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JEAN-BENOÎT PUECH Jordane revisité

Après la publication de ma biographie de Benjamin Jordane, l’auteur de L’Apprentissage du roman (Étampes, 1947 – Aurillac, 1994), j’ai reçu d’un correspondant anonyme mais bienveillant une lettre qui me signalait plusieurs incohérences dans mon récit. Je me suis donc lancé dans une nouvelle enquête. À Morsang-sur-Orge, à Fontainebleau, en Touraine et à Saint-Simon (Cantal), j’ai rencontré des proches de l’écrivain que je n’avais pas encore consultés. Je retranscris, dans ce livre, leurs témoignages contrastés. Ils montrent que Jordane s’était construit, en amont de ses fictions, une vie imaginaire si vraisemblable que je n’avais rien soupçonné.

Mais pourquoi, de sa part, une telle affabulation ? J’ai voulu remonter le cours du roman de sa vie pour retrouver, derrière les aveux étudiés de mon fictieux modèle, la vérité historique. Mes recherches m’ont finalement mené dans sa maison de famille, en Haute-Auvergne, et jusqu’aux sources de la Jordanne, dans la verte vallée dont il portait le nom. Le lecteur sera peut-être surpris, comme je le fus moi-même, par les révélations de la fin du livre. Le dernier témoin qui les a permises ressemblait comme un frère à Benjamin Jordane et n’est autre, sans doute, que mon discret correspondant.

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Jordane revisité
Extrait (pp. 4-26)

«La littérature et la poésie d’alors étaient peu personnelles; les auteurs n’entretenaient guère le public de leurs propres sentiments ni de leurs propres affaires: les biographes s’étaient imaginé, je ne sais pourquoi, que l’histoire d’un écrivain était tout entière dans ses écrits.»
Charles Augustin Sainte-Beuve, Portraits littéraires (Pléiade, I, 678).
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Je ne suis pas biographe. C’est pourquoi aujourd’hui, le 29 mai 2003, j’entreprends simplement le récit de mon enquête sur la vie de Benjamin Jordane. Cette enquête fut une véritable aventure pour moi qui n’ai guère eu l’habitude, jusqu’à présent, que la littérature me conduise au-delà de ma bibliothèque (je ne m’en vante ni ne m’en plains). Aventure encore littéraire, cependant, puisqu’elle a pour but la meilleure connaissance d’un écrivain qui fut mon ami; mais aventure sentimentale aussi, et peut-être même, si j’osais le grand mot un peu à l’abandon, aventure de l’esprit.
Tout a commencé par la lettre qu’un lecteur curieusement anonyme m’a adressée quelques jours après la publication de mon précédent livre, Présence de Jordane, en septembre 2002. Elle était postée de Paris et tirée sur une imprimante ordinaire. Aucun indice ne me permettait d’en identifier l’expéditeur. Son contenu, en revanche, était lourd de conséquences pour moi. Elle me signalait, avec beaucoup de délicatesse, une incohérence dans ma narration.
Dans la première partie de Présence de Jordane, sous le titre de «Jordane et moi», je donne un bref témoignage de mes relations avec Benjamin Jordane, l’écrivain dont j’ai publié plusieurs œuvres inédites. Je propose aussi une esquisse biographique de l’auteur de La Bibliothèque d’un amateur, de L’Apprentissage du roman, de Toute ressemblance… Je rappelle que son père, Pierre-Henri, était officier dans les troupes françaises d’occupation en Allemagne, après la seconde guerre mondiale. Puis j’écris que Jordane a été conçu à la frontière suisse, à Stein-am-Rhein, en 1946, lors du voyage de noces de ses parents sur les bords du lac de Constance (p. 14). Il serait donc le premier des fils Jordane. Mais plus loin, je dis bel et bien que c’est son frère qui est l’aîné (p. 20). À moins d’imaginer que ce frère soit né avant le mariage évoqué, chose impensable dans un tel milieu, il y a là, en effet, une sérieuse «incohérence». Je ne l’avais pas remarquée. Je tenais bien sûr de Jordane lui-même cette information sur les circonstances de sa conception. Mais cette confidence, que seuls ses parents pouvaient lui avoir faite, me semblait beaucoup trop intime pour être mensongère. Une ou deux phrases, à peine un embryon de récit, m’avaient tellement étonné que je ne pouvais mettre l’événement évoqué en relation avec le reste de la vie de mon interlocuteur. Une telle information, que je trouve un peu inconvenante, sinon franchement indécente, ne serait-ce que dans la mesure où elle n’est, en principe, jamais communiquée, et