Champ Vallon

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Christian | GODIN

Le volume 4 évoque, grâce aux œuvres du patrimoine universel de l’humanité, la manière dont celle-ci a pu donner forme (visible, audible, lisible) à son rêve, à ses rêves de totalité. Et même si l’art semble de nos jours délaisser l’univers pour constituer pour soi-même son propre monde, divers indices laissent à penser que le lien n’a pas été entièrement rompu.

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QUATRIÈME SECTION
LIVRE 1
LES ARTS ET LA LITTÉRATURE

PRÉAMBULE

ENTRÉE
Perte et conservation de lArt

I. LES CATÉGORIES

1. TOTALITÉ EXTENSIVE ET TOTALITÉ COMPRÉHENSIVE
A) La totalité extensive
B) La totalité compréhensive
C) Le sublime
D) L’artiste universel

2. LŒUVRE D’ART COMME TOUT
A) La synthèse
B) Lharmonie
C) L’Œuvre
3. LA NON-TOTALITÉ EN ART
A) La détotalisation
B) Le fragment
C)L’inachevé

Il. LES ARTS PLASTIQUES

1. L’ARCHITECTURE
A) La fonction univers
a. La ville, la maison et le jardin
b. Le temple-monde
c. La cathédraie-somme
B) Le modèle organique
a. La Renaissance
b. Les temps modernes
c. La ruine

2. LA SCULPTURE

A) La totalité
a. la totalité cosmique
b. Le tout
c. L’assemblage
B) La détotalisation
a. La mutilation
b. Le fragment
C) Rodin ou la dialectique du tout et des parties

3. LA PEINTURE
A) Le Voir
B) La totalité extensive
a. le symbolisme
b. La série picturale
c. Le tableau encyclopédique
C) La totalité intensive
a. Rubens
b. Rembrandt
c. Picasso

III. LA MUSIQUE

1. LA MUSIQUE DU MONDE
2. LE MONDE DE LA MUSIQUE
3. LE MONDE PAR LA MUSIQUE

IV. LA LITTÉRATURE

1. LES CATÉGORIES
A) Tout écrire
B) Les mouvements
C) Le Livre

2. LES GENRES
A) L’épopée
B) Le drame
C) Le roman

3. LES ÉCRIVAINS
A) Goethe
B) Victor Hugo
C) Pessoa

V. L’OEUVRE D’ART TOTALE
ET LES ARTS DU SPECTACLE

1. L’UNION DES ARTS AVANT WAGNER
A) La représentation totale
B) La naissance de l’opéra
C) L’opéra du XVIIe et du XVIIIe siècle
D) La théorie de l’union des arts au XVIIIe siècle
et à l’âge romantique

2. LA THÉORIE WAGNÉRIENNE DU DRAME
A) Le roman des origines
B) La séparation et la perte
C) La négation de la négation
a. Une oeuvre d’art de l’avenir
b. Une anthropologie de l’homme total
c. Une politique communautaire

3. LA RÉALITÉ DU DRAME WAGNÉRIEN
4. LE DESTIN DE LŒUVRE DART TOTALE
A) L’œuvre totale musicale
B) L’œuvre totale scénique
a. Le théâtre
b. La danse
C) Le cinéma
a. Un nouvel art total
b. L’image cinématographique
c. L’image et le son
d. La totalité organique : S.M. Eisenstein
e. La totalité dis-associative : J.-L. Godard
D) Le spectacle total
a. Les dernières métamorphoses de l’œuvre d’art totale
b. L’art totalisé par la technique
c. L’art et la vie
d. L’art totalisé par la nature

CONCLUSION

Bibliographie
Index général
Table des illustrations
Table des matières

Lire des extraits de presse

LIBERATION

(2 juillet 1998)
À l’heure où la pensée dutout est assimillée au totalitatime de la pemée, Christian Godin s’est donné la tâche pharaonique de colliger tout ce qui a été dit sur la totalité.

Un apologue indien raconte qu’un jour trois aveugles rencontrèrent un animal inconnu. La premier saisit la queue et conclut que la bête était mince, souple et poilue. Le deuxième tâta la trompe et déclara que la bête était un gros boa. Le troisième toucha une patte et en déduisit que l’animal était semblable à un arbre de la forêt. Aucun, naturellement, ne reconnut l’éléphant. Il est difficile en effet de se faire un image du tout quand on n’a que la partie. D’ailleurs, hors du tout, il n’y a pas de « parties », alors qu’un tout garde son sens si une partie lui fait défaut (encore faut-il savoir, il est vrai, de quel tout il s’agit, car, si un avion auquel à manque les ailes n’est pas un avion, un manuscrit incomplet, un tableau inachevé, une statue à laquelle il manque un bras ou la tête restent des œuvres d’art). Comment cependant peut-on avoir connaissance du tout? comment même « définir » la totalité, la délimiter, si, en lui fixant des limites, on laisse en dehors quelque chose qui lui échappe et qui n’en fàit donc plus une totalité? La pensée ne peut-elle sérieusement jouer qu’avec la singularité, le fragment, la différence? Hôlderlin n’avait sans doute pas tort de dire qu’ « il nexiste au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine ».
Christian Godin a déjà publié, de la Totalité, le Prologue et la section IV, complétés maintenant par la Section I, De l’Imaginaire au symbolique. Outre l’épilogue, prévu pour l’an 2000, cinq autres volumes sont à paraître. La totalité de la Totalité devrait composer un ensemble de près de… six mille pages! Il s’agit, on le voit, d’une entreprise intrépide. Il faut, en effet, n’avoir peur de rien pour envisager de donner, et donner effectivement, « une forme moderne, nouvelle, au projet hégélien d’encyclopédie philosophique ». Et ne pas craindre de ramer totalement à contrecourant, car s’il est une idée que la modernité à refoulée, bannie, étrillée, c’est bien celle de totalité, au point que toute pensée de la totalité a été, peu ou prou, assimilée au totalitarisme de la pensée. « Il faut faire voler le tout en éclat, désapprendre le respect pour le tout », prescrivait Nietzsche. On ne peut pas dire qu’il n’ait pas été écouté: de la philosophie à la science, de l’histoire à la sociologie ou à la psychanalyse, c’est toujours le particulier, le local, le singulier, le détail, le « cas », le « micro », la trace, le résiduel, l’antisystème qui ont été privilégiés. Comme l’écrit Gaudin, « tout conspirait chez Leibniz. Tout expire chez la plupart des philosophes contemporains. Déconstruction, disséminatiom déterritorialisation, différence, tout un courant de pensée contemporain travaille sur ces syllabes dé-, dis-, qui sont devenues, en remplacement des con- et sym- classiques, les préfixes fétiches de la modernité ». Ni l’homme, ni la nature, ni le monde n’ont plus été pensés comme des ensembles: si bien qu’à la pulvérisation du réel ou du sujet ont répondu l’hétérogénéité et l’incommensuranilité des discours. L’idée de totalité, dès lors, n’a pas seulement été vue comme une illusion ou un vieux songe évanoui — « norme éternelle » d’un monde d’harmonie dont on ne pourrait plus avoir que la nostalgie — mais comme une véritable nuisance: l’envie de totalisation, la propension à vouloir « tout » englober et assimilée au totalitarisme de la pensée. Si son entreprise semble téméraire, c’est naturellement que, voulant montrer qu’un  » rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie est possible et nécessaire », Christian Gaudin est obligé de balayer (au sens du balai et du regard) quasiment tout le champ philosophique (et esthétique, politique, technoscientifique, littéraire, psychanalytique, etc.), tel qu’il s’est constitué depuis plus d’un siècle, et, en même temps, doit se dissocier des « réhabilitations » de la Totalité faites par ceux qui en font une notion fétiche et « la portent en sautoir, comme un gri-gri », illuminés et charlatans de tout poil, adeptes des médecines « naturelles » ou du New Age, »holistes », mystiques, astrologues, adorateurs du Grand Tout et tutti quanti. Il faut dire que Christian Gaudin, qui n’avait jusqu’ici écrit que quelques ouvrages à visée didactique, retrousse ses manches et, crânement, attaque l’Everest: voulant extraire la notion de totalité de sa gangue métaphysique, il recense tout, reéertorie tour ce qui a été dit pour ou contre la totalité (le mot, la représentation iconique, le rêve, l’expérience, le concept, le mythe…), commence par le symbolique et analyse (Section 1) les modalités par lesquelles, dans le psychisme humain, et l’inconscient, se manifeste le désir d’ »être tout, faire tour, tout pouvoir, tout voir, tout avoir, tout savoir, tout dire », puis, (Section IV, Livre I) étudie la manière dont « les arts et la littérature de l’Histoire de l’humanité » ont pensé, rêvé, projeté, réalisé la totalité, en lui donnant une forme sensible, musicale, cinématographique, , plastique, architecturale… Ainsi passe-t-on — mais « systématiquement »! — des mutilations du corps aux totalisations du désir, des structures névrotiques aux schémas corporels, des inscriptions sur les vases grecs aux Recherches logiques de Husserl, des miniatures indiennes aux « nombres et lettres » des traditions pythagoricienne,kabbalistique, alchimique, taoïste, des ruines aux « cathédrales-somme », de la « dialectique du tout et des parties » chez Rodin à la théorie wagnérienne du drame, de Pessoa à l’Art total, de Rubens à Eisenstein ou à Godard. Une telle encyclopédie philosophique a de quoi « sonner » ou donner le tournis, d’autant que doivent arriver, encore, les volumes sur les Sciences, sur l’Histoire, sur la Philosophie…Saura-t-on décider, une fois qu’elle sera achevée, si  » le vrai est le tout » (Hegel) ou si « le tou t est le non-vrai » (Adorno) ? Sans doute pas. Mais une chose est sûre: Christian Godin, qui a autant de souffle que de culot, fait parler la philosophie comme elle avait cessé de le faire depuis belle lurette. D’une voix puissante et décidée. D’une voix de stentor.
Robert Maggiori.

