage, son exergue aussi, seuls comptent les voyages intérieurs, je vois, le déroulement des opérations, je crois raconter un pays, plusieurs, des régions du monde, le Caucase, la frontière afghane, le sous-continent indien, je les ai traversées, en fait, je raconte ma dissolution, dans le récit, je m’applique à décrire, je m’éloigne, vers l’horizon, je suis plus qu’un point, très loin, j’y vois la limite du témoignage, personne peut écrire la totalité, le temps se délite, sombre, reste une trace, la seule, je reconstitue une parole, un monde, je révèle un récit, rien d’autre, ni mensonge, ni vérité, le récit se déroule, se dissipe, c’est tout.
D.B.

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Cocagne
L’extrait

l’errance des nomades est seulement formelle, car elle est limitée à des espaces uniformes

Halimi citant Debord citant Hegel

un wagon de troisième classe, juste derrière la locomotive, des lits, en haut, en bas, en travers, un genre de dortoir, rudimentaire, une préposée, ukrainienne, loue des draps, pour la nuit, à l’entrée, un videur, façon médaille de bronze de judo, je fume, du haut de ma couchette, Bakou-Makhachkala, des filaments de braise s’éparpillent, des alcooliques s’écharpent, à l’autre bout du wagon, le gros, le videur, intervient, en étrangle un, se lasse, un vieux, maigre, la tignasse grise en pétard, traverse le wagon, beugle, le couteau à la main, les gens s’écartent, la chemise maculée du sang d’un gnon, volte-face, il repart à la curée, des petites filles en pleurs, tout ça tourne en eau de boudin, les beuglements, les étranglements, deviennent intermittents, la milice du train met près d’une heure à embarquer les pochetrons, des femmes déballent concombres, pêches sauvages, pilons de poulet, pain azéri, boulettes de viande noire, elles m’invitent à partager leur repas, je refuse mollement, un adolescent sillonne le train sous des caisses de rafraîchissements, je lui achète trois bouteilles d’eau gazeuse, j’attaque mon premier morceau de poulet, des enfants tentent de m’apprendre à compter en turc, tout le monde patauge, le sol du wagon se transforme en mare, les femmes utilisent les longues épluchures des concombres pour s’essuyer les coins de la bouche, charnue, comme le reste, encore une boulette, une pêche, je remonte sur mon perchoir, les doigts me poissent, je finis l’eau gazeuse dessus, à travers la fenêtre, la bouteille, éclate, sur le flanc du wagon, je remonte le drap, ma besace sous la tête, je m’endors d’un œil, pas pour longtemps, déjà je tends mon passeport à un douanier, sans y prêter la moindre attention,

première lettre, je souhaite effectuer un reportage au Caucase en août prochain, je m’adresse à vous afin de prévoir un budget, voici mon itinéraire, d’abord le Daghestan, par la frontière tchétchène, Kislar, Kargatenkaïa, Scherbakoskaïa, Novo-Outchergdennaïa, Schoukovaïa, Schredinskaïa, Tchervelonaïa, Kasafiourte, Kneznarnaïa, l’aoul d’Andref près de la rivière Actache, Tchiriourth, Unter-Kale, Tamrik-han-Choura, Paraoul, Helly, Karabadent, Bouinaky, Ischkarti, Guimry, Ounzoukan, Kabada, Khan-Mammet-Kalinskaïa, Derbent, puis l’Azerbaïdjan, Kouba, Kizil-Bouroun, Bakou, Schoumakha, Axous, Noukha, Babartminskaïa, Tzarki-Kalotzy, enfin la Géorgie, Tiflis, Mskett, Douchett, le fort d’Anaour, Passanaour, Kasbek, Kvichett, Kaïchaour, Kobi, Quensens, Tchakaly, Gori, Ruys, Sourham, Molite, Tsippa, Koutaïs, Marlakki, Goubinskaïa, la nouvelle Maranne, Cheinskaïa, Poti, Trebizonde en Turquie, cet itinéraire reprend celui d’un voyageur du dix-neuvième siècle,

mon visa n’est pas valable pour le Daghestan, je le sais, le ministre de la culture du pays me le confirmera quelques jours plus tard, «on ne va pas vous mettre en prison, monsieur Bourgeois, mais attendez-vous à être reconduit à la frontière à n’importe quel moment», j’ai certainement été suivi, à la trace, déjà, à Bakou, je ruse pour obtenir mon billet de train, maintenant il va falloir convaincre le douanier, il m’oblige à descendre pour le suivre dans son bureau, des femmes, des Russes, préparent du thé, un garde-frontière astique sa kalachnikov, oui, je vais bien à Saint-Pétersbourg, pourquoi par ce train, parce que je viens de Bakou, j’ai cru astucieux de glisser, dans mon passeport, mon accréditation azéri, avec Press marqué en gros, il tapote de ses doigts, veut réfléchir, se souvient, il a mieux à faire, rançonner les pauvres hères, les prémisses du commerce capitaliste, il tamponne franchement, me raccompagne gentiment jusqu’au wagon, je regrimpe,