qu’elle semble ne pas pouvoir l’être par celui qui en est le principal intéressé (à peu près comme est impossible l’évocation de ses dernières pensées par un mort), détourne encore mon regard du contexte biographique dont elle dévoile l’origine. L’œuvre de Jordane témoignait bien, parfois, d’une intelligence un peu contournée, voire retorse, mais son auteur me semblait, dans la vie, l’homme le plus spontané qu’il m’ait été donné de connaître et d’apprécier, si bien qu’il ne m’était jamais venu à l’esprit de ne pas le croire. Je l’avais cru aussi, probablement, parce que dans son œuvre je l’avais confondu avec les personnages de cadets (sinon dans la nouvelle intitulée «Frère-des-Loups» dont le héros, qui partageait avec l’auteur un grand nombre de caractéristiques, était explicitement l’aîné de deux garçons). On aura compris que la grande majorité des informations dont je disposais alors pour composer ma chronologie me venait de Jordane lui-même. Or je n’avais jamais eu de raison de douter du moindre de ses propos. Pourquoi l’aurais-je fait? Ses fictions mettent souvent deux frères en scène et le lecteur identifie l’auteur au cadet, à une exception près, je l’ai dit. Enfin son prénom même prédispose à penser qu’il est le plus jeune. Au sujet de son frère, surtout, rien ne me portait à suspecter quoi que ce soit, car je l’avais déjà rencontré, en 1978.
Voici comment. Lors d’un déjeuner place du Martroi à Orléans, j’avais confié à Benjamin Jordane mon intention de changer de voiture. Il m’avait appris que son frère était garagiste et suggéré de m’adresser à lui. Laurent Jordane était propriétaire, à Étampes, d’un garage spécialisé dans le matériel agricole, mais il possédait aussi, à la sortie de la ville, dans la zone industrielle, sur la route de Paris, presque en face du domaine de Jorre, un parc important de voitures d’occasion. Physiquement, il paraissait plus mûr que Benjamin, parce que son front était un peu dégarni et son visage rebondi comme celui d’un habitué des déjeuners d’affaires ou des agapes de fin de rallye. Son activité professionnelle dans cette concession John Deere aux portes de la Beauce, le cottage où il habitait avec sa famille dans une banlieue très «Île-de-France», la voiture dans laquelle il nous avait conduits de l’une à l’autre pour me montrer un modèle à vendre qu’il avait gardé dans les communs où étaient rangées trois superbes voitures de sport, dont une XK120 surnommée «Bagatelle», tout cela contrastait avec la situation plus incertaine de mon ami, alors «jeune chercheur» (plus très jeune à dire vrai, tant il avait erré de-ci de-là avant de revenir aux études, mais cette errance l’avait retenu du côté de ma propre jeunesse). À la suite de cette vaine visite, j’avais toujours parlé à Jordane de son frère Laurent comme de son aîné. Non seulement Benjamin ne m’avait jamais détrompé, mais encore il m’avait raconté, sur le ton de la confidence, quelques anecdotes où il apparaissait bien comme le petit dernier. Ainsi la différence entre la réalité et la fiction passait pour lui, comme pour moi, par celle de l’âge des deux fils Jordane.
Je n’avais jamais repris contact avec le frère de Benjamin, mais après la lettre dont j’ai parlé, je voulus de nouveau m’adresser à lui. J’en aurais le cœur net. Je l’appelai à Saclas un dimanche de fin septembre, juste avant l’heure du dîner, pour prendre rendez-vous. Je lui expliquai que je préparais une biographie de son frère et que j’avais besoin de quelques informations. Il me répondit qu’il était de service pour toute intervention d’urgence sur l’autoroute et qu’il attendait un appel important sur une autre ligne. Que voulais-je savoir? Il me confirma que son frère était bien l’aîné. J’osai tout de même ajouter qu’il me semblait que Benjamin m’avait dit le contraire. Il me répondit que je devais faire erreur. J’insistai sottement mais il me rappela, sans s’irriter le moins du monde, que les dates étaient les dates, qu’elles figuraient sur les papiers d’identité et qu’il pouvait me montrer le livret de famille. Lui était né en 48 et Benjamin en 47. Pour plus d’informations sur son frère et ce qu’il écrivait, il valait mieux que je m’adresse à des gens de son milieu. Si je voulais acheter une belle «sportive», en revanche, ou une bonne «routière», que je lui téléphone, c’était sans problème. Je le voyais déjà frappant du bout du pied, machinalement, le pneu d’un 4×4.
