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JEAN DE LA VILLE DE MIRMONT Oeuvres complètes

Introduction et présentation de Michel Suffran
Avant-propos de François Maurac

Fils rebelle mais impeccable de la bourgeoisie bordelaise, Jean de La Ville de Mirmont (1886-1914) fascina Mauriac dont il fut camarade au long d’une adolescence rêveuse.Avec Péguy, Pergaud, Alain-Fournier, il s’inscrit à l’avant-garde des sacrifiés au matin de la grande tuerie de 14. Suicide d’une génération ou mort d’une espérance qui, paradoxalement, ne peut se préserver intacte qu’en s’immolant, en se donnant tout entière sans céder une parcelle de son absolu? Sont rassemblés ici les poèmes inédits de la prime jeunesse, jalons d’une insaisissable vie, ceux plus affirmés de L’Horizon chimérique, mis en musique par Fauré, les Contes nonchalants et corrosifs, le fulgurant constat d’irréalité des Dimanches de Jean Désert, le pointillé des ultimes Lettres à sa famille, où percent , sous une stricte « retenue », la prescience, le vertige et presque le désir d’une issue appelée autant que redoutée…

Lire le sommaire

Introduction / 5
Jean Dézert de La Ville ou la vie écrite
par Michel Suffran

Quand revient le temps de Noël / 51
par François Mauriac

Note sur la présente édition / 55
Remerciements / 56

Œuvres / 57
de Jean de La Ville de Mirmont
I. Conquête de l’horizon (1903-1912)

Premiers essais poétiques (1903-1906) / 61
Lettres — 1906 / 64
Lettres — 1907 / 67
Lettres — 1908 / 71
Poèmes — 1908 / 73
Lettres — 1908-1909 / 76
Poèmes — 1909-1910 / 82
Lettres — 1909-1910 / 84
Poèmes — 1910 / 92
Lettres — 1910 / 95
Poèmes — 1911 / 102
Lettres — 1911 / 107
Poèmes marins — 1911 / 112

L’Horizon chimérique (1911-1912) / 115
L’Horizon chimérique / 115
Jeux / 129
Attitudes / 138
Chansons sentimentales / 148
Confidences / 156
II. Le Désenchanté (1912)

Lettres — 1912 / 163

Contes / 168
City of Benares / 168
Les pétrels / 171
La mort de Sancho / 174
Le piano droit / 177
Les matelots de la «Belle-Julie» / 180
Entretien avec le diable / 183
L’orage / 187
Mon ami le prophète / 191
III. «Ce jeune homme, appelons-le Jean Dézert…»
(1912-1914)

Lettres — 1912-1913 / 213
Poèmes inédits — 1912-1913 / 225
Lettres — 1914 / 231

Les Dimanches de Jean Dézert / 237
Définition de Jean Dézert / 239
Journées / 243
L’aventure / 263
Après tout / 287
IV. La tranchée, dernier sillage (1914)

Le grand voyage / 295
Lettres de Guerre / 296
Bibliographie / 347

Table des illustrations

Manuscrit du poème d’«ouverture» de L’Horizon chimérique (I) / 4
Jean de La Ville posant en «Dormeur du Val» / 6
Jean de La Ville et sa mère / 50
Manuscrit du poème V de L’Horizon chimérique / 58
L’écolier / 60
Manuscrit du poème «La porte vitrée» / 74
Jean de La Ville pendant son service militaire / 162
Quelques lignes du manuscrit des Dimanches de Jean Dézert / 210
Portrait de Jean de La Ville par Jacobi / 212
Dédicace autographe et page de titre de l’édition originale des
Dimanches de Jean Dézert / 238
Jean de La Ville dans son appartement de l’île Saint-Louis / 294