à l’attention de Son Excellence Eleonora-hanoum Gousseinova, ambassadeur d’Azerbaïdjan en France, Chère Madame et Madame l’Ambassadeur, je souhaite entreprendre un voyage au Caucase sur les traces d’Alexandre Dumas pour le compte d’un magazine de reportages et de géographie, malheureusement, je dispose de peu d’informations pratiques sur l’Azerbaïdjan pour organiser mon voyage, Monsieur Vladimir Sergueev, de l’Unesco, m’a conseillé de m’adresser à vous,

j’attends le départ du train, je peux toujours attendre, j’observe le ballet des clampins, ils vont régler de la main à la main leur taxe à l’exportation, dans les cartons, croulent, des biscuits à base de farine grise, de mauvais savons turcs, d’autres babioles, le train reste à quai pendant plus de quatre heures, le ciel rosit, je fume, près des toilettes, un Azéri évalue les mérites comparés de Joe Dassin et de Mireille Matthieu, il a une barbe naissante, comme moi, ça nous a liés, il va la porter pendant quarante jours, en signe de deuil, sa belle-sœur est morte avant-hier, je prends quelques photos à hauteur de Derbent, le train en finit pas d’arriver, Makhatchkala, seize heures après, de Bakou, moins de quatre cents kilomètres, j’ai dormi une heure, en tout et pour tout,

à l’attention de Jean-Luc Marty, rédacteur en chef de Géo, Cher Monsieur, je souhaite vous présenter un sujet, Sur les traces d’Alexandre Dumas au Caucase, en 1858-59, Dumas traverse le Caucase en carriole, protégé par une escorte de Cosaques, du nord au sud, en longeant la mer Caspienne, et d’est en ouest depuis Bakou jusqu’à la mer Noire, il voyage en compagnie du peintre Moynet, inaugurant ainsi la technique journalistique du grand reportage illustré, au moment où Dumas entreprend son voyage, la Russie tsariste est sur le point de finir la conquête de cette région, les peuples montagnards les plus retirés opposent une farouche résistance, la plus déterminée est celle de l’imam Chamyl, il fédère les guerriers tchétchènes, aujourd’hui, depuis l’éclatement de l’empire soviétique, les peuples du Caucase luttent à nouveau pour leur autonomie, je continue sur le même ton, je finis la lettre, j’ai pris contact avec un spécialiste moscovite de Dumas, il a refait l’itinéraire du grand homme en 1987, j’ai reçu l’accord formel de pouvoir passer en Tchétchénie auprès de l’agence Novosti, l’ambassadrice d’Azerbaïdjan a contacté pour moi un autre spécialiste de Dumas à Bakou, enfin l’ambassade de Géorgie m’assure de,

Zaviolov, le correspondant de l’agence Tass, chemise et pantalon blancs, m’attend à la gare de Makhatchkala, il est onze heures, je me douche, nous partons pour Temikhan-Choura, c’est le nom de la bourgade du temps de Dumas, je me souviens plus du nom contemporain, quelque chose comme Bouniask, je dois y rencontrer un historien avar, spécialiste de Chamyl, ce héros national, au milieu du siècle dernier, il tient tête aux Cosaques et aux armées impériales, soixante kilomètres de route correcte, on tourne un peu, Zaviolov vise un troquet, il fait soif, le temps de se faire reconnaître par la patronne, c’est une célébrité, Zaviolov, il a eu son show à la télé locale, on trouve le musée du patelin, le rocher décrit par Dumas, le portrait de Dumas en tcherkesse et cartouchières peint par le directeur du musée, le café Dumas, dont le patron s’appelle Chamyl, «vous le direz en France que personne ne vous croira», rigole l’historien, en France, le voyage de Dumas au Caucase est inconnu, en France, personne connaît l’existence du Daghestan aux confins de la Russie, il m’a fatigué, son ton docte, compassé, j’ai beau lui expliquer, j’ai besoin d’une sieste, rien qu’une heure, les Papous, ça, en France, on connaît, facile, ils ont des plumes sur la tête, Diana, les princesses de Monaco, sous toutes les coutures, c’est notre culture locale, je pense, il est exactement l’heure de se quitter, c’est sans compter sur le sens de l’hospitalité des gens du cru, c’est leur spécificité, leur fierté, «poussé à ce point, ça n’existe qu’ici», c’est vrai, j’en ferai l’expérience tout au long du voyage, mais, en ce jour, à Temikhan-Choura, je vois l’ennui suinter de la bourgade, la venue de l’étranger, la curiosité, soudain, les sort de leur torpeur,