Peu après, cependant, j’ai été pris d’un soupçon concernant d’autres informations que je détenais de Benjamin Jordane, surtout celles que j’avais communiquées au public dans mon livre. Je craignais qu’elles ne soient fausses elles aussi. Je dois reconnaître qu’on ne s’improvise pas biographe impunément. Il me fallait au moins vérifier certains propos en confrontant plusieurs témoignages, comme mon mystérieux et méticuleux correspondant m’invitait à le faire. Par chance, je ne suis pas de ces contemporains qui prétendent que tout est fiction. Une date est une date. Un témoignage, une autobiographie, une biographie, un reportage, un guide ou un récit de voyage, un rapport de police ou de stage en entreprise ne sont pas des romans. S’ils inventent, ils nous mentent. Le roman au contraire peut fort bien inventer pour dire la vérité. Pour moi, ni l’élaboration d’un style (ou de plusieurs) ni les constructions narratives les plus complexes, auraient-elles recours à des formes réservées en principe à la pure fiction, ne sont de même nature que l’imagination. L’invention formelle n’implique pas l’infidélité à l’Histoire, qu’elle soit collective ou individuelle. Il faut une conception bien faible de la Fable pour ne pas la distinguer avec rigueur de la réalité. Je crois à la très haute vérité de l’Être (ou du devenir, ou du revenir, on le verra j’espère), mais à la plus basse vérité vérifiable, je crois également.
J’ai donc envisagé, dès octobre, de consulter de nouveau le corpus accessible des écrits intimes, et même d’autres documents, notamment les photocopies des albums photographiques. J’ai décidé surtout de revisiter la vie même de Jordane, j’ai identifié les témoins du premier cercle et j’ai entrepris de les rencontrer.
Ma brouille récente avec un autre spécialiste de l’œuvre, Stefan Prager, et avec maître Marcilly, l’ayant droit de Jordane, qui a préféré prendre le parti de mon collègue, m’a empêché de leur demander de l’aide. Je suis néanmoins parvenu à établir que certaines informations, reçues et transmises innocemment voire naïvement dans mon livre, étaient fausses en partie ou en totalité. La réalité était soit déformée, soit inventée. J’entrerai plus loin dans le détail de ces déformations ou inventions, mais je dois sans plus tarder révéler qu’aux fictions de Jordane données comme telles dans ses romans et recueils de nouvelles, il faut désormais ajouter la fiction de sa vie elle-même telle que je l’ai rapportée dans ma première et rapide «biographie». J’avais alors relevé de nombreuses invraisemblances sociales ou psychologiques, mais nullement des incohérences factuelles. Lorsqu’une fiction ne se désigne pas comme telle par l’indication générique «roman», on la considère comme un mensonge et cette espèce de mensonge relève plus particulièrement de ce que l’on nomme la «mythomanie». Mon enquête montre que le cas de Jordane est un peu plus complexe dans la mesure où le mythe est soigneusement contrôlé (à une exception près, et elle est essentielle: l’accroc à propos de sa conception à partir de quoi j’ai commencé à défaire le tissu biographique), et surtout élaboré dans un rapport très étroit avec l’œuvre elle-même. Enfin je tente de comprendre pourquoi Jordane a éprouvé le besoin de se reconstruire avec minutie une vie qui n’était pas tout à fait la sienne, de la bibliothèque paternelle recomposée aux albums de photographies sélectionnées, en passant par des aveux très prémédités.