Lire la préface de François Mauriac

Quand revient le temps de Noël…*

Quand revient le temps de Noël, un vieil homme remonte le cours du fleuve qu’il descend depuis plus de quatre-vingts années. Il marche sans se confier à personne, tout à l’amer plaisir de se replonger seul dans ce magique Bordeaux de quand il était petit, dans l’odeur des trottoirs mouillés et de l’acétylène des boutiques en plein vent. Ce Bordeaux avait la voix grondante du bourdon de la tour Pey-Berland les soirs de Noël et sa plainte était celle des sirènes de bateaux dans la brume.
Cette année, je n’aurai pas fait seul cette remontée: Jean de La Ville de Mirmont m’accompagne, grâce à Michel Suffran qui le fait revivre, pour ma joie et pour ma douleur, et qui va republier chez Seghers L’Horizon chimérique, mais aussi des poèmes oubliés, dispersés dans des revues. Etrange épreuve que d’apprendre sur un ami qu’on a aimé, qu’on a cru aimer, cinquante ans après qu’un obus l’a enterré vivant, des choses de sa vie qu’il ne nous avait pas confiées ou, ce qui est pis, que nous avons peu à peu oubliées, comme s’il ne s’était jamais interrompu de mourir en nous durant ce demi-siècle. Je ne savais pas, ou je ne savais plus, qu’enfant Jean de La Ville avait perdu plusieurs frères et sœurs, qu’il avait tenté de se suicider en buvant de l’encre.
J’ai dû lire, il y a bien des années, ce que sa mère qu’il adorait a écrit de lui après sa mort… Mais tout cela a disparu, roulé par l’immense fleuve dont parle Renan, qui nous entraîne dans un gouffre sans nom. Michel Suffran, son frère d’aujourd’hui, plus fidèle que je n’ai su l’être, prend Jean de La Ville entre ses bras avant que l’abîme l’ait aspiré, le ramène sur la rive et l’étend à mes pieds, ce grand garçon sombre qui trouva pour moi le nom de mon premier recueil: Les Mains jointes. Le 3 mars 1909, il écrivait à notre ami Louis Piéchaud: « J’ai refait connaissance ces temps derniers avec Mauriac. Tâchez de le rencontrer pendant les quelques jours qu’il passera à Bordeaux. Il vous racontera nos promenades nocturnes dans Paris, jusque vers trois heures du matin, nos causeries auprès de son feu, nos projets insensés et nos enthousiasmes ridicules.»
Ces mots perçus à travers un gouffre de cinquante-huit années, ce qu’ils éveillent dans le vieil homme d’aujourd’hui, je ne chercherai pas à l’exprimer. La vieillesse est le contraire du dessèchement, c’est le désespoir dominé et vaincu mais qui renaît d’un seul coup, d’une phrase comme celle-là ou comme celle qu’un an plus tard Jean m’écrivit après avoir lu dans L’Echo de Paris l’article de Barrès sur Les Mains jointes: «L’homme dédaigneux t’a compris, mais, sans vanterie, je crois te comprendre encore mieux que lui parce que je ne me demande pas: “Qu’adviendra-t-il de la charmante source?” Je sais où conduit le pli de terrain, bien que la source me suffise. Barrès compte sur ton bon sens, ta raison, pour moi je compte encore sur autre chose. D’ailleurs, quoi qu’il espère de tes “quatre saisons”, quoi que nous espérions tous, il me semble que je n’aimerai jamais rien de toi davantage que ces Mains jointes que j’ai vues s’unir dans notre obscure amitié et que ces vers que tu m’as lus pour la première fois dans une chambre d’hôtel…»
A quoi je ne puis rien ajouter aujourd’hui que deux vers du Grand Testament de Villon:

En escrivant ceste parolle
A peu que le cuer ne me fend.

Mais quoi! De La Ville de Mirmont et de Jacques Rivière et d’André Lafon à Jean Cayrol et à Michel Suffran, et à ce poète bordelais Louis Emié qui vient de mourir et auquel nous n’avons pas su rendre une suffisante justice, il reste que notre ville continue de sécréter une certaine race qui a survécu aux deux séismes des grandes guerres et que l’ère atomique, l’ère du yé-yé, n’a pas mordu sur elle. Michel Suffran ne paraît pas avoir conscience de ce qu’a d’anachronique ce vers de Jean de La Ville en qui tient toute l’inspiration de L’Horizon chimérique:

Et j’ai de grands départs inassouvis en moi.