c’est le voyage de Dumas au Caucase, le mensonge grandiloquent, ça dégoûte un peu, c’est dommage d’être embarqué dans le récit, s’apercevoir, du on-dit, des bribes d’encyclopédies, des témoignages resucés, enlèvement de princesse géorgienne, la gouvernante, française, lui colle un procès, pour plagiat, elle gagne, en plus, ses histoires sont pas tellement intéressantes, rien d’un peu ressenti, ou alors, étouffé, entre les formules ronflantes, l’inutile, raconter des trucs pour tenir le crachoir, participer au samsara, témoin de la folie du monde, Krishna en conducteur de char, c’est pas tant le fait de mentir, c’est de pas se rendre compte, mentir produit des effets sur l’écriture elle-même, surtout, Iouri, un ami, a retrouvé le récit de voyage de Moynet, le peintre, je compare, je m’aperçois du glissement, dans sa volonté de bourrer au maximum, Dumas, ou ses nègres, comble avec des étapes imaginaires,

[…]

Transon, un jour, vient me trouver, il est planté là, dans son papier sur la Suède, l’archipel autour de Stockholm, il a rien à dire, mais vraiment rien, pas même une ligne, il est piteux, je lui invente des pêcheurs aux doigts gourds, dans mon article ils tranchent des lanières de saumon gras, un vrai univers côtier, ça pour y être, on y est, dans l’ailleurs, à Cocagne, dans ce pays merveilleux où tout est pittoresque, où les yeux papillonnent d’un détail au suivant, on y est, pour sûr, tout est tellement palpable, concret, visuel, tout fait tellement vrai, tout est complètement faux,

[…]

je suis allé ailleurs pour rester à distance, toujours à distance, aujourd’hui j’écris depuis ma ville natale, je ne rêve plus de lointain, la distance s’estompe, de moi à moi, de moi aux autres, je regrette d’avoir joué cette comédie du grand reportage,
[…]

hier, j’entends sur Radio France Internationale un éditeur suisse, ces guides de voyage font autorité, annonce le journaliste, des guides culturels, pas de détail pratique, comment se rendre de où à là, non, écrits par des spécialistes, des universitaires, ils ont vécu longtemps sur place, ils parlent la langue, connaissent parfaitement la culture du pays, le journaliste insiste, c’est pas le tourisme organisé, l’éditeur répond, «j’ai rien contre, un car qui dépose un groupe devant un monument, qui le récupère cinq minutes après, fait moins de dégât qu’un touriste seul qui se baigne à poil devant un village de pêcheurs pour qui c’est un sacrilège, il faut préserver l’écosystème, les cultures, partout où on le peut conclut-il», je pense, c’est comme les réserves animalières, y faut respecter la nature, délimiter des zones protégées, c’est, je pense, mais bon, y faut pas déconner, le must, pour cet éditeur, se retrouver dans une hutte thaïlandaise à contempler au loin, en silence, le petit matin, très bien, c’est justement le rêve peinturluré dans les magazines, cette sensation indéfinissable, l’ailleurs, quelque chose de simple, tellement raffiné, boire la première récolte de thé au printemps dans un village haut perché avec un autochtone, c’est beau, vous pouvez dire, vous l’avez fait, je pense, préserver l’écosystème, c’est sûr, préserver cette harmonie du paysan, une rizière dans l’état du Bihar, au nord-est de l’Inde, c’est, travailler dans une rizière, c’est beau en photo, ces corps de femmes pliés en deux, les mollets dans la boue, là-bas ce sont, je crois, de vastes haciendas, le paysan travaille du lever jusqu’après le coucher du soleil pour l’équivalent de son bol de nourriture quotidien, préserver l’écosystème, au mieux il ira à Calcutta, grossir le flot des cadavres ambulants, préserver l’écosystème, ou alors, mais bon, on peut pas, on peut sentir quand même, voir les portes s’ouvrir, respectueusement, pour accueillir l’étranger, il vient des îles fortunées, de ces îlots minuscules, ils ont noms développement et croissance, ils brillent de mille feux tout autour du globe, Cocagne, le pays des élus, «votre tour viendra» en est le Sésame, leur tour ne vient et ne viendra jamais, il faut voir avec quelle douceur, quelle attention, les exclus accueillent les passants des îles fortunées, comment leurs yeux brillent d’admiration, de les voir s’aventurer ainsi hors des remparts de leur forteresse, de venir exhiber leur arrogance, leur voyeurisme, leur indifférence foncière, le sens de l’hospitalité est en relation directe avec le sens de la pauvreté,