*

Benjamin Jordane. Notre première rencontre eut lieu en octobre 1977, à Orléans. Orléans, Orléans-de-la-Loire! Syllabes pleines d’oxygène et d’énergie! Vieux ors et gloire des ans! Vert-de-gris des pavés et des anneaux d’ancrage sur le quai de Recouvrance, frondaisons argentées puissamment poussées par le long vent des îles, bleu délavé du fleuve féminin fidèle au bleu du ciel pommelé de blanc, etc. Je ne peux écrire ce nom riche d’une histoire de manuel scolaire aux couleurs fanées sans entendre la jolie chanson que fredonnait ma grand-mère sous la charmille au fond de son jardin d’Auteuil: «Orléans, Beaugency, Notre-Dame de Cléry, Vendôme, Vendôme…» C’est à Orléans que m’est apparu Benjamin Jordane, sur la terrasse supérieure de l’École de la Chambre de commerce et d’industrie du Loiret, au-dessus du large fleuve aux courants transparents mais aux sables mouvants, non loin du pont de Vierzon. Nous avons travaillé tous deux pour cette école, lui pendant deux ou trois semestres et moi pendant huit ans.
Je n’avais pas trente ans mais je ne voulais plus devenir écrivain. Je travaillais au Service Formation de la C.C.I., place du Martroi, et je devais me rendre à l’École technique, rue de l’Abreuvoir, plusieurs fois par semaine. Je garais ma voiture (ma 2CV blanche qui avait visité tous les États-jouets d’Europe occidentale: Luxembourg, Andorre, Liechstenstein…) dans le garage d’en bas, au bout du quai du Roi. J’imaginais qu’on m’avait accordé «au château» l’audience que je sollicitais de longue date. J’empruntais l’escalier qui grimpait le long des jardins suspendus, entre les remparts de lierre et de rosiers sauvages, pour gagner le bureau de madame Praslin-Mazet. Je ne faisais antichambre que le temps de feuilleter la dernière publication du magazine de la CCI ou La République du Centre. J’aimais l’autorité et l’élégance discrètes de notre directrice. Ses fenêtres dominaient les jardins du quartier, les quais à l’emplacement de l’ancienne piscine, le fleuve et le val. J’apercevais dans le lointain, sur l’autre rive, à côté du Parc floral de La Source, les grands cèdres du Clos. Un jour d’automne, alors que j’arrivais en haut de l’escalier, je vis sur la terrasse supérieure une demi-douzaine de Japonais et de Japonaises qui se pressaient les uns contre les autres, non sans éclats de rires, en vue d’une photographie de groupe devant le bassin couvert de feuilles rousses, la rocaille parcimonieuse et la fontaine aux nymphes engourdies. L’intervenant, comme nous disions à l’École, un peu plus grand et plus âgé que moi, la mèche noire sur l’œil gauche, tournait et retournait un vieux Voigtländer à soufflet qui enchantait visiblement ses admiratrices. Je me proposai comme opérateur pour qu’il puisse figurer au milieu de ses fans aux souriants visages d’enfants du ciel, sanglés dans de voyants costumes ou des tailleurs de techniciens supérieurs. Il m’en remercia et il se présenta. Il se nommait Jordane, Benjamin Jordane. Il m’expliqua qu’il animait un stage de communication pour les cadres étrangers d’une usine de produits de beauté, tantôt à l’École, tantôt dans l’entreprise construite à la lisière de la forêt d’Orléans. «All the world is a stage!» ajouta-t-il avec le ricanement diabolique d’un héros de Edgar P. Jacobs ou de John Buchan. Mais il me dit aussi un mot de Verlaine et du décor en fade papier peint de la photographie que j’allais prendre. Le groupe insista pour qu’il forme un couple avec une jeune femme qu’il nommait en souriant «Madame Chrysanthème». Quel animateur! De telles allusions littéraires n’étaient pas très fréquentes chez le personnel du Service Formation, mais madame Praslin-Mazet devait trouver «très classe» qu’il donne une French touch à l’efficacité de ses interventions. J’ai cette photo en ce moment sur mon bureau. On dirait que sur les branches se sont posées des myriades de papillons aux ailes jaunies. Jordane a l’air heureux au milieu de ses stagiaires. Qui regarde-t-il à travers les yeux du photographe?
