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WITOLD PILECKI Le Rapport Pilecki

Déporté volontaire à Auschwitz 1940-1943
Traduit du polonais par Urszula Hyzy et Patrick Godfard
Notes historiques d'Isabelle Davion
Postface d'Annette Wieviorka

Varsovie, 19 septembre 1940 : un officier de réserve polonais se fait volontairement arrêter lors d’une rafle par l’armée allemande.
Son nom : Witold Pilecki.
Sa mission : être interné dans le camp d’Auschwitz pour y constituer un réseau de résistance.
Témoin tragique d’une des pages les plus sombres de l’histoire de l’humanité, après presque mille jours passés dans l’antre du crime nazi, il est le premier homme à informer des conditions effroyables de détention à Auschwitz. Constatant qu’aucune intervention extérieure n’est menée, il s’évade au printemps 1943 pour raconter lui-même l’enfer concentrationnaire qu’il vient de vivre.
« Dire ce que nous ressentions permettra de mieux comprendre ce qui s’est passé » : le Rapport Pilecki constitue la mémoire vive d’un homme qui fut l’un des plus grands résistants de la Seconde Guerre mondiale.
Arrêté et condamné pour espionnage par les communistes, il est exécuté clandestinement en 1948 à l’âge de 47 ans.

Lire le début

     Le Rapport Pilecki: déporté volontaire à Auschwit 1940-1943

Les premières pages

LETTRE DU CAPITAINE DE CAVALERIE WITOLD PILECKI
AU MAJOR GÉNÉRAL TADEUSZ PELCZYNSKI

Le 19 octobre 1945

Mon général,
Nous nous sommes vus il y a peu. Je vous remets mon rapport car je ne peux l’emporter et parce que les officiers supérieurs et anciens commandants de la Résistance polonaise peuvent trouver intéressants ces détails inconnus sur l’activité de membres de l’Armée de l’Intérieur au sein du camp d’Auschwitz.
Une maison d’édition américaine m’a proposé beaucoup de dollars pour publier ces mémoires. Mais je ne leur ai pas donné de réponse positive pour deux raisons : premièrement, je n’ai pas le temps de polir le style ; deuxièmement, j’aurais des remords à gagner ainsi de l’argent.
D’autres m’ont aussi sollicité. Toutefois, à mes yeux, la meilleure chose à faire est, mon général, de vous remettre le tapuscrit.
Peut-être qu’une personne à Londres le trouvera digne d’intérêt. S’il vous plaît, ne considérez pas cet écrit comme du sensationnalisme : c’est le récit de l’expérience de nombreux et honnêtes Polonais.
Tout n’a pas été dit ici. C’était impossible de le faire en si peu de temps. Mais rien n’a été rajouté : le moindre « bobard » profanerait la mémoire de tant de personnes de valeur qui sont mortes à Auschwitz.

« Tomasz d’Auschwitz »
Capitaine de cavalerie Witold Pilecki

AVANT-PROPOS

Je suis supposé décrire seulement les faits bruts. Mes amis le souhaitent : « Plus tu t’en tiendras aux faits en les relatant sans commentaires, plus cela aura de la valeur. »
Je pourrais essayer. Mais n’oublions pas : nous n’étions pas faits de bois et encore moins de pierre. Et même n’a-t-il pas semblé que les pierres pouvaient se briser dans cet enfer.
De temps en temps, parmi les faits relatés, j’insérerai ma pensée pour exprimer ce qui était ressenti. Personnellement, je ne pense pas que cela diminue la valeur de mon témoignage.
Je le répète : nous étions faits non de pierre mais de chair et d’esprit : nous sentions nos cœurs battre, parfois très fortement et nos cerveaux continuaient à fonctionner comme en une pensée difficile à saisir mais persistant toutefois à surnager en nous.
Dire ce que nous ressentions permettra de mieux comprendre ce qui s’est passé.

