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MÉCISLAS GOLBERG Lettres à Alexis

Préface de Jean-Paul Corsetti

Écrivain maudit, paria, trimardeur et exilé par la police, Golberg est parvenu néanmoins à construire une œuvre dans laquelle sa sensibilité juive rencontre l’idéal classique et l’esthétique italienne. Il publia des œuvres dramatiques aux accents mythiques (Prométhée repentant) ou bibliques (Lazare le ressuscité), rédigea un journal de voyage dans l’Oberland et en Italie, et ce  » journal d’une âme », à la limite de l’autobiographie littéraire et de l’essai philosophique.

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DE LA SAGESSE
I

De la sagesse

Cher ami,

Te rappelles-tu nos soirées d’hiver, ces samedis de la rue Rollin, de l’Académie Rollin, comme tu disais en riant? Là, parmi des rires et des plaisanteries, dans l’intimité, quelques idées sont écloses. Nous parlions de choses simples, et souvent, cependant, nous avons gravi très haut le mont spirituel, très haut, jusqu’au vertige.
Parmi ceux qui sont venus et que nous avons bien choisis, tu apparaissais rarement. La pensée, sous cette forme, te fatiguait. La sagesse avait été souvent ingrate pour toi, te rappelles-tu?
Or, tu as senti sincèrement beaucoup de vérités et tu as voulu comprendre. La sagesse t’a interdit pourtant de l’aborder! Pourquoi?
Je crois, ami, que deux choses empêchent d’aimer l’esprit: la sensualité déplacée et la vanité d’être suffisant dans la petite vie.
Sublimes sont les hommes, les amants admirables qui continuent et procréent la race. Leur front, que la pensée illumine rarement, a l’éclat immortel de la matière. Leur regard caresse la chair. Leurs gestes ont la ligne sacrée de la fécondité matérielle. Petit, certes, est l’homme qui mène une existence égoïste et sans éclat.
Il existe de ces hommes qui vivent pour faire le nombre; pour donner par leur seule présence plus d’expression aux formes. Ainsi, dans un parti politique, qui n’a pas rencontré des hommes médiocres et si braves! lls vivent dans la coulisse, loin des passions; ils admettent les données acquises. Tout en créant leur propre vie, ils se chargent de ces aimables et si difficiles besognes dont les semeurs d’énergie ne peuvent prendre la responsabilité. Que d’humbles professeurs, érudits chercheurs, des Bergeret sans philosophie cultivent les lettres, en grattant sur le papier des idées peu folles, bien banales et bien équilibrées! Partout où s’exerce l’activité humaine, on trouve de ces êtres bonasses, qui comme des ombres continuent la forme et permettent aux timides de s’approcher d’elle.
Mais à coté de ces admirables médiocres, de ces dieux de la simplicité, il existe des êtres grimaçants et insuffisants, de ces amants qui ont dépensé et la beauté et la chair, de ces hommes, sans souffle créateur, qui pour donner de l’éclat à leur âme grise font naître des confusions et répandent des erreurs. Ceux-là ne sont jamais à leur place. Ils deviennent des amants meurtriers; ils tuent leurs enfants; ils déforment les flancs des mères.
Incapables de subir la précision rigoureuse que réclament les vérités acquises, ils déforment leur médiocrité divine en la parant d’efforts stériles et sous prétexte de l’esprit. Leur vanité les approche des héros, et ils défigurent ce qui devrait être sacré dans l’humanité. Cependant, il est sublime d’être soi-même!
Les hommes purs sont toujours amis! Un amant au front bas, un penseur banal et un solitaire de l’esprit ne se maudiront jamais l’un l’autre. Seuls des bâtards des formes immortelles de l’humanité, des amants insuffisants, des impuissants voulant créer, des médiocres désirant inventer, brisent et souillent les expressions pures.
Ami, la pureté est l’unique vertu de l’homme! Savoir vivre, savoir mourir, savoir ne pas commettre le mensonge intime envers soi-même est la plus belle des vertus. Si, au contraire, on confond les formes, même avec les meilleures intentions, on diminue ce qu’on croit aimer. Ainsi, dans la vie de l’esprit, et c’est elle qui m’intéresse en ce moment, il y a des côtés sombres. Platon autrefois a chanté la sagesse. Son Banquet est une admirable harmonie spirituelle où toutes les beautés sont amicales. Mais notre sagesse a déjà un caractère plus grave. Elle n’est pas née près de la mer d’émeraude. Le soleil qui l’a fécondée a plus de dureté. Elle est faite aussi de plus de vie et de plus de mort. La nôtre, cher ami, a vu s’écrouler Athéné et se dessécher le jardin des