Dans les années qui suivirent cette première rencontre, nous nous revîmes trois fois à Orléans, une fois à l’École et les deux autres, pour déjeuner, à la Chancellerie, place du Martroi. Il sembla rassuré lorsque je lui répondis que je n’étais pas, malgré mon nom, originaire du pays de mon père (je comprends à présent que ce pays, c’était précisément celui de Benjamin). Il me confia qu’il avait obtenu l’emploi qui nous avait permis de nous rencontrer grâce à des amis mais qu’il préparait surtout, à Paris, une thèse sur un mathématicien et romancier peu connu, Raymond Sandé, un contemporain et rival de Jules Verne, maître des trois Roussel (le musicien, le peintre, le dramaturge), auteur de L’Étrange Expédition de Larsen Olafson, un roman «d’éducation et de récréation», et dans le domaine scientifique, d’un génial traité «pré-gödelien», Sur de fausses figures. Jordane m’invita à Paris, rue de la Tour, où se trouvaient alors les Hautes Études, pour la soutenance de ce travail qui ne se limitait pas à une monographie approfondie concernant l’extravagant personnage, mais qui était aussi une réflexion théorique très audacieuse sur les échanges de bons procédés entre la science et la fiction. Dans le prestigieux jury se trouvait son patron, Frédéric Lestrade, qui l’accueillit peu après dans son laboratoire. Les sentiments qui unissaient les deux hommes furent assez forts pour que, des années plus tard, la démission de Jordane ne les sépare pas en profondeur.
Pour fêter son entrée au CNRS, Benjamin donna une soirée près d’Orléans au début d’un été, en 1982 probablement. Je compris assez tôt que la propriété où la fête avait lieu appartenait aux parents de son amie de l’époque et qu’ils la leur avaient prêtée pour l’occasion (je crois qu’il s’est aussi inspiré de ce cadre enchanté pour sa nouvelle «Aux armes de Réaltie»). La soirée avait commencé en fin d’après-midi par un cocktail sur la terrasse, elle avait continué par la projection, dans les vastes greniers aménagés, de La Splendeur des Amberson, le film de Welles dont il avait loué une copie en 16 mm (il n’existait pas encore, à l’époque, d’enregistrements pour home cinema). Un bal avait suivi, sur un immense plancher posé devant le jardin d’hiver, et s’était terminé par un feu d’artifice tiré d’une île pacifique. Il faisait les présentations devant le buffet, commentait en quelques phrases son film préféré, dansait le rock’n’roll, mais aussi la valse et le tango avec l’aisance d’un habitué des rallyes des beaux quartiers, des clubs de la capitale ou de la Villa Turque dont il a, sous un autre nom, reconstitué le cadre dans «Un beau parleur». Je me souviens que j’avais été très surpris de la différence entre son apparence à l’École technique – très négligée, me semblait-il, dans sa toilette; il n’était même pas rasé et portait de vieux pantalons de velours – et celle qu’il avait ce soir-là dans son costume un peu froissé de lin gris perle, ainsi que par le cadre où il se pavanait sur une pelouse, avec une exagération ironique que je ne perçus pas immédiatement. Son patron était là, et quelques membres de leur laboratoire. J’entendis Frédéric Lestrade s’étonner de découvrir «chez notre Benjamin» ce côté «Gatsby», ou «Petit Gatsby». J’aurais mieux compris qu’un proustien compare notre jeune homme avec le personnage pervers d’Octave qui, dans la Recherche, cultive les trompeuses apparences d’un cercleux obsédé par le cuir des plus rares reliures et celui des harnais les plus imprévus. Je le retrouvai seul, à l’aube, en bas du parc qui descend vers la rivière, sur la rotonde de briques roses, alors que je le croyais en compagnie de l’une ou l’autre des jolies femmes qu’il avait invitées et qui se l’étaient disputé toute la soirée (ou même en compagnie de deux à la fois). Il m’entraîna sur le chemin qui longe la rivière, sous les arbres aux branches contournées, et il me suffit de quelques mots pour provoquer ses confidences. Je découvris alors un troisième aspect du personnage, fatigué, frileux, fragile, doutant de lui-même et des autres, mélancolique. Il ne put retenir, cependant, une de ces phrases qui changeaient le monde en son petit théâtre: comme je lui faisais remarquer que les aulnes miroitaient à la lueur d’un rayon de lune, il me dit qu’il avait fait vernir, pour la fête, toutes les feuilles du chemin! Je lui proposai, tant il frissonnait de froid, mon foulard de soie et le shetland que j’avais pris dans ma voiture. Il accepta le foulard, non sans me complimenter exagérément pour sa qualité. J’étais devenu le dévoué costumier de notre metteur en scène.