ESPRIT

(octobre 2000)

Pour expliquer son entreprise gigantesque, qui se situe entre la réflexion sur les concepts et l’encerclement encyclopédique des notions, Christian Godin part du versant opposé à celui de la totalité. Il relève, à juste titre, l’existence d’une fascination moderne et contemporaine pour le fragment et le fragmentaire. Le monde ne fait plus un tout. Pire, le tout est soupçonné d’être forcément totalitaire. Nous vivons une époque de détotalisation.
« Avec le postmoderne on s’assure ses arrières — on sait d’avance qu’il n’y aura rien derrière. Le postmoderne est le n + 1 du temps » (p. 32).
Les préfixes  » dé « ,  » dis « ,  » dys  » sont les piliers de cette déconstruction.
Or, voilà le pas décisif à accomplir ou à refaire :
« S’il est un concept dont la pensée ne peut se passer, c’est bien celui de totalité. Caractère qu’il partage avec celui de vérité. »
Selon Christian Godin, la ruine de la totalité conduit à la ruine du sens. Aujourd’hui règne une pensée antisystématique qui fait comme si le totalitarisme avait été le produit de la raison. Pourtant, en pensant que la totalité mène forcément au totalitarisme, on a fait comme si l’interprétation totalitaire de la totalité allait de soi. Et surtout on a méconnu le fait que les totalitarismes ont été des détotalisations. Eesprit de notre temps est corrélé à un état affectif sensible à la contingence, la facticité, l’angoisse. À la fin du XXe siècle la  » totalité  » a été refoulée pour de bonnes et de mauvaises raisons. Et elle réapparaît malgré tout, mais sous la pire forme, le charlatanisme, la Schwärmerei, la pansophie vaguement mystique.
Contre cela, « un rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie, est possible, plus que possible même: nécessaire » (p. 43).
Le réel déborde la représentation que nous en faisons et mène donc à l’idée de totalité. Paradoxe étonnant, au moment où la science et la mondialisation rendent la totalité plus tangible, la philosophie refuse quasiment de considérer cette question. Comment refaire le lien entre philosophie et science ?
La science, dont l’histoire est avant tout conceptuelle, n’est en son fond que pensée (p. 113). Heidegger a tort de dire que  » la science ne pense pas « . Mépris ridicule et ronflant, par lequel le domaine de la pensée est restreint à la seule méditation philosophique et poétique afin de mieux en écarter la science. Bohr, Einstein, Heisenberg, Schrödinger ont été des philosophes authentiques. D’ailleurs leurs découvertes les y contraignaient. J’ose ajouter que si Aristote revenait parmi nous, il se reconnaîtrait sans doute plus dans les questions que se posaient Einstein et Bohr ou dans celles de la biologie que dans les dialectes heideggeriens ou déconstructionnistes. Aujourd’hui, même quand la philosophie n’ignore pas les sciences contemporaines ou ne les insulte pas, en général, elle les interprète mal. Elle en extrait des métaphores ou des simplifications parfois burlesques. Par exemple, dans les sciences récentes, l’incertitude affi chée correspond à un progrès de mesure et un progrès de connaissance. Déjà sur les notions élémentaires, le dialogue entre philosophie et sciences est beaucoup trop faible et superficiel. Quant à l’autre point de départ de Christian Godin, il est purement philosophique :  » L’idée de totalité est le postulat implicite de toute philosophie  » (p. 54). La totalité est un horizon de la pensée. La totalité n’est pas un fait mais une idée régulatrice, il n’y a pas de savoir total (p. 55). Ce qui nous rappelle, à bon escient, que tout constat d’inachèvement se fait sur l’horizon de la totalité (p. 116). Entre micro et macro, quelle rupture et quelle continuité ? La question est au moins ouverte (p. 118).
La philosophie n’est plus la science, ni la vérité, mais rien n’empêche qu’elle se consacre au déploiement de la totalité. Et à l’universalité éthique et esthétique.  » Dès que l’on n’envisage pas le tout, il n’y a pas de philosophiel. »
« Pour la première fois de l’Histoire, une civilisation peut se dire héritière de toutes les autres. Il est certain que cette mémoire totale s’est payée au prix fort d’un immense oubli: les signes ont remplacé presque partout les gestes et les objets. Nous n’avons plus les objets de nos ancêtres, ni leurs gestes, mais nous accumulons et sauvegardons leurs signes. Le patrimoine s’est toujours constitué sous la menace pressante de la destruction » (p. 132).
« De même que le vrai infini, selon Hegel, est relationnel et non pas substantiel, on pourrait établir que la vraie totalité est non pas substantielle (le tout, tout) mais relationnelle  » (p. 63).
Ceci nous mène tout droit à une réflexion sur la relativité, en tant que concept scientifique, en tant que mesure d’une relation et relation d’une mesure, et non en tant que relativisme. Totalité et infini, totalité et relativité doivent être conjugués beaucoup plus qu’opposés.
C’est par les réflexions liminaires, que je viens de présenter et commenter, que Christian Godin annonce et justifie son projet de réflexion sur la notion de totalité dans toutes ses manifestations. Ce travail de reconstruction est en cours. Trois volumes sur six annoncés ont été publiés..
Dans son premier volume, trop touffu, pour être analysé ici, Christian Godin réfléchit sur la distinction To olon / To Pan, tout intensif / tout extensif, whole / all. Le tout comme structure (to holon) et le tout comme collection (to pan): il y a là une mine pour la réflexion philosophique et scientifique.
Doit-on en conclure que la totalité, pour être nécessaire, est une notion élémentaire, facile? Le  » je ne méprise rien  » de Leibniz,  » la vue d’ensemble  » de Comte que Christian Godin reprend à son compte (p. 71) ne sont pas sans risque et ne supportent pas la médiocrité. L’ambition systématique de Leibniz et plus encore celle de Hegel ont été dangereuses. Mais le sont-elles plus que la spécialisation sans frein ? Quoi qu’il en soit, rappelons que la prétention de posséder un savoir absolu sur la totalité est inquiétante et déraisonnable. Certes chez Hegel, la démesure était modérée par le fait que la totalité n’était perçue qu’a posteriori (l’oiseau de Minerve s’envolant au crépuscule) et par l’idée d’une progression lente et dialectique de l’Histoire, impossible à forcer. Et la prétention hégélienne s’accompagnait d’une certaine modération politique, parce que l’essentiel de l’Histoire était joué, et surtout parce que Hegel avait constaté que le processus révolutionnaire tombait dans l’impasse de la violence. Cette modération fut balayée par certains disciples. Alors, en effet, savoir total devient pouvoir total, puis violence totalitaire. Idée devient idole, visée devient vision, intention devient prétention.
Kant avait souligné ce danger. La totalité et le système sont des idéaux philosophiques, non des savoirs. Parler au nom de l’Absolu conduit à occuper follement le point de vue de Dieu. L’esprit critique doit commencer par reconnaître que, de notre point de vue humain, la totalité n’est pas accessible. Le voyage de la connaissance sera toujours inachevé. Ceux qui prétendent posséder le savoir de la totalité refusent de voir les limites de toute connaissance et de toute action humaines.
Mais quand sont évitées ces folies totalitaires (réductrices et fermées) plus que totalisantes (c’est-à-dire ouvertes, infinies et sensibles à la relativité), alors, loin de s’en méfier, il faut rappeler que l’exigence de totalité est enracinée dans la raison humaine. La totalité n’est qu’un horizon, mais cet horizon ne peut être éliminé, il est inhérent à la pensée humaine, y compris comme connaissance des limites. Du moins, c’est ce qui apparaît en lisant Christian Godin, faute d’avoir pu lire pour l’instant le volume consacré à la philosophie de la totalité dans la philosophie même.
Si nous devenons les observateurs de la totalisation plus que de la totalité, en procédant par curiosité scientifique plus que par prétention ontologique, et en tant que question plutôt que réponse, non seulement la connaissance de la totalité ne nous apparaît pas en déclin mais en progrès. Bien sûr, il y a le fait de la mondialisation historique. Ses derniers épisodes sont frappants, mais c’est surtout l’accumulation et l’échange des connaissances depuis deux siècles qui nous ont ouvert les portes d’une connaissance, non pas unifiée, mais multiple et complète dans toutes les disciplines, toutes les cultures, les langues et les époques.
Plus encore, les sciences contemporaines ont progressé dans les conceptualisations. La relativité physique, par exemple, est un gain de mesure et une meilleure forme de connaissance de la généralité de l’univers à travers la connaissance de la particularité de chaque point de vue. Non seulement nous constatons que les lois physiques sont les mêmes partout, mais nous sommes parvenus à connaître en quoi chaque situation constitue un point de vue différent sur ces lois et, en partie, à comprendre et mesurer pourquoi.
Le savoir est illimité, la vie est limitée, et la cause désespérée, selon Zhuangzi. Soit, cependant la connaissance des limites n’est pas une connaissance parmi d’autres mais une connaissance supérieure. Le sage chinois disait la même chose que Héraclite et tous deux se rejoignent dans le dédain de la polymathie, de l’encyclopédisme toujours épuisant et parfois brouillon. Et pourtant, le point de vue contraire est tout aussi légitime. La brièveté de la vie humaine, les ridicules du pédantisme, la nécessité du loisir ne rendent que plus noble, plus tragique en un sens, le désir d’inconnu qui se manifeste dans le désir de connaissance. Ce désir de connaître des choses multiples et diverses, et de les connaître bien, autant que  » libido sciendi « , est marque d’humanité, et d’autant plus que ce désir connaît d’avance son échec. Dans cet effort dérisoire demeure l’idée que l’Humanité, comme tout, tirera profit (peut-être) de ces efforts individuels qui, quoique dérisoires, sont eux-mêmes bâtis sur des millions d’efforts humains préalables.
Gil Delannoi

Christian Godin, La Totalité, Volume 4, édition Champ Vallon

Ce volume 3 de La Totalité analyse les différentes façons dont la notion de totalité a été conçue et est présente dans les philosophies, depuis les présocratiques jusqu’à nos jours. Après avoir traité de la question du système (la philosophie comme tout), il détermine quatre positions théoriques possibles vis-à-vis de la totalité: la totalité actuelle (des présocratiques à Hegel, en passant par Spinoza), la totalité impossible (Pascal et Kierkegaard), la totalité refusée (Auguste Comte, la philosophie analytique, et les philosophies «de la différence») et enfin la totalité potentielle, qui met la totalité aux prises avec l’absolu (Platon, Descartes, Kant) ou bien avec l’Histoire (Marx, Sartre). Ainsi l’ensemble de la philosophie se trouve-t-il reparcouru à travers une notion dont la plupart des pensées modernes avaient fini par nous faire oublier le sens central.
La conclusion de ce volume introduit à la trilogie de La Totalité réalisée [les volumes 4 (les arts et la littérature), 5 (les sciences) et 6 (l’histoire) de La Totalité] dont il représente comme la conscience d’ensemble.