De grands départs inassouvis… Cela ferait sourire aujourd’hui nos enfants qui atteignent New York en moins d’heures qu’il ne leur en faut pour aller à Bordeaux. Si Jean de La Ville avait vécu, j’imagine que sa nostalgie se serait transposée et que ce «départ inassouvi» lui eût été inspiré non par le port déserté où nous avons rêvé tous les deux, mais par l’époque dont l’atmosphère est devenue irrespirable et où on dirait que Michel Suffran circule grâce à un scaphandre. Il habite au fond d’un océan où la terrasse du Jardin Public de Bordeaux, sa primatiale merveilleuse, qui n’a pas rang parmi les cathédrales de France, et cette façade illustre sur le fleuve courbe, déshonorée par la crasse des siècles, où toute la ville bien-aimée n’est plus telle qu’elle subsiste encore aujourd’hui, mais telle qu’elle se reflète dans ce que j’ai écrit, dans les poèmes et dans les romans de Jean Cayrol, dans le cœur de Michel Suffran. Les villes ne survivent que grâce aux poètes qu’elles ont enfantés et dont elles demeurent le secret refuge.
Un refuge… Bordeaux le fût-il resté pour Jean de La Ville? Le livre de Michel Suffran m’oblige à prendre conscience de cette vérité amère qu’en fait notre amitié, à Jean et à moi, n’a duré que deux années: 1909-1910. Puis il fut reçu aux examens de la préfecture de la Seine et il réalisa son rêve: il quitta ce logis bas où il vivait rue du Bac, en face des magasins du Petit Saint-Thomas, et alla habiter l’île Saint-Louis, un rez-de-chaussée (heureusement un rez-de-chaussée! s’il est vrai, comme je crois m’en souvenir, mais peut-être l’ai-je rêvé? que ce doux jeta un jour sa maîtresse par la fenêtre). Dès que nous ne fûmes plus voisins, je ne le vis guère. Le rond-de-cuir dont il avait horreur était entré dans sa vie. Il s’éloigna de moi, qui étais au moment de me marier. A la veille de la guerre, il vint pourtant déjeuner chez nous. On jura de se revoir. Qu’en eût-il été? Moi j’étais déjà à mon affaire, comme on dit. Lui, il n’eût jamais été à la sienne. Un léger vent gonflait déjà ma voile. Nous attendions un premier enfant, nous espérions un premier succès. Lui, dans son bureau à la préfecture de la Seine, il s’occupait de l’assistance aux vieillards, espèce à laquelle il n’appartiendrait jamais et dont il parle sans s’attendrir.
S’il avait vécu, que serions-nous l’un pour l’autre aujourd’hui? Aurait-il eu un destin littéraire? Pour lui qui avait vingt-cinq ans, comme pour Charles Péguy qui en avait quarante, c’est un fait que la guerre fut une délivrance. Oui, ce qu’il y a de plus horrible au monde, des millions de jeunes hommes qui s’entretuent, il dut y voir le point final mis par le destin à une vie besogneuse et sans issue et qui lui donnait tout à coup une signification héroïque. Les vers retrouvés par sa mère sur sa table de travail sont tout frémissants d’une immense et vague espérance:

Cette fois, mon cœur, c’est le grand voyage,
Nous ne savons pas quand nous reviendrons.
Serons-nous plus fiers, plus fous ou plus sages?
Qu’importe, mon cœur, puisque nous partons!

La mort qu’il ne nomme pas, il se doute bien qu’elle est déjà là; et moi, après tant d’années, je songe que c’est elle, la mort, qui me l’a rendu, lui et tant d’autres que, s’ils étaient devenus des vieillards aujourd’hui, je ne connaîtrais peut-être plus ou dont je redouterais la visite. Tous ces morts qui auront à jamais vingt ans au-dedans de moi, ce Philippe, ce Raymond à qui j’ai dédié Les Mains jointes, ce Robert qui était l’oncle de François Mitterrand, et tous ceux de la guerre (tous les saints du calendrier y passeraient si je les nommais). Ils sont demeurés pris au-dedans de moi comme ces cadavres d’alpinistes qu’on découvre intacts dans la glace après des années. Michel Suffran les a retrouvés et me les rend, et il me ressuscite du même coup, tel que ces amis m’ont connu.
Notre chance, à nous les vieux survivants et les jeunes morts d’autrefois, c’est d’être encore aimés comme Michel Suffran nous aime. Il avance entouré de ces ombres peut-être suppliantes: Jacques Rivière, Jean de La Ville, André Lafon, il réveille une à une leurs voix étouffées. L’Horizon chimérique, la musique de Fauré l’aurait empêché de disparaître tout à fait; mais cet admirable poème La Maison pauvre, d’André Lafon, que Michel Suffran va rééditer aussi, a besoin de silence pour être entendu — de ce silence intérieur contre lequel tout se ligue aujourd’hui. Ces poètes que Suffran nous ramène, puissent-ils nous rendre le goût de ce silence qui fut leur état habituel, et dans lequel ils ont vécu, souffert, rêvé leur vie avant de la donner.

François Mauriac
de l’Académie française.

Oeuvres complètes – Jean de La Ville de Mirmont 1992