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JEAN LAHOUGUE Lettre au maire de mon village

Nous parlerons ici, cher Guy, de choses sans importance :
D’architecture au strict quotidien.
Du parpaing comme pierre du pauvre.
Du pavillon comme pastiche de maison.
Du lotissement comme semblant de village.
De la loi du marché comme principe esthétique.
De l’indifférence comme règle d’uniformisation.
De l’individualisme comme substitut de l’identité.
De la parcellisation comme succédané de l’urbanisme.
Du chacun chez soi comme accomplissement communautaire.
Du n’importe quoi n’importe où au plus vite comme illusion de liberté.
Et nous nous demanderons : l’espace où nous choisissons de vivre se doit-il d’être une juxtaposition de propriétés privées que chacun occupe à sa guise, ou une propriété par nature indivise objet d’un intérêt commun ?

Lire un extrait

Lettre au maire de mon village
L’extrait (pp. 5-26)

Au départ était notre village.
Pour ceux qui nous liraient, et chez qui le nom de Montourtier n’éveillerait spontanément aucun écho, précisons qu’il est situé dans le bocage mayennais, compte à peu près trois cents âmes et ressemble de loin, avec ses toits regroupés autour du clocher de son église, à ce logo qu’une célèbre compagnie d’assurances a choisi pour symboliser l’immuable sérénité dont elle se veut garante…
Le village, en somme, par excellence.
Exemplaire au point d’avoir tour à tour perdu, comme la plupart de ses semblables de modeste envergure, dans le même temps qu’eux et pour les mêmes raisons, les commerces, les artisans et jusqu’à la messe du dimanche qui animaient encore sa place au début du siècle dernier.
Une entité-village comme des milliers d’autres, aujourd’hui trop petites et coûteuses, à la fois trop proches des villes et trop écartées des axes, pour espérer jouer d’autres rôles que muets dans une économie concurrentielle et mondialisée.
Sans doute y subsiste-t-il, comme chez nombre de ses cousines, une mairie, une école, une épicerie-café-dépôt de pain – restaurant même, quand on le souhaite – et quelques fermes actives alentour… Mais pour combien d’années?
Les exploitants – tu ne le sais que trop – se font rares. L’unique enseigne ne perdure – un peu grâce à toi – que parce que communale. L’école n’est depuis longtemps qu’une demi-école, dont les grandes sections sont assumées par le village voisin. Quant à la mairie, ta mairie, quelles prérogatives au juste lui reste-t-il au sein d’une communauté surdominée par le seul bourg actif du secteur?
Ultimes symboles, ici-bas, de la ruralité et du commerce, du service public et de la démocratie, ne survivent-ils pas en vérité que parce qu’on a toujours eu peur de s’en prendre aux symboles? A fortiori quand il ne reste plus qu’eux…
Un village, au fond, comme tout le monde, jusque dans l’appréhension de sa mort.
Mais – oserai-je l’ajouter – un beau village.
*

C’est ici, pardonne-m’en, qu’une première explication s’impose.
À tout le moins une précaution oratoire – il y en aura d’autres.
Mais il en est des plus vieux mots comme des vieilles armes, qu’on ne saurait les manier sans circonspection…
Je ne sais pas plus que toi, ni que personne, bien sûr, ce qu’est le beau.
Je soupçonne tout au plus – pour autant qu’il se traduit dans la plupart des langues – qu’il recouvre un sentiment de plaisir, visuel en l’occurrence, assez universel. Sans ignorer toutefois que ce qu’il qualifie çà et là dépend à l’évidence des cultures, des époques et des goûts de chacun.
Le bon goût de l’un n’étant, comme chacun sait, que le mauvais de l’autre. Le bon goût d’une époque, celui de ses puissants.
Soit dit sous forme de quasi-théorème: à supposer que le sentiment du beau soit universel, aucun objet ne saurait en revanche être universellement reconnu beau. Les cathédrales gothiques semblaient barbares à nos classiques…
Mon village, reconnaissons-le, ne saurait échapper à la règle.