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TROISIÈME SECTION:
LA PHILOSOPHIE

Entrée
L’esprit de la totalité

LIVRE I
LES MODES DE TOTALITÉ EN PHILOSOPHIE 15

Entrée
Les deux pôles de la totalité en philosophie 1

I. La totalité philosophique
entre l’exhaustivité et l’absolu 18

1. L’encyclopédisme 19
2. La métaphysique 23
A) L’identité de l’être et de la pensée 24
B) La pensée suprême 25

II. La question du système philosophique 29

1. l’essence du système 30
2. la philosophie comme synthèse des philosophies 40
3. contre le système 49
A) Le systÈme impossible 50
a. l’inadéquation du système 51
b. L’incomplétude du système 53
c. L’inachèvement du système 54
d. Les contradictions du système 56
B) le système inutile 60
C) Le système dangereux 65

4. La détotalisation 72
A) La singularité 73
B) Le fragment 76
C) La marge 78

5. La nécessité du système et la recherche totale 81

LIVRE II
HISTOIRE SYNTHéTIQUE DE L’IDéE DE TOTALITÉ
EN PHILOSOPHIE 95

Entrée
Une chronologie sans histoire 9

0. La pensée primitive 100

I. Les présocratiques105

1. Des hommes universels 10
2. L’unité du tout 109
A) La phusis 109
B) l’Un-Tout et le Tout-Un 112
C) Pensée et être 114

3. La sphÈre de la belle totalité 115
4. Les fractures de la totalité 118
5. Les philosophes 121
A) Pythagore ou la totalité analogique 121
B) Héraclite ou la totalité dynamique 122
C) Parménide ou la totalité immobile 125
D) Empédocle ou la totalité différenciée 125
E) Anaxagore ou la totalité impliquée 126
F) Démocrite ou la totalité encyclopédique 128

II. Les sophistes129

III. Socrate 138

IV. Platon 141

1. Y a-t-il un systÈme platonicien? 143
2. Contre l’encyclopédisme 145
3. L’analytique platonicienne 146
4. Une philosophie du tout 148
5. Une philosophie d’une totalité 149

V. Aristote152

1. Aristote philosophe de la totalité 154
A) L’encyclopédisme 155
B) La métaphysique 15

2. La primauté du tout 158
3. L’universel 159
4. Le premier philosophe de la totalisation 161
5. La cosmologie 162

VI. Le scepticisme 164

VII. L’épicurisme 169

VIII. Le stoïcisme 174

1. Le systÈme philosophique 175
2. Le tout et les parties 176
3. Une physique de la totalité 178
4. Une éthique de la totalité 181
5. Une politique de la totalité 182

IX. Plotin et le néoplatonisme 186

1. L’un 18
2. Les hypostases 188
3. Tout et partie 189
4. L’absolu 191

X. La philosophie indienne 192

1. Une philosophie de la totalité 194
2. L’unité du cosmos 196
3. Les écoles philosophiques 197
A) Les écoles brahmanistes 198
B) Les écoles bouddhistes 201

XI. La philosophie chinoise 203

1. Le syncrétisme et l’universalisme 204
2. L’unité et l’union 205
3. La totalité négative 209

XII. La philosophie médiévale 211

1. La synthèse médiévale 213
2. Le primat du tout et l’infini 214
3. Le problÈme des universaux 219
4. Systèmes 220
5. La totalisation humaine 223

XIII. La philosophie à la Renaissance 225

1. L’idée de totalité à la Renaissance 226
2. Giordano Bruno 231
XIV. Descartes 234

1. Le savoir universe l23
2. La totalisation cartésienne 241
3. L’infini contre la totalité 244

XV. Pascal 246
1. Le fragment 248
2. Totalité vaine et impossible 249
3. Vue sur le tout 250

XVI. Spinoza 252

1. La totalité et ses tenant-lieu 254
A) La substance 254
B) Dieu 255
C) La nature 256

2. La domination du tout 257
A) La détermination du tout par le tout 258
B) La liaison et l’expression des parties 259
C) Une politique de la totalité 260

3. Les limites de la totalité 260

XVII. Leibniz 263

1. L’encyclopédisme 266
A) L’exhaustivité 269
B) lLéclectisme 272

2. L’unité 273
A) L’un et le multiple 274
B) L’expressivité de l’élément 275
C) L’harmonie universelle 276
D) L’infini et son intégration 278

3. L’oecuménisme 279
XVIII. L’empirisme 281

1. La critique de la totalité imaginaire 282
2. L’atomisme et la critique de l’induction 284
3. L’encyclopédie et le système 288

XIX. Dom Deschamps 290

1. La différence totologique292
2.Tout 295
3. Le tout 296
4. Les touts 301

XX. La philosophie des Lumières 303

1. La nature 305
2. La société et l’histoire 30

XXI. Kant 310

1. Le système 315
2. La synthèse 319
3. La catégorie et l’idée de totalité 320
4. L’universel 323
5. La question du monde 324
6. Le sublime et la finalité 325
7. La communauté humaine 326
XXII. Fichte 329
XXIII. Schelling et les romantiques 338
1. L’homme 342
2. La nature 346
3. L’histoire 353

XXIV. Hegel 35

1. A la recherche de la totalité 360
2. Fausses et vraie totalités 369
A) Les fausses totalités 369
B) La vraie totalité 371
C) Le cercle du savoir absolu 375

3. Totalités et totalité 376
4. Totalité close et totalité ouverte 379
Conclusion: un totalisme non totalitaire 381

XXV. Auguste Comte et le positivisme 385

1. Une pensée de la synthèse 387
2. Contre la totalité 389

XXVI. Kierkegaard 391

XXVII. Marx 395

1. Contre la totalité idéelle 369
2. La totalité réelle 399
3. L’homme total 402
4. L’histoire 405

XXVIII. Schopenhauer 409

XXIX. Nietzsche 414

1. Le systÈme nietzschéen 416
2. Les facteurs de totalisation 421
A) Le morne et joyeux tou t422
B) L’éternel retour 423
C) La volonté de puissance 425
D) La transvaluation et le surhomme 426

Conclusion: les avatars de dionysos 42

XXX. Les derniers idéalismes 430

XXXI. Partages du xxe siècle 43

1. Pour la totalité 438
2. Contre la totalité 444

XXXII. Le marxisme 451

1. Lukacs ou la totalité historique 461
2. Gramsci ou la totalité culturelle 466
3. Goldmann ou la totalité relative 46
4. Bloch ou la totalité utopique 469
5. Adorno ou la totalité évanouie 471
6. Althusser ou le tout contre la totalité 473

XXXIII. Les philosophies de l’analyse 476

XXXIV. La phénoménologie 482

1. L’origine et le fondement 486
2. Le profil et le tour 488
3. La réduction 491
4. L’horizon du monde 492
5. L’histoire et l’humanité 495

XXXV. Heidegger 496

1. L’être 497
2. Le monde 499
3. L’entiÈreté et la finitude 501

XXXVI. Sartre 505

1. La totalisation 509
A) Ttotalité et totalisation 509
B) L’induction existentielle 514
C) L’histoire 516

2. La détotalisation 518
A) Le hiatus ontologique 519
B) La détotalisation du pour soi 520
C) La détotalisation du collectif 521

3. La retotalisation inachevable 522

XXXVII. Les philosophies de la différence 523

LIVRE III
LES PHILOSOPHIES DE LA TOTALITÉ ACUTELLE 533

Entrée
L’actualisation philosophique de la totalité 535

I. Les philosophies de la totalité cosmique 538

1. Les présocratiques 538
A) Pythagore ou la totalité analogique 538
B) Héraclite ou la totalité dynamique 542
a. L’un-tout différencié 542
b. Les formes de la totalité héraclitéenne 543
c. Les incertitudes de la totalité héraclitéenne 554
C) Parménide ou la totalité immobile 555
D) Empédocle ou la totalité différenciée559
E) Anaxagore ou la totalité impliquée 562
F ) Démocrite ou la totalité encyclopédique 564

2. La philosophie indienne 568
A) L’organisme cosmique et le réseau des correspondances 569
B) L’unité 572
C) La singularité 576
D) L’absolu 578

3. La philosophie chinoise 580

II. Aristote ou la totalité physique/métaphysique 592

1. La primauté du tout 594
2. L’universel 601
3. Le premier philosophe de la totalisation 604
4. La cosmologie 608

III. Les philosophies de la totalité organique 611

1. Le stoÏcisme 611
A) Une logique de la totalité 612
B) Une physique de la totalité 614
a. Le bon ordre du monde 615
b. Le mélange total 619
c. L’éternel retour 621
C) Une éthique de la totalité 623
D) Une politique de la totalité: le cosmopolitisme 626

2. Giordano Bruno 629
3. Leibniz635
A) lL’un et le multiple63
B) L’expressivité de l’élément641
C) L’harmonie universelle645
D) L’infini et son intégration648

4. Schelling656
A) L’un659
B) L’un et tout663
C) La totalité organique666

IV. Spinoza ou la totalité aux prises avec l’infini670

1. La totalité et ses tenant-lieu671
A) Lla substance671
B) Dieu672
C) La nature673

2. La domination du tout 675
3. Les limites de la totalité 682

V. Hegel ou la totalité absolue 688

1. La recherche de la totalité 689
2. Les mauvaises totalités 691
3. La vraie totalité 695
4. Le cercle du savoir absolu 702
5. Totalités et totalité 704
A) Paradigmes et déterminations de la totalité 706
B) L’expressivité 710
C) Les limites de l’expressivité hégélienne 714

6. Ttotalité close et totalité ouverte 718
A) Le clos 718
B) Le différencié 721
C) L’ouvert 723

7. Totalisme et totalitarisme 726

VI. Nietzsche et la totalité tragique 738

1. Le systÈme nietzschéen 738
2. Le carré systématique 743
A) Le morne et joyeux tout 744
B) L’éternel retour 746
C) lLa volonté de puissance 750
D) La transvaluation et le surhomme 752

Conclusion: les avatars de Dionysos 755

LIVRE IV
LES PHILOSOPHIES DE LA TOTALITé IMPOSSIBLE 759

Entrée
L’éclipse de la totalité 761

I. Pascal 763

II. Kierkegaard 769

LIVRE V
LES PHILOSOPHIES DE LA TOTALLITé REFUSÉE 775

Entrée
La totalité forclose 776

I. Au nom du tout:
Auguste Comte ou le tout contre la totalité 778

1. Une pensée de la synthèse 778
A) Le systÈme encyclopédique 778
B) L’humanité 784
C) Les cercles de la pensée d’Auguste Comte 786