Je l’ai connu, je crois, sous tous ses aspects, changeants et contradictoires. Souvent, ce qu’il racontait de son histoire semblait si manifestement emprunté à des livres qu’averti aussitôt par une sorte d’effroi je devais faire effort pour éviter de douter. Peu à peu je compris toutefois que ces citations ne donnaient pas le change sur une réalité qui lui aurait manqué, mais constituaient un détour pour dire le plus intime. Sous un visage souriant, il découvrait parfois le masque d’un être déchiré qui demandait secours sans réussir à indiquer où il se trouvait. J’ajoute qu’il usa de toutes ses capacités de séduction pour que je m’attache à lui, cultivant cette ambiguïté sociale et psychologique qui m’a toujours intrigué. Il a dû décider assez vite que je serais, non pas l’un de ses meilleurs amis, mais l’un de ses trois ou quatre témoins privilégiés, sans doute à cause d’une certaine malléabilité de mon caractère. Je me demande s’il ne prévoyait pas déjà qu’un jour j’écrirais quelque chose sur son œuvre et sur sa vie. Il devait croire que je serais à la hauteur de ce qu’il devint, lui. Je me demande même, aujourd’hui, s’il ne s’était pas «coupé» volontairement dans ses confidences, dans l’espoir qu’après avoir accrédité sa biographie imaginaire, je m’aventurerais dans ses coulisses et finalement révélerais qu’elle n’était qu’un rôle sur la scène du monde. Il aurait alors choisi comme mensonge révélateur du reste celui de l’aînesse du frère parce qu’il était très présent dans son œuvre et parce qu’il sentait que j’avais moi aussi besoin de cette sorte de père secondaire. Oui, assurément, j’avais besoin d’une sorte de frère aîné, moins intégré que moi à la vie sociale, plus indépendant et plus audacieux.
Dès la fin des années quatre-vingt, en effet, l’ensemble de son œuvre me requit profondément. Je ne me contentais plus de l’évoquer à voix basse avec mes amis. Je lui consacrai plusieurs études. J’entrepris enfin, seul puis avec l’aide de Stefan Prager et l’accord de l’ayant droit, maître Marcilly, notaire à Fontainebleau, l’édition d’une grande partie de ses inédits. J’avais annoncé, dès ma présentation du recueil de ses notes de lectures, La Bibliothèque d’un amateur, l’évocation de sa vie. Je pensais à une chronologie sommaire ou même à une vie résumée en ses grandes périodes. Je ne me suis décidé qu’assez tardivement à donner quelques repères biographiques et j’ai finalement écrit «Jordane et moi». Je n’ai pas pu m’empêcher de me faire figurer dans mon ébauche de récit. Il est vrai que j’avais été un familier de mon personnage comme Boswell l’avait été de Johnson, dans son inépuisable ouvrage qui est plus un témoignage personnel qu’une vie canonique. Il est vrai que j’avais envie de présenter les coulisses de mon travail, comme l’a fait Symons dont le récit des recherches pour sa Vie de Corvo est plus passionnant que le «précis pavé positiviste» (Prager dixit) d’un historien trop effacé. Mais ces prestigieux modèles ne m’ont pas porté chance. J’ai dit pour commencer qu’il me fallait… recommencer.

*

Au début de ce rapport d’enquête, je dois solliciter l’indulgence du lecteur qui ne connaîtrait pas mes ouvrages précédents (sinon l’indulgence de tous mes lecteurs). Je l’ai dit, je ne suis pas biographe et encore moins historien de formation. Mais il faut savoir aussi que je ne suis pas un écrivain professionnel. Maître de conférences en Lettres modernes dans une faculté de province, j’ai édité, comme beaucoup de collègues, et pour mériter mon emploi, quelques inédits d’un écrivain presque posthume. À mi-chemin de ces travaux universitaires et d’une écriture plus personnelle, j’ai publié un petit ouvrage sur Louis-René des Forêts où j’ai rassemblé des extraits du journal que je consacrais à l’auteur du Bavard et trois études universitaires que j’avais écrites à propos de ses œuvres. Le seul livre que j’ai écrit et qui pourrait sembler répondre à des ambitions littéraires s’intitule Voyage sentimental. Comme le titre l’indique, il n’est pas très personnel. Il ne fait pas cent pages et j’en ai été si peu satisfait que je l’ai réécrit dès qu’un éditeur, Jean-Pierre Boyer, m’a proposé de le rééditer. La nouvelle