Oliviers. Les foules qui ont apporté leur sang sont aussi plus variées. Nous avons dans nos regards le feu de nombreuses races et des pays les plus divers. Notre tache aussi est plus dure! L’homme est devenu si complexe. Le langage même dont il use prête aux confusions, et souvent la forme et ce qu’elle contient n’ont rien de commun. Aussi notre sagesse a plus de gravité et plus de mélancolie. Oui! nous comprenons la Parque, nous comprenons le pardon! mais tout en admettant ces fatalités, nous savons que la fécondité spirituelle vient de la pureté et que, pour l’acquérir, il faut beaucoup de solitude, beaucoup de flétrissures! Platon a pu sourire sans tristesse! Mais nous sommes obligés de lutter contre nous-mêmes et contre les imprécisions plus que lui. Notre vie est plus solitaire et plus courte. Elle est souvent tragique.
«O sublime penseur d’Athènes, regarde! En t’adorant et quoique la lumière nous illumine, nous sommes obligés de chanter l’élégie. De notre mélancolie vient notre sagesse. Ne ris pas de nous, tu ignores tout ce que nous avons vu! La sagesse tragique, la sagesse bienveillante et mélancolique, voici notre existence! Vous aimiez hommes et femmes. Vous saviez n’amoindrir aucune de vos forces. Nous comprenons toutes les formes, mais nous sommes obligés, pour atteindre les cimes, de jeter beaucoup de lest, car ces cimes sont plus hautes. Aujourd’hui l’esprit est sorti de la vie. Et il y rentrera à condition que nous puissions ne vivre qu’en lui. Qui voudrait continuer l’immortelle œuvre, doit la connaître et marcher droit, en arrachant de son cœur ce qui est contre cet intime rapprochement. Et ceci est bien digne d’une larme!»
Ami, que de fois s’approche-t-on vers les choses de l’esprit par ennui, par vanité. Celui-ci veut faire une doctrine, un autre a le désir de se publier, un troisième de s’amuser quelques heures en cérébrant pour avoir le vertige.
Pauvres gens! Certes, en s’introduisant parmi ceux qui pensent, ils stérilisent beaucoup d’efforts et tuent de précieuses énergies. Mais eux-mêmes aussi, en jetant leurs regards curieux dans la fournaise de l’âme, brûlent leurs propres yeux.
Or, il est si facile d’être grand! Il suffit de comprendre le peu de vie qu’on a et de la bien distribuer. Pourquoi ces troubles cruels, ces cuisantes souffrances, ces effrois malsains? Il suffit, ami, de prendre son parti et de vivre dignement. Agir toujours le mieux pour ne rien regretter. Ne pas créer mal si on peut bien écouter. Ne pas venir chez les simples d’esprit, en leur apportant les passions de ceux qui croient autrement.
La vie est ouverte! Les portes sont grandes. On peut passer sans se heurter à rien si l’on vit sincèrement. Mais les passions, déplacées et déformées, des vanités, de maladives amitiés, de faux enthousiasmes tuent les hommes. Il faut les éviter. Venir troubler la paix de la pensée, aller jeter la vérité sage parmi les folles fêtes, obliger la raison de mentir, est-ce là la destinée de l’homme? Ne vaut-il pas mieux disparaître ou bien se restreindre à une vie moins spirituelle, mais plus juste? La pensée n’est pas plus vertueuse qu’autre chose, car au-dessus de la pensée il y a l’Esprit! Et sa loi est que tout soit conforme à sa propre vérité. Les moines de l’esprit, les manieurs de foules, les créateurs d’hommes, de passions, de biens, même les médiocres, même les saint Jean si doux et qui aiment, sans comprendre, tout cela vaut mieux que la désolante imprécision. L’égalité domine le monde! Et la seule injustice est la confusion. Toute la volonté, toutes les souffrances, l’énergie même de l’homme doivent tendre à saisir la forme pure à laquelle il se destine. Flibustier, financier, écrivain, charpentier, mâle, sportsman ou penseur valent autant, si leur énergie est pure! Mais l’amant qui philosophe, le philosophe dont l’âme est faussée, le sportsman par dépit, le financier par orgueil, le charpentier par hasard portent ombrage et à eux et à la vie. Voici, ami, quelques vérités que j’ai voulu te dire aujourd’hui. La vie grande est simple! Ses souffrances et ses joies sont naturelles et ne diminuent pas. Elle est sereine parce qu’elle est de substance immortelle. Elle doit être mélancolique parce qu’elle vient de l’homme et que l’homme périt. Mais, pour y arriver, il faut veiller à deux grandes erreurs, à la sensualité déformée et à l’énergie dépravée qui devient vanité.
A toi, très amicalement.
Paris, 6 janvier 1902.

Pas de couverture disponible, éditions champ vallon