2. Contre la totalité 790
A) La connaissance censurée 790
B) Contre l’universel humain 794

II. Au nom du non-tout 796

1. Les philosophies de l’analyse790
A) Russell 799
B) Wittgenstein 802
C) Carnap et le cercle de vienne 805

2. Les philosophies de la différenc e810
A) Rosenzweig 810
B) Levinas 812
C) Deleuze 815
D) Lyotard 816
E) Foucault 818
F) Derrida 819

LIVRE VI
LES PHILOSOPHIES DE LA TOTALITÉ POTENTIELLE 825

Entrée
Lla totalité à l’horizon 820

I. La totalité aux prises avec l’absolu 828
1. Platon 828
A) L’analytique platonicienne 831
a. La discontinuité des idées 832
b. La division 833
c. Le dualisme 835
B) Une philosophie du tout 836
a. Le globalisme platonicien 836
b. Le tout et les parties 841
c. L’analogie 845
C) Une philosophie d’une totalité 846
a. La métaphysique 848
b. La cosmologie850

2. Plotin 854
3. Descartes 861
A) Le savoir universel 861
B) La totalisation cartésienne 865
a. La déduction 865
b. Le dénombrement 866
c. L’universel humain 869
C) L’infini contre la totalité 870

4. Kant 874
A) Le système 874
B) La synthèse 881
C) La catégorie et l’idée de totalité 885
D) L’universel 892
E) La question du monde 895
F) Le sublime et la finalité 901
G) La communauté humaine 905

II. La totalité aux prises avec l’histoire:
Les philosophies de la totalisation 911

1. Marx ou la totalisation finie 911
A) La totalité réelle 914
B) L’homme total 920
C) L’Histoire 925

2. Sartre ou la totalisation infinie 932
A) Totalisation 933
a. Totalité et totalisation 933
b. L’induction existentielle 936
c. L’histoire
B) Détotalisation 942
a. Le hiatus ontologique 943
b. La détotalisation du pour soi 944
c. La détotalisation de l’ensemble humain
C) Retotalisation 94

Conclusion

Vers la totalité réalisée 953

Bibliographie 955
Index général 970
Table des illustrations 983
Table des matières 984

Lire des extraits de presse

LIBERATION

(2 juillet 1998)
À l’heure où la pensée dutout est assimillée au totalitatime de la pemée, Christian Godin s’est donné la tâche pharaonique de colliger tout ce qui a été dit sur la totalité.

Un apologue indien raconte qu’un jour trois aveugles rencontrèrent un animal inconnu. La premier saisit la queue et conclut que la bête était mince, souple et poilue. Le deuxième tâta la trompe et déclara que la bête était un gros boa. Le troisième toucha une patte et en déduisit que l’animal était semblable à un arbre de la forêt. Aucun, naturellement, ne reconnut l’éléphant. Il est difficile en effet de se faire un image du tout quand on n’a que la partie. D’ailleurs, hors du tout, il n’y a pas de « parties », alors qu’un tout garde son sens si une partie lui fait défaut (encore faut-il savoir, il est vrai, de quel tout il s’agit, car, si un avion auquel à manque les ailes n’est pas un avion, un manuscrit incomplet, un tableau inachevé, une statue à laquelle il manque un bras ou la tête restent des œuvres d’art). Comment cependant peut-on avoir connaissance du tout? comment même « définir » la totalité, la délimiter, si, en lui fixant des limites, on laisse en dehors quelque chose qui lui échappe et qui n’en fàit donc plus une totalité? La pensée ne peut-elle sérieusement jouer qu’avec la singularité, le fragment, la différence? Hôlderlin n’avait sans doute pas tort de dire qu’ « il nexiste au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine ».
Christian Godin a déjà publié, de la Totalité, le Prologue et la section IV, complétés maintenant par la Section I, De l’Imaginaire au symbolique. Outre l’épilogue, prévu pour l’an 2000, cinq autres volumes sont à paraître. La totalité de la Totalité devrait composer un ensemble de près de… six mille pages! Il s’agit, on le voit, d’une entreprise intrépide. Il faut, en effet, n’avoir peur de rien pour envisager de donner, et donner effectivement, « une forme moderne, nouvelle, au projet hégélien d’encyclopédie philosophique ». Et ne pas craindre de ramer totalement à contrecourant, car s’il est une idée que la modernité à refoulée, bannie, étrillée, c’est bien celle de totalité, au point que toute pensée de la totalité a été, peu ou prou, assimilée au totalitarisme de la pensée. « Il faut faire voler le tout en éclat, désapprendre le respect pour le tout », prescrivait Nietzsche. On ne peut pas dire qu’il n’ait pas été écouté: de la philosophie à la science, de l’histoire à la sociologie ou à la psychanalyse, c’est toujours le particulier, le local, le singulier, le détail, le « cas », le « micro », la trace, le résiduel, l’antisystème qui ont été privilégiés. Comme l’écrit Gaudin, « tout conspirait chez Leibniz. Tout expire chez la plupart des philosophes contemporains. Déconstruction, disséminatiom déterritorialisation, différence, tout un courant de pensée contemporain travaille sur ces syllabes dé-, dis-, qui sont devenues, en remplacement des con- et sym- classiques, les préfixes fétiches de la modernité ». Ni l’homme, ni la nature, ni le monde n’ont plus été pensés comme des ensembles: si bien qu’à la pulvérisation du réel ou du sujet ont répondu l’hétérogénéité et l’incommensuranilité des discours. L’idée de totalité, dès lors, n’a pas seulement été vue comme une illusion ou un vieux songe évanoui — « norme éternelle » d’un monde d’harmonie dont on ne pourrait plus avoir que la nostalgie — mais comme une véritable nuisance: l’envie de totalisation, la propension à vouloir « tout » englober et assimilée au totalitarisme de la pensée. Si son entreprise semble téméraire, c’est naturellement que, voulant montrer qu’un  » rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie est possible et nécessaire », Christian Gaudin est obligé de balayer (au sens du balai et du regard) quasiment tout le champ philosophique (et esthétique, politique, technoscientifique, littéraire, psychanalytique, etc.), tel qu’il s’est constitué depuis plus d’un siècle, et, en même temps, doit se dissocier des « réhabilitations » de la Totalité faites par ceux qui en font une notion fétiche et « la portent en sautoir, comme un gri-gri », illuminés et charlatans de tout poil, adeptes des médecines « naturelles » ou du New Age, »holistes », mystiques, astrologues, adorateurs du Grand Tout et tutti quanti. Il faut dire que Christian Gaudin, qui n’avait jusqu’ici écrit que quelques ouvrages à visée didactique, retrousse ses manches et, crânement, attaque l’Everest: voulant extraire la notion de totalité de sa gangue métaphysique, il recense tout, reéertorie tour ce qui a été dit pour ou contre la totalité (le mot, la représentation iconique, le rêve, l’expérience, le concept, le mythe…), commence par le symbolique et analyse (Section 1) les modalités par lesquelles, dans le psychisme humain, et l’inconscient, se manifeste le désir d’ »être tout, faire tour, tout pouvoir, tout voir, tout avoir, tout savoir, tout dire », puis, (Section IV, Livre I) étudie la manière dont « les arts et la littérature de l’Histoire de l’humanité » ont pensé, rêvé, projeté, réalisé la totalité, en lui donnant une forme sensible, musicale, cinématographique, , plastique, architecturale… Ainsi passe-t-on — mais « systématiquement »! — des mutilations du corps aux totalisations du désir, des structures névrotiques aux schémas corporels, des inscriptions sur les vases grecs aux Recherches logiques de Husserl, des miniatures indiennes aux « nombres et lettres » des traditions pythagoricienne,kabbalistique, alchimique, taoïste, des ruines aux « cathédrales-somme », de la « dialectique du tout et des parties » chez Rodin à la théorie wagnérienne du drame, de Pessoa à l’Art total, de Rubens à Eisenstein ou à Godard. Une telle encyclopédie philosophique a de quoi « sonner » ou donner le tournis, d’autant que doivent arriver, encore, les volumes sur les Sciences, sur l’Histoire, sur la Philosophie…Saura-t-on décider, une fois qu’elle sera achevée, si  » le vrai est le tout » (Hegel) ou si « le tou t est le non-vrai » (Adorno) ? Sans doute pas. Mais une chose est sûre: Christian Godin, qui a autant de souffle que de culot, fait parler la philosophie comme elle avait cessé de le faire depuis belle lurette. D’une voix puissante et décidée. D’une voix de stentor.
Robert Maggiori.

ESPRIT

(octobre 2000)