version ne me semble, hélas, guère plus réussie que la première. C’est justement parce que je ne suis pas un véritable écrivain que je donne à mes écrits un tour trop littéraire. Je me suis toujours senti à l’aise oralement, pendant les cours par exemple, malgré la fragilité de ma voix, ou dans la conversation ordinaire, voire dans la correspondance, surtout sur le Net. À l’écrit en revanche, l’absence d’interlocuteur déterminé, la présence plus sensible du langage lui-même qui s’ensuit, comme si la densité du verbe était inversement proportionnelle aux nécessités de la communication, et surtout le fait que l’oubli des propos soit moins immédiat, ces propriétés de l’écriture me gênent et me déplaisent. C’est l’oubli dans l’échange qui me sauve de tout. «Oubli, généreux oubli, je te dois la survie!» Mais cette fois je dois continuer, ici, à servir la mémoire d’un mort. Cette fois je suis obligé de corriger mes erreurs passées. J’écris pour effacer quelques traces trompeuses. Et je voudrais le faire en journaliste appliqué. Comme je vais surtout transcrire des conversations et que je n’ai pas l’habitude du style direct qui est l’apanage des romanciers ou des dramaturges chevronnés, je préviens mon lecteur que j’utiliserai surtout, convention pour convention, un style indirect plus ou moins libre. J’entends par là que je vais sûrement mêler les tics de mes interlocuteurs et les miens, ou bien pire: les cumuler (je n’ai pas dit que je n’avais pas de style, j’ai dit qu’il m’était désagréable, comme ma graphie d’ailleurs). Quels que soient mes efforts, je sens bien que je serais très maladroit si j’essayais de restituer la lettre de mes entretiens avec les témoins de Jordane. Si seulement je pouvais transmettre leur esprit sans trop de balourdise!
Est-il nécessaire de préciser que pour rédiger ce reportage, je m’efforce toujours, à présent, d’imiter le travail d’un historien de métier et que je m’aide des notes que j’ai prises presque sur le vif dans mon journal intime? Mais ces notes sont lacunaires, une année s’est écoulée depuis le début de mon enquête et ma mémoire est plus fidèle à mes perceptions, elle-mêmes déformées par des préoccupations trop personnelles, qu’à la réalité souvent insignifiante.
J’avais autrefois consulté le carnet d’adresses de Jordane et les dossiers où il rangeait soigneusement les lettres reçues afin d’en déduire quels étaient ses principaux témoins. Il m’avait parlé d’eux, puis présenté à la plupart d’entre eux. Il m’avait emmené chez son frère près de Saclas. J’avais vu plusieurs fois ses deux compagnes successives, Florence Maluynes et Pauline de Réalcan, disparues l’une après l’autre à quelques années de distance. Je ne connaissais pas la troisième dont on m’avait parlé plus tard, Valérie, toujours domiciliée en banlieue parisienne, ni ses dernières relations au fin fond de l’Auvergne, et je me réservais la possibilité de les rencontrer, bien que ne croyant pas qu’elles l’aient aussi bien connu que les proches de sa jeunesse (on verra que je me trompais). J’étais impatient d’obtenir des résultats pour mon enquête, mais aussi secrètement heureux d’avoir l’occasion de revoir des personnages qui m’avaient tous intrigué lorsque je les avais approchés. L’un d’entre eux était peut-être l’auteur de la lettre anonyme qui est à l’origine de ce récit.

Biographie

Jean-Benoît Puech est Maître de conférences à l’Université d’Orléans. Il a publié plusieurs inédits de Benjamin Jordane chez Gallimard (1979) et chez Champ Vallon, des fragments du journal de Benjamin Jordane sous le titre L’Apprentissage du roman, et des notes de lecture sur des oeuvres méconnues, des projets de roman, des nouvelles inachevées (1993, 1995, 2002). Il prépare actuellement un choix de Lettres du même auteur.

Livres de Jean-Benoît Puech
La Bibliothèque d’un amateur, Gallimard, coll. «Le chemin», 1979.
Voyage sentimental, Fata Morgana, 1986.
Du vivant de l’auteur, Champ Vallon, coll. «Recueil», 1990.
Louis-René des Forêts, roman, Farrago, 2000.
Voyage sentimental (nouvelle version), Farrago, 2000
Présence de Jordane, Champ Vallon, 2002
Jordane revisité, Champ Vallon, 2004.

Jordane revisité – Jean-Benoît Puech 2004