Je doute que ceux pour qui le séjour idéal serait à chercher dans un quartier résidentiel de Miami, sur les îles palmiers de Dubaï ou à Marina-Baie-des-Anges, trouvent à ses ardoises grises et au granite brut de ses murs d’autres charmes que morbides, non moins angoissants qu’archaïques…
Il n’est d’ailleurs pas besoin d’aller loin.
Quand je parle à tels de nos anciens, qui y sont nés, de la beauté de leur maison, quand je veux les persuader que cette seule beauté m’a fait choisir leur village sur cent pour y vivre, il n’est pas rare que je croise des regards incrédules. Qui sait même s’ils ne me soupçonnent pas de me moquer gentiment d’eux?
Ils en ont tellement l’habitude…
Au terme d’un siècle et plus de désertification rurale, de faillites et de désaffections, de mépris et d’exodes, comment n’auraient-ils pas fini par se convaincre peu ou prou d’inexistence? Réduits à n’être que les spectateurs ébahis du monde qui les écarte, comment n’admettraient-ils pas que le bon, le désirable, l’adorable, n’ont cours qu’en face, de l’autre côté des écrans, et surtout pas chez eux?
N’aura jamais de valeur que ce que les discours dominants affectent de valeur. Et les beaux villages, nul ne l’ignore, sont en Provence. Pas en Mayenne. Ainsi peut-on devenir – et pour les mêmes causes – aussi honteux de son toit que de son patois…
Reste que je suis bien forcé de l’admettre – et l’admets: la beauté dont j’ose parler ici ne procède pas plus de l’évidence que du consensus, y compris parmi ceux qui pourraient en être les plus fiers.
La beauté dont j’ose parler est à ce point sujette à caution que les plus ardents défenseurs du patrimoine s’en réclament aussi peu désormais que les théoriciens de l’Art.
Non sans raisons.
Les vandalismes conjugués de l’indifférence et du profit qu’ils se doivent d’affronter au quotidien n’auraient que trop beau jeu de dénoncer l’irréductible subjectivité de l’argumentaire.
S’agira-t-il de défendre quelque vénérable vestige contre un projet de rocade, les ambitions d’un promoteur ou toute autre convoitise flanquée de bulldozers, mieux vaudra cent fois s’autoriser de son ancienneté, de sa rareté, ou de son rôle historique.
La rareté comme l’ancienneté présentent l’avantage aux yeux des mesureurs d’être mesurables. Et du plus obtus des spéculateurs à l’édile le plus entreprenant, nul ne contestera qu’ils sont en bien des domaines facteurs de valorisation.
Quant à l’Histoire, commune par la force des choses, du moins y a-t-il quelque chance qu’elle fédère là où l’esthétique risque de diviser.
Tel est l’attrait du mot même de patrimoine qu’il sonne également clair aux oreilles des sentimentaux et des rentiers, des xénophobes et des universalistes, des investisseurs et des contemplatifs, des artistes et des notaires…
Et classer ce patrimoine rassure.
Ainsi préservera-t-on – parfois – le vestige, surtout s’il est très vieux, très rare et très historique, à défaut de pouvoir préserver le cadre où il s’inscrivait et qui lui conférait sa dignité, si ce n’est tout son sens.
Sans doute alors faudra-t-il mettre des œillères, et faire abstraction de tout l’environnement qui désormais le conteste et l’humilie, pour éprouver à son spectacle le plaisir qu’il promettait jadis au regard. Peut-être même sera-t-il source de plus de consternations que de jouissances. Mais ne soyons pas chiens: du moins l’a-t-on sauvé.
À se dépenser sans mesurer leur temps, leurs efforts ni souvent leurs économies, les défenseurs du patrimoine sont ainsi parvenus à préserver des démolisseurs nombre de ces objets de beauté dont Keats prétendait qu’ils sont des joies pour toujours.
Et cela sans pour autant s’autoriser de leur beauté.