Pour expliquer son entreprise gigantesque, qui se situe entre la réflexion sur les concepts et l’encerclement encyclopédique des notions, Christian Godin part du versant opposé à celui de la totalité. Il relève, à juste titre, l’existence d’une fascination moderne et contemporaine pour le fragment et le fragmentaire. Le monde ne fait plus un tout. Pire, le tout est soupçonné d’être forcément totalitaire. Nous vivons une époque de détotalisation.
« Avec le postmoderne on s’assure ses arrières — on sait d’avance qu’il n’y aura rien derrière. Le postmoderne est le n + 1 du temps » (p. 32).
Les préfixes  » dé « ,  » dis « ,  » dys  » sont les piliers de cette déconstruction.
Or, voilà le pas décisif à accomplir ou à refaire :
« S’il est un concept dont la pensée ne peut se passer, c’est bien celui de totalité. Caractère qu’il partage avec celui de vérité. »
Selon Christian Godin, la ruine de la totalité conduit à la ruine du sens. Aujourd’hui règne une pensée antisystématique qui fait comme si le totalitarisme avait été le produit de la raison. Pourtant, en pensant que la totalité mène forcément au totalitarisme, on a fait comme si l’interprétation totalitaire de la totalité allait de soi. Et surtout on a méconnu le fait que les totalitarismes ont été des détotalisations. Eesprit de notre temps est corrélé à un état affectif sensible à la contingence, la facticité, l’angoisse. À la fin du XXe siècle la  » totalité  » a été refoulée pour de bonnes et de mauvaises raisons. Et elle réapparaît malgré tout, mais sous la pire forme, le charlatanisme, la Schwärmerei, la pansophie vaguement mystique.
Contre cela, « un rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie, est possible, plus que possible même: nécessaire » (p. 43).
Le réel déborde la représentation que nous en faisons et mène donc à l’idée de totalité. Paradoxe étonnant, au moment où la science et la mondialisation rendent la totalité plus tangible, la philosophie refuse quasiment de considérer cette question. Comment refaire le lien entre philosophie et science ?
La science, dont l’histoire est avant tout conceptuelle, n’est en son fond que pensée (p. 113). Heidegger a tort de dire que  » la science ne pense pas « . Mépris ridicule et ronflant, par lequel le domaine de la pensée est restreint à la seule méditation philosophique et poétique afin de mieux en écarter la science. Bohr, Einstein, Heisenberg, Schrödinger ont été des philosophes authentiques. D’ailleurs leurs découvertes les y contraignaient. J’ose ajouter que si Aristote revenait parmi nous, il se reconnaîtrait sans doute plus dans les questions que se posaient Einstein et Bohr ou dans celles de la biologie que dans les dialectes heideggeriens ou déconstructionnistes. Aujourd’hui, même quand la philosophie n’ignore pas les sciences contemporaines ou ne les insulte pas, en général, elle les interprète mal. Elle en extrait des métaphores ou des simplifications parfois burlesques. Par exemple, dans les sciences récentes, l’incertitude affi chée correspond à un progrès de mesure et un progrès de connaissance. Déjà sur les notions élémentaires, le dialogue entre philosophie et sciences est beaucoup trop faible et superficiel. Quant à l’autre point de départ de Christian Godin, il est purement philosophique :  » L’idée de totalité est le postulat implicite de toute philosophie  » (p. 54). La totalité est un horizon de la pensée. La totalité n’est pas un fait mais une idée régulatrice, il n’y a pas de savoir total (p. 55). Ce qui nous rappelle, à bon escient, que tout constat d’inachèvement se fait sur l’horizon de la totalité (p. 116). Entre micro et macro, quelle rupture et quelle continuité ? La question est au moins ouverte (p. 118).
La philosophie n’est plus la science, ni la vérité, mais rien n’empêche qu’elle se consacre au déploiement de la totalité. Et à l’universalité éthique et esthétique.  » Dès que l’on n’envisage pas le tout, il n’y a pas de philosophiel. »
« Pour la première fois de l’Histoire, une civilisation peut se dire héritière de toutes les autres. Il est certain que cette mémoire totale s’est payée au prix fort d’un immense oubli: les signes ont remplacé presque partout les gestes et les objets. Nous n’avons plus les objets de nos ancêtres, ni leurs gestes, mais nous accumulons et sauvegardons leurs signes. Le patrimoine s’est toujours constitué sous la menace pressante de la destruction » (p. 132).
« De même que le vrai infini, selon Hegel, est relationnel et non pas substantiel, on pourrait établir que la vraie totalité est non pas substantielle (le tout, tout) mais relationnelle  » (p. 63).
Ceci nous mène tout droit à une réflexion sur la relativité, en tant que concept scientifique, en tant que mesure d’une relation et relation d’une mesure, et non en tant que relativisme. Totalité et infini, totalité et relativité doivent être conjugués beaucoup plus qu’opposés.
C’est par les réflexions liminaires, que je viens de présenter et commenter, que Christian Godin annonce et justifie son projet de réflexion sur la notion de totalité dans toutes ses manifestations. Ce travail de reconstruction est en cours. Trois volumes sur six annoncés ont été publiés..
Dans son premier volume, trop touffu, pour être analysé ici, Christian Godin réfléchit sur la distinction To olon / To Pan, tout intensif / tout extensif, whole / all. Le tout comme structure (to holon) et le tout comme collection (to pan): il y a là une mine pour la réflexion philosophique et scientifique.
Doit-on en conclure que la totalité, pour être nécessaire, est une notion élémentaire, facile? Le  » je ne méprise rien  » de Leibniz,  » la vue d’ensemble  » de Comte que Christian Godin reprend à son compte (p. 71) ne sont pas sans risque et ne supportent pas la médiocrité. L’ambition systématique de Leibniz et plus encore celle de Hegel ont été dangereuses. Mais le sont-elles plus que la spécialisation sans frein ? Quoi qu’il en soit, rappelons que la prétention de posséder un savoir absolu sur la totalité est inquiétante et déraisonnable. Certes chez Hegel, la démesure était modérée par le fait que la totalité n’était perçue qu’a posteriori (l’oiseau de Minerve s’envolant au crépuscule) et par l’idée d’une progression lente et dialectique de l’Histoire, impossible à forcer. Et la prétention hégélienne s’accompagnait d’une certaine modération politique, parce que l’essentiel de l’Histoire était joué, et surtout parce que Hegel avait constaté que le processus révolutionnaire tombait dans l’impasse de la violence. Cette modération fut balayée par certains disciples. Alors, en effet, savoir total devient pouvoir total, puis violence totalitaire. Idée devient idole, visée devient vision, intention devient prétention.
Kant avait souligné ce danger. La totalité et le système sont des idéaux philosophiques, non des savoirs. Parler au nom de l’Absolu conduit à occuper follement le point de vue de Dieu. L’esprit critique doit commencer par reconnaître que, de notre point de vue humain, la totalité n’est pas accessible. Le voyage de la connaissance sera toujours inachevé. Ceux qui prétendent posséder le savoir de la totalité refusent de voir les limites de toute connaissance et de toute action humaines.
Mais quand sont évitées ces folies totalitaires (réductrices et fermées) plus que totalisantes (c’est-à-dire ouvertes, infinies et sensibles à la relativité), alors, loin de s’en méfier, il faut rappeler que l’exigence de totalité est enracinée dans la raison humaine. La totalité n’est qu’un horizon, mais cet horizon ne peut être éliminé, il est inhérent à la pensée humaine, y compris comme connaissance des limites. Du moins, c’est ce qui apparaît en lisant Christian Godin, faute d’avoir pu lire pour l’instant le volume consacré à la philosophie de la totalité dans la philosophie même.
Si nous devenons les observateurs de la totalisation plus que de la totalité, en procédant par curiosité scientifique plus que par prétention ontologique, et en tant que question plutôt que réponse, non seulement la connaissance de la totalité ne nous apparaît pas en déclin mais en progrès. Bien sûr, il y a le fait de la mondialisation historique. Ses derniers épisodes sont frappants, mais c’est surtout l’accumulation et l’échange des connaissances depuis deux siècles qui nous ont ouvert les portes d’une connaissance, non pas unifiée, mais multiple et complète dans toutes les disciplines, toutes les cultures, les langues et les époques.
Plus encore, les sciences contemporaines ont progressé dans les conceptualisations. La relativité physique, par exemple, est un gain de mesure et une meilleure forme de connaissance de la généralité de l’univers à travers la connaissance de la particularité de chaque point de vue. Non seulement nous constatons que les lois physiques sont les mêmes partout, mais nous sommes parvenus à connaître en quoi chaque situation constitue un point de vue différent sur ces lois et, en partie, à comprendre et mesurer pourquoi.
Le savoir est illimité, la vie est limitée, et la cause désespérée, selon Zhuangzi. Soit, cependant la connaissance des limites n’est pas une connaissance parmi d’autres mais une connaissance supérieure. Le sage chinois disait la même chose que Héraclite et tous deux se rejoignent dans le dédain de la polymathie, de l’encyclopédisme toujours épuisant et parfois brouillon. Et pourtant, le point de vue contraire est tout aussi légitime. La brièveté de la vie humaine, les ridicules du pédantisme, la nécessité du loisir ne rendent que plus noble, plus tragique en un sens, le désir d’inconnu qui se manifeste dans le désir de connaissance. Ce désir de connaître des choses multiples et diverses, et de les connaître bien, autant que  » libido sciendi « , est marque d’humanité, et d’autant plus que ce désir connaît d’avance son échec. Dans cet effort dérisoire demeure l’idée que l’Humanité, comme tout, tirera profit (peut-être) de ces efforts individuels qui, quoique dérisoires, sont eux-mêmes bâtis sur des millions d’efforts humains préalables.
Gil Delannoi

Ce volume évoque la place et le sens de la Totalité dans des ensembles de pensées (religions, idéologies, encyclopédies…) qui ont en commun de n’être ni philosophiques ni scientifiques.Toutes ces pensées, sur des registres divers, témoignent de l’effort millénaire de l’homme pour embrasser symboliquement l’univers entier. L’illusion de ces entreprises, même de la plus rationnelle d’entre elles, l’encyclopédie (vouée au choix et à l’inachèvement), est patente mais sans elles nous ne parlerions pas de la civilisation de la même façon.

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DEUXIEME SECTION
LES PENSÉES TOTALISANTES

ENTRÉE
Les trois formes de pensées totalisantes 7

LIVRE I
LA RELIGION

ENTRÉE
La religion entre la totalité,
le tout et la détotalisation

I. LA TOTALITÉ EN TANT QUE FORME DE RELIGION

1. LE SYSTÈME RELIGIEUX
A) Le cercle des rites et des croyances
B) Le cercle des mythes
C) Le cercle des dieux
D) Le cercle des mots

2. L’ENSEMBLE RELIGIEUX

II. LA TOTALITÉ EN TANT QUE CONTENU DE LA RELIGION

1.LA TOTALITÉ COSMIQUE
A) Une cosmologie
a. L’ethnocentrisme
b. La totalisation de l’espace et du temps
c. La cosmogonie
d. La solidarité et la continuité cosmiques
B) La synecdoque du sacré

2. LA TOTALITÉ DIVINE
A) La totalité extensive de l’univers-dieu et du dieu-univers
a. L’univers-dieu
b. Le dieu-univers
B) La totalité intensive de la toute-puissance
a. Les modalités de la toute-puissance
a) L’unité
b) Le pouvoir de créer
g) L’omniprésence
d) L’omniscience divine
b. Les mystères et les apories de la toute-puissance divine
a) Tout et Un
b) Tout et infini
g) Le possible et l’impossible
C) La totalité détotalisée de l’absolu: le tout-rien
a. Le dieu inconnu
b. Le dieu absent
c. Le dieu indicible

3. LA TOTALITÉ HUMAINE
A) Les modalités de la totalisation humaine par la religion
a. L’homme cosmique
b. Le tout social
c. L’homme total
d. L’eschatologie
B) Les modalités de la détotalisation humaine par la religion
a. Le retrait
a) La pureté du désert
b) L’effusion du mystique
g) l’excommunication
b. La mutilation
a) L’incomplétude
b) Le sacrifice