L’ANNÉE 1940

La seconde rafle à Varsovie eut lieu le 19 septembre 1940. Plusieurs personnes, toujours vivantes, m’ont vu marcher seul à six heures du matin au croisement de l’avenue de l’Armée et de la rue Feli?skiego. Et là je me suis retrouvé dans les rangs de cinq formés par les habitants raflés par les SS.
Place Wilson, nous devions monter dans des camions. Puis nous fûmes acheminés dans les casernes de la cavalerie. Une fois arrivés, nous devions divulguer notre identité et tout objet pointu nous fut confisqué. Nous étions prévenus que même une simple lame de rasoir dissimulée conduirait à être fusillé sur-le-champ. Par la suite, on nous a conduits au manège, où nous sommes restés les 19 et 20 septembre.
Durant ces quelques journées, plusieurs d’entre nous ont pu faire connaissance avec… un bâton en caoutchouc avec lequel les Allemands frappaient sur la tête. Toutefois c’était dans les limites de ce qui était acceptable pour des personnes habituées à ces moyens de maintenir l’ordre. À ce moment-là, des familles ont réussi à faire libérer leurs proches en payant des sommes colossales aux SS.
La nuit, nous dormions les uns à côté des autres sur le sol. Un grand réflecteur placé à l’entrée éclairait le manège. Des quatre côtés, des SS avec des mitrailleuses surveillaient.
Nous étions mille huit cents et plusieurs dizaines. La passivité de la masse me choquait. C’était comme si chaque individu était inhibé par la masse. Nous étions similaires à un troupeau de moutons.
Une idée simple m’obsédait : mettre les esprits en branle, inciter la masse à l’action. C’est pourquoi j’ai proposé à mon compagnon S?awek Szpakowski (je sais que jusqu’à l’insurrection de Varsovie, il était toujours en vie) le plan suivant : convaincre les autres d’attaquer les postes de SS pendant que, prétextant d’aller aux toilettes, je me jetterai sur le réflecteur pour le casser. Mais il considéra une telle action comme purement fantaisiste.
De toute façon, je ne devais pas quitter l’objet de ma mission. L’enjeu de cette dernière était beaucoup plus important.
Le 21 septembre au matin, ils nous embarquèrent dans des camions et nous escortèrent avec des motards armés de mitraillettes à la gare de l’Ouest. Là, ils nous mirent dans des wagons de marchandises. Apparemment de la chaux avait été transportée dans ces wagons : le plancher en était couvert. Les portes furent verrouillées. Toute la journée, nous avons roulé. Aucune nourriture, aucune boisson ne furent distribuées. Mais, après tout, personne ne voulait manger. Du pain avait été fourni le jour précédent. Nous le gardions. Nous n’avions pas conscience alors de la valeur d’un morceau de pain. En revanche, nous souhaitions ardemment boire. En effet, la chaux se transformait en poussière et nous irritait les narines et la gorge.
À travers les interstices des planches obstruant les ouvertures, nous avons vu que nous nous dirigions vers Cz?stochowa. Vers 22 heures, le train s’est arrêté. Des ordres furent criés, des chiens aboyaient, les portes des wagons étaient au fur et à mesure ouvertes.
C’est le moment où j’ai eu l’impression de quitter la Terre, de rentrer dans un autre monde. Je ne dis pas cela pour faire littéraire. Au contraire, pour décrire ce monde, je n’aurai pas besoin d’employer des mots superflus, j’irai directement à l’essentiel. Non seulement les SS nous frappaient sur la tête avec les crosses des fusils, mais toutes nos idées, nos concepts sur la vie, la société sur Terre, par exemple le droit, tout cela s’effondrait aussi de façon brutale. Ils essayaient de nous atteindre de façon plus radicale, de nous briser mentalement.
Le bourdonnement des voix, le fracas des cris s’approchaient progressivement. La porte de notre wagon fut violemment ouverte et des lumières nous aveuglèrent.
« Heraus ! Rrraus ! Rrraus ! » (Dehors !) Les cris retentirent. Les SS frappaient avec leurs crosses sur les épaules, les dos, les têtes. Il nous fallait sortir rapidement. J’ai eu de la chance de ne pas être frappé et de me retrouver au centre de la colonne. Des SS donnaient des coups de pied et faisaient un bruit terrible.
« Zu Fünfte ! » (Formez des rangs de cinq !), criaient-ils. Des chiens lâchés par ces brutes sautaient sur ceux qui n’étaient pas bien alignés dans la colonne. Aveuglés par les réflecteurs, poussés, brutalisés, assaillis par les chiens, nous nous trouvions dans des conditions que nous n’avions jamais vécues auparavant. Les plus faibles d’entre nous étaient littéralement abasourdis.
On nous conduisait vers une place éclairée par des projecteurs puissants. Sur le chemin, les SS ordonnèrent à l’un d’entre nous de courir. Ce dernier fut aussitôt abattu. Dix hommes furent, au hasard, sortis des rangs puis abattus à leur tour, soi-disant pour « aide à évasion ». Les cadavres furent traînés à l’aide d’une sangle attachée à un pied. Les chiens étaient excités par le sang : ils furent lâchés sur les corps. Les SS riaient.

Rapport Pilecki (Le) – Witold Pilecki 2014