c’est presque au bout du monde

[…]

j’ai voyagé hors des limites de Cocagne, pas immédiatement, c’est presque impossible, je me suis entraîné, depuis l’enfance, à trois ans je prends l’avion tout seul, une étiquette avec mon nom accrochée au cou, petit à petit je m’éloigne, je m’aventure aux frontières, je prends l’habitude d’errer, de plus en plus longtemps, je finis par habiter ailleurs, et encore ailleurs, je deviens un professionnel, de la chose, un peu d’eau, pour me rafraîchir le visage, les mains, un fauteuil dans un café, un banc sous un arbre, je suis chez moi partout, je suis nulle part, je rencontre n’importe qui, pourtant je reste extérieur, indéfectiblement, se battre, là d’où on vient, la seule alternative, à un moment, j’ai la faiblesse d’écrire sur l’ailleurs, je finis de m’apercevoir, aujourd’hui, les décors ne parlent qu’à ceux qui les habitent, Cocagne se plaît à imaginer l’ailleurs et ses confins comme un vaste parc d’attractions, le train fantôme, les Indiens, Disney world, les cocotiers, les images du paradis, un cône vanillé, un soda glacé, Cocagne prolifère, même la misère devient un sujet d’émerveillement, la cité de la Joie, l’autre monde, le pauvre, cette vie vacillante, à la lisière de notre confort, le miroir fabuleux de notre précarité, les piscines des Hilton pour se délasser, après une journée éreintante à marchander dans le souk de Casa, pour rien voir, il suffit de posséder des devises, j’ai échappé à Cocagne le jour où, sans l’avoir consciemment décidé, j’ai vécu en Russie sans devise, ça n’a pas duré longtemps, la fin de l’ère soviétique, la pénurie, la perestroïka, la déliquescence du régime,

[…]

Cocagne réussit à faire passer des villes remplies de misère pour des décors d’opérette, et moi j’y ai participé, ouvrez n’importe quel guide, c’est bourré d’indications sur comment ne voir que musées, monuments, restaurants, «c’est sale quand même, mais qu’est-ce qu’on a bien mangé», les itinéraires balisés, chacun revient content avec sa science de telle ou telle région de l’ailleurs, ici c’est ainsi, les indigènes pensent comme ci, pas comme ça, savez-vous planter les choux à la mode de chez nous, autant pisser dans un violon, si c’est pas malheureux, toute cette industrie du carton pâte, le tourisme, à cause de ma peau trop blanche, dès l’enfance j’ai eu la chance de détester les plages et le sable chaud, je me souviens, j’ai jamais voulu ramener de souvenirs, ni tapis, ni soie, ni quoi que ce soit, ou alors des objets usuels, ni carte postale ni excursion, j’ai tout fait comme chez moi, quand je vais au musée, ici comme ailleurs, c’est d’abord pour me reposer, méditer, m’imprégner du silence, je cherche maintenant l’ailleurs à ma porte, dans la rue, une rencontre,

Biographie

Après des études de philosophie et d’esthétique (doctorat), Denis Bourgeois a exercé divers métiers : professeur, rédacteur, enquêteur, reporter-rédacteur, photographe, journaliste… ce qui l’a conduit à voyager, notamment dans le Caucase. Il est actuellement Maître de conférences au département Infocom de l’Université de Nantes (conception-réalisation multimédia et art contemporain).
Ouvrages de Denis Bourgeois :
Weiser, Solin, 1993.
Au plus près du réel (Dialogues sur l’écriture avec Gao Xingiian, prix Nobel de Littérature), L’Aube, 1997.

Cocagne – Denis Bourgeois 1998