III.LES DEVENIRS DE LA RELIGION

1. LA DÉTOTALISATION
A. La fin d’une totalité monothéistique
B. La fin d’une totalité religieuse
a. Le schisme
b. L’hérésie
c. La secte

2. LA TOTALISATION
A. L’unification du monde divin
B. Le syncrétisme
C. Les religions universelles
D. L’œcuménisme

LIVRE II
LES REPRÉSENTATIONS GLOBALISTES DU MONDE

ENTRÉE
Ni science, ni philosophie, ni religion

I. LES SYSTÈMES GLOBALISTES

1. LES THÈMES
A) L’homme universel
B) Les correspondances
a. La nature des correspondances
b. Les champs d’application
a) Les correspondances micro/macrocosmiques
b) Les correspondances micro/microcosmiques
c. Les réseaux de correspondances
d. Rêveurs et poètes 372
C) Le Tout-Un
a. Unité et unification
b. Le panvitalisme
c. Le panpsychisme

2. LES ENSEMBLES
A) Les pensées primitives
B) Les irrationalismes
a. La dialectique du secret et du savoir total
b. Les formes historiques
a) La magie
b) L’astrologie
g) La gnose
d) L’alchimie
e) Les sophies
z) Les thérapeutiques irrationnelles

II. L’IDÉOLOGIE

1. LA NATURE DE L’IDÉOLOGIE
2. LES MODÈLES
3. L’IMPOSSIBLE TOTALITÉ
A) Un ensemble partiel
B) Une absence de système
a. Expressions objective et subjective des croyances
b. La coexistence de plusieurs courants idéologiques
c. La coexistence de plusieurs éléments contradictoires
au sein de la même idéologie
d. Action idéologique et idéologie de l’action
e. Réalité historique et idéologie
C) L’idéologie aujourd’hui

LIVRE III
LE SAVOIR TOTAL ET L’ENCYCLOPÉDISME

ENTRÉE
Vers la philosophie

I. LE SAVOIR TOTAL

1. CONTRE LE SAVOIR TOTAL
A) Le secret et l’interdit
B) Les impossibilités
a. Métaphysiques
b. Physiques
c. Psychologiques
d. Logiques
C) Un péché contre l’esprit

2. LA CONCORDE DE L’ESPRIT
A) Définition du concordisme
B) Contre la concorde
a. Le fidéisme
b. La doctrine de la double vérité
c. La séparation des plans
C) Le concordisme
a. Le concordisme unitaire
b. Le concordisme synthétique
c. L’union de la science et de la métaphysique

3. LES FIGURES DU SAVOIR TOTAL
A) L’Illuminé
B) Le Sage
a. La mathesis universalis
b. Le savoir absolu
c. L’encyclopédie
C) Le dilettante

II. L’ENCYCLOPÉDISME

1. NATURE DE L’ENCYCLOPÉDISME
A) Origines
B) Encyclopédies et dictionnaires
C) La Volonté de puissance
D) Tensions et apories
a. Le réel et le symbolique
b. La hantise de l’unité
c. Le mode de totalisation
d. La nécessité du choix
e. L’impossible fermeture

2. HISTOIRE DE L’ENCYCLOPÉDISME
A) Hors d’Europe
a. L’Inde
b. La Chine
c. Les Arabes
B) En Europe
a. L’Antiquité
b.Le Moyen Âge
c. Avant Diderot
d. L’Encyclopédie de Diderot
e. Après Diderot

Bibliographie
Index général
Table des illustrations
Table des matières

Lire des extraits de presse

LIBERATION

(2 juillet 1998)
À l’heure où la pensée du tout est assimillée au totalitarisme de la pensée, Christian Godin s’est donné la tâche pharaonique de colliger tout ce qui a été dit sur la totalité.

Un apologue indien raconte qu’un jour trois aveugles rencontrèrent un animal inconnu. La premier saisit la queue et conclut que la bête était mince, souple et poilue. Le deuxième tâta la trompe et déclara que la bête était un gros boa. Le troisième toucha une patte et en déduisit que l’animal était semblable à un arbre de la forêt. Aucun, naturellement, ne reconnut l’éléphant. Il est difficile en effet de se faire un image du tout quand on n’a que la partie. D’ailleurs, hors du tout, il n’y a pas de « parties », alors qu’un tout garde son sens si une partie lui fait défaut (encore faut-il savoir, il est vrai, de quel tout il s’agit, car, si un avion auquel à manque les ailes n’est pas un avion, un manuscrit incomplet, un tableau inachevé, une statue à laquelle il manque un bras ou la tête restent des œuvres d’art). Comment cependant peut-on avoir connaissance du tout? Comment même « définir » la totalité, la délimiter, si, en lui fixant des limites, on laisse en dehors quelque chose qui lui échappe et qui n’en fàit donc plus une totalité? La pensée ne peut-elle sérieusement jouer qu’avec la singularité, le fragment, la différence? Hölderlin n’avait sans doute pas tort de dire qu’ « il n’existe au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine ».
Christian Godin a déjà publié, de la Totalité, le Prologue et la section IV, complétés maintenant par la Section I, De l’Imaginaire au symbolique. Outre l’épilogue, prévu pour l’an 2000, cinq autres volumes sont à paraître. La totalité de la Totalité devrait composer un ensemble de près de… six mille pages! Il s’agit, on le voit, d’une entreprise intrépide. Il faut, en effet, n’avoir peur de rien pour envisager de donner, et donner effectivement, « une forme moderne, nouvelle, au projet hégélien d’encyclopédie philosophique ». Et ne pas craindre de ramer totalement à contrecourant, car s’il est une idée que la modernité à refoulée, bannie, étrillée, c’est bien celle de totalité, au point que toute pensée de la totalité a été, peu ou prou, assimilée au totalitarisme de la pensée. « Il faut faire voler le tout en éclat, désapprendre le respect pour le tout », prescrivait Nietzsche. On ne peut pas dire qu’il n’ait pas été écouté: de la philosophie à la science, de l’histoire à la sociologie ou à la psychanalyse, c’est toujours le particulier, le local, le singulier, le détail, le « cas », le « micro », la trace, le résiduel, l’antisystème qui ont été privilégiés. Comme l’écrit Godin, « tout conspirait chez Leibniz. Tout expire chez la plupart des philosophes contemporains. Déconstruction, dissémination déterritorialisation, différence, tout un courant de pensée contemporain travaille sur ces syllabes dé-, dis-, qui sont devenues, en remplacement des con- et sym- classiques, les préfixes fétiches de la modernité ». Ni l’homme, ni la nature, ni le monde n’ont plus été pensés comme des ensembles: si bien qu’à la pulvérisation du réel ou du sujet ont répondu l’hétérogénéité et l’incommensuranilité des discours. L’idée de totalité, dès lors, n’a pas seulement été vue comme une illusion ou un vieux songe évanoui — « norme éternelle » d’un monde d’harmonie dont on ne pourrait plus avoir que la nostalgie — mais comme une véritable nuisance: l’envie de totalisation, la propension à vouloir « tout » englober et assimilée au totalitarisme de la pensée. Si son entreprise semble téméraire, c’est naturellement que, voulant montrer qu’un  » rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie est possible et nécessaire », Christian Godin est obligé de balayer (au sens du balai et du regard) quasiment tout le champ philosophique (et esthétique, politique, technoscientifique, littéraire, psychanalytique, etc.), tel qu’il s’est constitué depuis plus d’un siècle, et, en même temps, doit se dissocier des « réhabilitations » de la Totalité faites par ceux qui en font une notion fétiche et « la portent en sautoir, comme un gri-gri », illuminés et charlatans de tout poil, adeptes des médecines « naturelles » ou du New Age, »holistes », mystiques, astrologues, adorateurs du Grand Tout et tutti quanti. Il faut dire que Christian Godin, qui n’avait jusqu’ici écrit que quelques ouvrages à visée didactique, retrousse ses manches et, crânement, attaque l’Everest: voulant extraire la notion de totalité de sa gangue métaphysique, il recense tout, répertorie tout ce qui a été dit pour ou contre la totalité (le mot, la représentation iconique, le rêve, l’expérience, le concept, le mythe…), commence par le symbolique et analyse (Section 1) les modalités par lesquelles, dans le psychisme humain, et l’inconscient, se manifeste le désir d’ »être tout, faire tour, tout pouvoir, tout voir, tout avoir, tout savoir, tout dire », puis, (Section IV, Livre I) étudie la manière dont « les arts et la littérature de l’Histoire de l’humanité » ont pensé, rêvé, projeté, réalisé la totalité, en lui donnant une forme sensible, musicale, cinématographique, plastique, architecturale… Ainsi passe-t-on — mais « systématiquement »! — des mutilations du corps aux totalisations du désir, des structures névrotiques aux schémas corporels, des inscriptions sur les vases grecs aux Recherches logiques de Husserl, des miniatures indiennes aux « nombres et lettres » des traditions pythagoricienne, kabbalistique, alchimique, taoïste, des ruines aux « cathédrales-somme », de la « dialectique du tout et des parties » chez Rodin à la théorie wagnérienne du drame, de Pessoa à l’Art total, de Rubens à Eisenstein ou à Godard. Une telle encyclopédie philosophique a de quoi « sonner » ou donner le tournis, d’autant que doivent arriver, encore, les volumes sur les Sciences, sur l’Histoire, sur la Philosophie… Saura-t-on décider, une fois qu’elle sera achevée, si  » le vrai est le tout » (Hegel) ou si « le tout est le non-vrai » (Adorno) ? Sans doute pas. Mais une chose est sûre: Christian Godin, qui a autant de souffle que de culot, fait parler la philosophie comme elle avait cessé de le faire depuis belle lurette. D’une voix puissante et décidée. D’une voix de stentor.
Robert Maggiori.