À force de persévérance ils ont même remporté sur le papier – voire dans l’inconscient collectif – certaines victoires plus conséquentes.
De l’édifice protégé, du monument historique et de ses prestiges propres, on est bientôt passé à la notion de site. À cette idée, d’assez bon sens, que l’objet architectural à son tour s’ancre dans un lieu dont on ne saurait l’abstraire comme on ferait d’une statuette ou d’un tableau. Qu’il fait nécessairement partie d’un ensemble et qu’il est des ensembles plus ou moins cohérents, plus ou moins solidaires.
Autour des vestiges, lorsqu’il n’était pas trop tard, on a ménagé des périmètres de protection, des secteurs à sauvegarder dans les villes, classé non plus seulement des châteaux et des églises mais des cités entières, jusqu’à y raser, parfois, quelques incongruités monumentales trop manifestes.
On est allé plus loin.
On a pu délimiter, pour les protéger, jusqu’à des sites naturels qui ne pouvaient se réclamer quant à eux d’aucun vestige ni d’aucun passé glorieux. Des littoraux, des forêts, des vallées dont on ne saurait même dire qu’ils sont rares, mais que la libre prolifération du parpaing raréfierait à coup sûr et, au sens propre, dénaturerait…
Si je parle de victoire à propos de cette prise en compte du site, c’est qu’elle implique incidemment – mais à l’évidence – que les destructions ne sont pas seules préjudiciables au patrimoine, mais que certaines constructions le sont aussi. Ou, si l’on préfère une formulation plus brutale: que certaines constructions, dès lors qu’elles brisent la cohérence du site où elles s’implantent, le détruisent…
Que ce soit pour le dénaturer ou pour le déculturer.
Oh bien sûr, la victoire est des plus modestes… Comme toutes celles qui ne concernent que les idées.
Sur le terrain, force est de constater que les bétonneurs de toutes origines, promoteurs à dents longues ou particuliers désinvoltes, de dérogations en contournements, de projets postulés d’intérêt public en coups de force délibérément illicites, ne se soucient pas davantage aujourd’hui qu’hier de préservation des sites que de leurs premiers légos.
On pourrait même se demander si les humbles règles auxquelles on les astreint çà et là ne constituent pas pour la plupart un encouragement à les transgresser d’autant plus allègrement partout ailleurs… Comment ne profiteraient-ils pas de ce que bien des sites qui le mériteraient ne sont pas encore classés pour les rendre définitivement inclassables?
Et comme les plus consensuellement beaux sont aussi les plus recherchés, ne doutons pas qu’ils sauront y respecter les lois du marché à défaut de toute autre…
Soit dit à leur décharge (le pluriel serait ici désobligeant…), les contraintes auxquelles ils sont soumis dans les zones protégées ne brillent pas toujours par leur pertinence…
Sur quelle base objective parler encore d’homogénéité du site, par exemple, dès lors qu’on accepte d’y construire en des matériaux différents du matériau traditionnel qui seul jusqu’alors lui conférait une homogénéité?
Pour ne citer que la très respectable règle de hauteur interdisant au nouvel immeuble de surplomber les toits alentour, bien des pinailleurs objecteront qu’à la rendre rétroactive il faudrait araser les clochers des églises, les tours des châteaux, les flèches des cathédrales et les beffrois des vieilles cités.
Si ce n’est les montagnes voisines…
Les plus conséquents pourront même ajouter, non sans justesse, qu’à trop défendre le site au nom du patrimoine ancien, c’est au patrimoine de demain – tel que ses techniques lui autorisent précisément tous les gigantismes – qu’on interdit de s’établir.
Pauvres défenseurs du patrimoine!
Qu’ils s’en tiennent à défendre l’objet historique et lui seul sur les seuls critères mesurables de sa rareté et de son ancienneté, ils contribueront à dévaluer cela même qu’ils défendent aux yeux de qui le contemple.