ESPRIT

(octobre 2000)

Pour expliquer son entreprise gigantesque, qui se situe entre la réflexion sur les concepts et l’encerclement encyclopédique des notions, Christian Godin part du versant opposé à celui de la totalité. Il relève, à juste titre, l’existence d’une fascination moderne et contemporaine pour le fragment et le fragmentaire. Le monde ne fait plus un tout. Pire, le tout est soupçonné d’être forcément totalitaire. Nous vivons une époque de détotalisation.
« Avec le postmoderne on s’assure ses arrières — on sait d’avance qu’il n’y aura rien derrière. Le postmoderne est le n + 1 du temps » (p. 32).
Les préfixes  » dé « ,  » dis « ,  » dys  » sont les piliers de cette déconstruction.
Or, voilà le pas décisif à accomplir ou à refaire :
« S’il est un concept dont la pensée ne peut se passer, c’est bien celui de totalité. Caractère qu’il partage avec celui de vérité. »
Selon Christian Godin, la ruine de la totalité conduit à la ruine du sens. Aujourd’hui règne une pensée antisystématique qui fait comme si le totalitarisme avait été le produit de la raison. Pourtant, en pensant que la totalité mène forcément au totalitarisme, on a fait comme si l’interprétation totalitaire de la totalité allait de soi. Et surtout on a méconnu le fait que les totalitarismes ont été des détotalisations. Esprit de notre temps est corrélé à un état affectif sensible à la contingence, la facticité, l’angoisse. À la fin du XXe siècle la  » totalité  » a été refoulée pour de bonnes et de mauvaises raisons. Et elle réapparaît malgré tout, mais sous la pire forme, le charlatanisme, la Schwärmerei, la pansophie vaguement mystique.
Contre cela, « un rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie, est possible, plus que possible même: nécessaire » (p. 43).
Le réel déborde la représentation que nous en faisons et mène donc à l’idée de totalité. Paradoxe étonnant, au moment où la science et la mondialisation rendent la totalité plus tangible, la philosophie refuse quasiment de considérer cette question. Comment refaire le lien entre philosophie et science ?
La science, dont l’histoire est avant tout conceptuelle, n’est en son fond que pensée (p. 113). Heidegger a tort de dire que  » la science ne pense pas « . Mépris ridicule et ronflant, par lequel le domaine de la pensée est restreint à la seule méditation philosophique et poétique afin de mieux en écarter la science. Bohr, Einstein, Heisenberg, Schrödinger ont été des philosophes authentiques. D’ailleurs leurs découvertes les y contraignaient. J’ose ajouter que si Aristote revenait parmi nous, il se reconnaîtrait sans doute plus dans les questions que se posaient Einstein et Bohr ou dans celles de la biologie que dans les dialectes heideggeriens ou déconstructionnistes. Aujourd’hui, même quand la philosophie n’ignore pas les sciences contemporaines ou ne les insulte pas, en général, elle les interprète mal. Elle en extrait des métaphores ou des simplifications parfois burlesques. Par exemple, dans les sciences récentes, l’incertitude affichée correspond à un progrès de mesure et un progrès de connaissance. Déjà sur les notions élémentaires, le dialogue entre philosophie et sciences est beaucoup trop faible et superficiel. Quant à l’autre point de départ de Christian Godin, il est purement philosophique :  » L’idée de totalité est le postulat implicite de toute philosophie  » (p. 54). La totalité est un horizon de la pensée. La totalité n’est pas un fait mais une idée régulatrice, il n’y a pas de savoir total (p. 55). Ce qui nous rappelle, à bon escient, que tout constat d’inachèvement se fait sur l’horizon de la totalité (p. 116). Entre micro et macro, quelle rupture et quelle continuité ? La question est au moins ouverte (p. 118).
La philosophie n’est plus la science, ni la vérité, mais rien n’empêche qu’elle se consacre au déploiement de la totalité. Et à l’universalité éthique et esthétique.  » Dès que l’on n’envisage pas le tout, il n’y a pas de philosophiel. »
« Pour la première fois de l’Histoire, une civilisation peut se dire héritière de toutes les autres. Il est certain que cette mémoire totale s’est payée au prix fort d’un immense oubli: les signes ont remplacé presque partout les gestes et les objets. Nous n’avons plus les objets de nos ancêtres, ni leurs gestes, mais nous accumulons et sauvegardons leurs signes. Le patrimoine s’est toujours constitué sous la menace pressante de la destruction » (p. 132).
« De même que le vrai infini, selon Hegel, est relationnel et non pas substantiel, on pourrait établir que la vraie totalité est non pas substantielle (le tout, tout) mais relationnelle  » (p. 63).
Ceci nous mène tout droit à une réflexion sur la relativité, en tant que concept scientifique, en tant que mesure d’une relation et relation d’une mesure, et non en tant que relativisme. Totalité et infini, totalité et relativité doivent être conjugués beaucoup plus qu’opposés.
C’est par les réflexions liminaires, que je viens de présenter et commenter, que Christian Godin annonce et justifie son projet de réflexion sur la notion de totalité dans toutes ses manifestations. Ce travail de reconstruction est en cours. Trois volumes sur six annoncés ont été publiés.
Dans son premier volume, trop touffu, pour être analysé ici, Christian Godin réfléchit sur la distinction To olon / To Pan, tout intensif / tout extensif, whole / all. Le tout comme structure (to holon) et le tout comme collection (to pan): il y a là une mine pour la réflexion philosophique et scientifique.
Doit-on en conclure que la totalité, pour être nécessaire, est une notion élémentaire, facile? Le  » je ne méprise rien  » de Leibniz,  » la vue d’ensemble  » de Comte que Christian Godin reprend à son compte (p. 71) ne sont pas sans risque et ne supportent pas la médiocrité. L’ambition systématique de Leibniz et plus encore celle de Hegel ont été dangereuses. Mais le sont-elles plus que la spécialisation sans frein ? Quoi qu’il en soit, rappelons que la prétention de posséder un savoir absolu sur la totalité est inquiétante et déraisonnable. Certes chez Hegel, la démesure était modérée par le fait que la totalité n’était perçue qu’a posteriori (l’oiseau de Minerve s’envolant au crépuscule) et par l’idée d’une progression lente et dialectique de l’Histoire, impossible à forcer. Et la prétention hégélienne s’accompagnait d’une certaine modération politique, parce que l’essentiel de l’Histoire était joué, et surtout parce que Hegel avait constaté que le processus révolutionnaire tombait dans l’impasse de la violence. Cette modération fut balayée par certains disciples. Alors, en effet, savoir total devient pouvoir total, puis violence totalitaire. Idée devient idole, visée devient vision, intention devient prétention.
Kant avait souligné ce danger. La totalité et le système sont des idéaux philosophiques, non des savoirs. Parler au nom de l’Absolu conduit à occuper follement le point de vue de Dieu. L’esprit critique doit commencer par reconnaître que, de notre point de vue humain, la totalité n’est pas accessible. Le voyage de la connaissance sera toujours inachevé. Ceux qui prétendent posséder le savoir de la totalité refusent de voir les limites de toute connaissance et de toute action humaines.
Mais quand sont évitées ces folies totalitaires (réductrices et fermées) plus que totalisantes (c’est-à-dire ouvertes, infinies et sensibles à la relativité), alors, loin de s’en méfier, il faut rappeler que l’exigence de totalité est enracinée dans la raison humaine. La totalité n’est qu’un horizon, mais cet horizon ne peut être éliminé, il est inhérent à la pensée humaine, y compris comme connaissance des limites. Du moins, c’est ce qui apparaît en lisant Christian Godin, faute d’avoir pu lire pour l’instant le volume consacré à la philosophie de la totalité dans la philosophie même.
Si nous devenons les observateurs de la totalisation plus que de la totalité, en procédant par curiosité scientifique plus que par prétention ontologique, et en tant que question plutôt que réponse, non seulement la connaissance de la totalité ne nous apparaît pas en déclin mais en progrès. Bien sûr, il y a le fait de la mondialisation historique. Ses derniers épisodes sont frappants, mais c’est surtout l’accumulation et l’échange des connaissances depuis deux siècles qui nous ont ouvert les portes d’une connaissance, non pas unifiée, mais multiple et complète dans toutes les disciplines, toutes les cultures, les langues et les époques.
Plus encore, les sciences contemporaines ont progressé dans les conceptualisations. La relativité physique, par exemple, est un gain de mesure et une meilleure forme de connaissance de la généralité de l’univers à travers la connaissance de la particularité de chaque point de vue. Non seulement nous constatons que les lois physiques sont les mêmes partout, mais nous sommes parvenus à connaître en quoi chaque situation constitue un point de vue différent sur ces lois et, en partie, à comprendre et mesurer pourquoi.
Le savoir est illimité, la vie est limitée, et la cause désespérée, selon Zhuangzi. Soit, cependant la connaissance des limites n’est pas une connaissance parmi d’autres mais une connaissance supérieure. Le sage chinois disait la même chose que Héraclite et tous deux se rejoignent dans le dédain de la polymathie, de l’encyclopédisme toujours épuisant et parfois brouillon. Et pourtant, le point de vue contraire est tout aussi légitime. La brièveté de la vie humaine, les ridicules du pédantisme, la nécessité du loisir ne rendent que plus noble, plus tragique en un sens, le désir d’inconnu qui se manifeste dans le désir de connaissance. Ce désir de connaître des choses multiples et diverses, et de les connaître bien, autant que  » libido sciendi « , est marque d’humanité, et d’autant plus que ce désir connaît d’avance son échec. Dans cet effort dérisoire demeure l’idée que l’Humanité, comme tout, tirera profit (peut-être) de ces efforts individuels qui, quoique dérisoires, sont eux-mêmes bâtis sur des millions d’efforts humains préalables.
Gil Delannoi

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De l’imaginaire au symbolique
Ce volume analyse les perceptions et les fantasmes, les images et les mots, les notions et les concepts qui constituent simultanément l’origine de l’idée de totalité et son contenu. On y trouvera une psychologie et une symbolique, un lexique et une logique, une propédeutique en somme, qui représente à la fois une encyclopédie du concept de totalité et une introduction pour l’ensemble des volumes suivants. Ainsi se verra par contrecoup dénoncé le refoulement dont ce concept a été l’objet, et qui fut l’œuvre d’une bonne partie de la pensée contemporaine.