Qu’ils s’en détachent pour se préoccuper aussi de son site, et la subjectivité de leurs critères s’avérera vite aussi peu fédératrice que s’ils se réclamaient tout naïvement du beau et du laid…
Tel est l’inconvénient des notions consensuelles qu’elles ne font le plus souvent qu’occulter les problèmes qui divisent, et que ceux-ci resurgissent tôt ou tard.
À trop parler du patrimoine et trop peu de sa beauté, à trop insister sur le devoir de mémoire et trop peu sur le droit de jouissance, comment n’oublierait-on pas que les objets dont il s’agit n’appartiennent pour la plupart ni aux musées ni aux cimetières mais à notre quotidien? Que la vie s’y poursuit? Qu’elle y est collective et qu’on ne saurait y éluder les querelles?
Qui sait même si ce n’est pas elle, la vie, qu’on évince du discours en s’en tenant à l’objectivité des choses?
Cependant que j’écris ces lignes, j’ai devant moi les deux beaux volumes récemment parus aux éditions Flohic sur le patrimoine mayennais, et l’omission – si l’on peut dire – saute aux yeux:
Il y a là des milliers de photos, d’églises, de châteaux, de manoirs, d’édifices composites revisités par les goûts dominants de tous les siècles, de sites archéologiques et d’objets cultuels, de moulins et de fours à chaux, de ponts et d’écluses, de gares, d’usines et même de carrières, désaffectées ou non…
Mais aucune de ces architectures collectives encore vivantes qu’on appelle des villages.
Aucune vue d’ensemble en tant que tels, en dépit de leur histoire, de l’homogénéité de leurs matériaux, de la diversité et de la luxuriance de leurs formes, de ce qu’il conviendrait d’appeler les palais du commun…
Si même les beaux livres les négligent, mon cher Guy, comment nos anciens sauraient-ils qu’ils sont copropriétaires de merveilles?
Tout cela pour en venir à une conclusion simple:
Il ne sert à rien de fuir la part de subjectivité qui discrédite certains jugements de valeur aux yeux des puristes. Quand bien même on ne parlerait plus de beau ni de laid, de mal ni de bien, les conflits qu’ils induisent demeureraient aussi longtemps que les sujets cohabitent.
Si subjectif soit le bien commun, force est à la loi commune de le garantir. Et le beau fait partie du bien.
C’est pourquoi les défenseurs du patrimoine demeurent mes amis.
Si discutables soient-elles en leur détail et si souvent bafouées dans les faits, les règles de protection des sites qu’ils ont suggérées au législateur ont au moins le mérite d’exister.
Ce sont elles qui nous ont épargné quelques copies conformes de ces barres et de ces tours (notre patrimoine des années cinquante, soit dit entre parenthèses) que force est aujourd’hui d’anéantir à l’explosif, parce que invivables, sans états d’âme et sans que beaucoup de subjectivités s’en plaignent.
Quant à la notion même de patrimoine, sous ses relents de naphtaline et ses airs de ne pas y toucher, on aurait tort de négliger les idées fortes qui la sous-tendent:
Celle que ce patrimoine-là, qu’il soit classé régional, national, ou mondial et dit – suprême honneur – de l’humanité, présuppose que ce qu’il désigne n’appartient pas exclusivement à son propriétaire selon le cadastre, mais à la collectivité tout entière.
Celle aussi que les sites patrimoniaux s’offrent nécessairement à tous les regards qui les embrassent, et qu’ils engagent non moins nécessairement les goûts de tous que ceux de qui s’y achète un lopin.
L’apparence de la demeure appartient à celui qui la regarde autant qu’à celui qui la possède, assure un proverbe chinois – bien provocant pour qui s’accorde le droit de tout faire dès lors qu’il paie pour cela…
Mais telle est l’irréductible effronterie du regard qu’il franchit forcément les barrières les mieux barbelées, et qu’il rend en termes de jouissance, par la force des choses, toute propriété indivise.

Lettre au maire de mon village (Jean Lahougue – 2004)