Voir le sommaire

PREMIÈRE SECTION
DE L’IMAGINAIRE AU SYMBOLIQUE

ENTRÉE
De la totologie au totalisme

LIVRE I
LA TOTALITÉ IMAGINAIRE

ENTRÉE
Le vécu de la totalité

I. PSYCHOLOGIE DE LA TOTALITÉ COMME VÉCU
1. FONDEMENTS DE LA TOTALITÉ COMME VÉCU
A) Le corps
a. Le syncrétisme originaire
b. Le schéma corporel
c. La perception
B) Le psychisme
a. Le moi-tout
b. La nostalgie
c. La loi de totalité
C) Le langage
D) La société
E) Le monde

2. LA PARTIELLITÉ DU DÉSIR ET SES DÉPASSEMENTS
A) La séparation des sexes
B) La mutilation du corps
C) Les totalisations du désir

3. NÉVROSE, PSYCHOSE ET PERVERSION
A) La névrose
B) La psychose
C) La perversion

II. EXPRESSIONS DU DÉSIR DE TOTALITÉ

1. ÊTRE TOUT
2. FAIRE TOUT
3. TOUT POUVOIR
4. TOUT VOIR
5. TOUT AVOIR
6. TOUT SAVOIR
7. TOUT DIRE

LIVRE II
LES IMAGES DE LA TOTALITÉ

ENTRÉE
Une totologie symbolique

I. ÊTRES ET ÉLÉMENTS

1. LE CORPS
A) Le corps microcosme
B) Le corps hybride
C) Le corps androgyne

2. LES ÉLÉMENTS
3. L’ARBRE

II. LES MÉTAPHORES STRUCTURELLES

1. LE CERCLE
2. LA CHAÎNE
3. LA CROIX
4. LE RÉSEAU

III. LES NOMBRES ET LES LETTRES

1. LES NOMBRES
2. LES LETTRES

LIVRE III
LES MOTS DE LA TOTALITÉ

ENTRÉE
Pour un lexique de la totalité

I. TOUT, LE TOUT, UN TOUT, LA TOTALITÉ

1. LEUR DISTINCTION
2. LEUR IMPLICATION RÉCIPROQUE

II. LES USAGES DE TOUT

1. L’ADJECTIF
2. LE PRONOM
3. L’ADVERBE
4. LE SUBSTANTIF

III. LES IDIOTISMES

IV. LES HYPERBOLES DE LA TOTALITÉ

LIVRE IV
LA PENSÉE DE LA TOTALITÉ

ENTRÉE
Programme pour une encyclopédie
d’un concept encyclopédique

I. DU MODE D’EXISTENCE DE LA TOTALITÉ:
TOTALITÉ RÉELLE ET/OU TOTALITÉ IDÉELLE

1. L’ÊTRE: TOTALITÉ MÉTAPHYSIQUE
2. LA NATURE ET L’UNIVERS: TOTALITÉ PHYSIQUE

II. LES OPPOSITIONS TOTALISANTES

1. ÊTRE ET NON-ÊTRE
2. CIEL ET TERRE
3. NATURE ET CULTURE
4. RÉEL ET IRRÉEL
5. INTELLIGIBLE ET SENSIBLE
6. MOI ET NON-MOI

III. LES OPPOSITIONS DÉTOTALISANTES

1. TOUT ET RIEN
2. TOTALITÉ ET INFINI
3. TOTALITÉ ET PLURALITÉ
4. TOTALITÉ ET SINGULARITÉ
5. TOTALITÉ ET UNITÉ
6. TOTALITÉ ET ABSOLU

IV. LE TOUT ET LA PARTIE

1. L’ESSENCE DE LA PARTIE
A) La partie comme telle
B) Typologie de la partie
a. La part
b. Le membre
c. L’élément
d. Le détail

2. LES RELATIONS DU TOUT ET DE LA PARTIE
A) Les interdépendances
B) La partie hors du tout
C) La partie expressive
D) Le holon

V. TYPOLOGIE DU TOUT

1. TYPOLOGIE SUBSTANTIVE
A) L‘agrégat
B) La collection
C) L’ensemble
D) La somme
E) Le système

2. TYPOLOGIE ADJECTIVE
A) Le global
B) L’intégral
C) Le complet
D) L’entier
E) L’universel

VI. TYPOLOGIE DE LA TOTALITÉ

1. TOTALITÉ RÉELLE ET TOTALITÉ IDÉELLE
2. TOTALITÉ EXTENSIVE ET TOTALITÉ COMPRÉHENSIVE
3. TOTALITÉ MÉCANIQUE ET TOTALITÉ ORGANIQUE
4. TOTALITÉ ClOSE ET TOTALITÉ OUVERTE
5. TOTALITÉ STATIQUE ET TOTALITÉ DYNAMIQUE
6. TOTALITÉ ORDONNÉE ET TOTALITÉ CHAOTIQUE
7. TOTALITÉ INDUITE ET TOTALITÉ DÉDUITE
8. TOTALITÉ RELATIVE ET TOTALITÉ ABSOLUE

VII. LA TOTALISATION

1. LA TOTALISATION RÉELLE
A) L’englobement
B) L’expansion et la capture
C) L’intégration

2. LA TOTALISATION IDÉELLE
A) Les types
a. Totalisation déduite et totalisation induite
b. Totalisation analytique et totalisation synthétique
c. Totalisation structurale et totalisation génétique
d. Totalisation prospective et totalisation rétrospective
B) Les modes
a. Les totalisations immédiates
a) La symbolisation
b) La condensation et le déplacement
g) La vision globale et le syncrétisme
b. Les totalisations médiates
a) Le concept
b) Le jugement
g) Le raisonnement
– Les procédés
. Le dénombrement et la sommation
. L’itération
. L’achèvement
. La synthèse
– Les types de raisonnement
. L’analogie
. L’induction
. La dialectique
. La systématisation
d) La théorie

VIII. LA NON-TOTALISATION ET LA DÉTOTALISATION

1. LA NÉGATION
2. LA DIVISION ET L’ANALYSE
A) La partie et l’élément
B) L’extrait
C) Le fragment

3. L’INACHÈVEMENT
4. LA MUTILATION
5. LA PARTICULARISATION
6. ET LE RESTE…

IX. LES CONCEPTIONS POSITIVES DE LA TOTALITÉ

1 LE GLOBALISME
2. LE HOLISME
3. LE TOTALISME

CONCLUSION

Vers le totalisme

Bibliographie
Index général
Table des illustrations
Table des matières

Lire des extraits de presse

LIBERATION

(2 juillet 1998)
À l’heure où la pensée dutout est assimillée au totalitatime de la pemée, Christian Godin s’est donné la tâche pharaonique de colliger tout ce qui a été dit sur la totalité.

Un apologue indien raconte qu’un jour trois aveugles rencontrèrent un animal inconnu. La premier saisit la queue et conclut que la bête était mince, souple et poilue. Le deuxième tâta la trompe et déclara que la bête était un gros boa. Le troisième toucha une patte et en déduisit que l’animal était semblable à un arbre de la forêt. Aucun, naturellement, ne reconnut l’éléphant. Il est difficile en effet de se faire un image du tout quand on n’a que la partie. D’ailleurs, hors du tout, il n’y a pas de « parties », alors qu’un tout garde son sens si une partie lui fait défaut (encore faut-il savoir, il est vrai, de quel tout il s’agit, car, si un avion auquel à manque les ailes n’est pas un avion, un manuscrit incomplet, un tableau inachevé, une statue à laquelle il manque un bras ou la tête restent des œuvres d’art). Comment cependant peut-on avoir connaissance du tout? comment même « définir » la totalité, la délimiter, si, en lui fixant des limites, on laisse en dehors quelque chose qui lui échappe et qui n’en fàit donc plus une totalité? La pensée ne peut-elle sérieusement jouer qu’avec la singularité, le fragment, la différence? Hôlderlin n’avait sans doute pas tort de dire qu’ « il nexiste au monde qu’un seul litige, celui de savoir si c’est le tout ou le particulier qui prédomine ».
Christian Godin a déjà publié, de la Totalité, le Prologue et la section IV, complétés maintenant par la Section I, De l’Imaginaire au symbolique. Outre l’épilogue, prévu pour l’an 2000, cinq autres volumes sont à paraître. La totalité de la Totalité devrait composer un ensemble de près de… six mille pages! Il s’agit, on le voit, d’une entreprise intrépide. Il faut, en effet, n’avoir peur de rien pour envisager de donner, et donner effectivement, « une forme moderne, nouvelle, au projet hégélien d’encyclopédie philosophique ». Et ne pas craindre de ramer totalement à contrecourant, car s’il est une idée que la modernité à refoulée, bannie, étrillée, c’est bien celle de totalité, au point que toute pensée de la totalité a été, peu ou prou, assimilée au totalitarisme de la pensée. « Il faut faire voler le tout en éclat, désapprendre le respect pour le tout », prescrivait Nietzsche. On ne peut pas dire qu’il n’ait pas été écouté: de la philosophie à la science, de l’histoire à la sociologie ou à la psychanalyse, c’est toujours le particulier, le local, le singulier, le détail, le « cas », le « micro », la trace, le résiduel, l’antisystème qui ont été privilégiés. Comme l’écrit Gaudin, « tout conspirait chez Leibniz. Tout expire chez la plupart des philosophes contemporains. Déconstruction, disséminatiom déterritorialisation, différence, tout un courant de pensée contemporain travaille sur ces syllabes dé-, dis-, qui sont devenues, en remplacement des con- et sym- classiques, les préfixes fétiches de la modernité ». Ni l’homme, ni la nature, ni le monde n’ont plus été pensés comme des ensembles: si bien qu’à la pulvérisation du réel ou du sujet ont répondu l’hétérogénéité et l’incommensuranilité des discours. L’idée de totalité, dès lors, n’a pas seulement été vue comme une illusion ou un vieux songe évanoui — « norme éternelle » d’un monde d’harmonie dont on ne pourrait plus avoir que la nostalgie — mais comme une véritable nuisance: l’envie de totalisation, la propension à vouloir « tout » englober et assimilée au totalitarisme de la pensée. Si son entreprise semble téméraire, c’est naturellement que, voulant montrer qu’un  » rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie est possible et nécessaire », Christian Gaudin est obligé de balayer (au sens du balai et du regard) quasiment tout le champ philosophique (et esthétique, politique, technoscientifique, littéraire, psychanalytique, etc.), tel qu’il s’est constitué depuis plus d’un siècle, et, en même temps, doit se dissocier des « réhabilitations » de la Totalité faites par ceux qui en font une notion fétiche et « la portent en sautoir, comme un gri-gri », illuminés et charlatans de tout poil, adeptes des médecines « naturelles » ou du New Age, »holistes », mystiques, astrologues, adorateurs du Grand Tout et tutti quanti. Il faut dire que Christian Gaudin, qui n’avait jusqu’ici écrit que quelques ouvrages à visée didactique, retrousse ses manches et, crânement, attaque l’Everest: voulant extraire la notion de totalité de sa gangue métaphysique, il recense tout, reéertorie tour ce qui a été dit pour ou contre la totalité (le mot, la représentation iconique, le rêve, l’expérience, le concept, le mythe…), commence par le symbolique et analyse (Section 1) les modalités par lesquelles, dans le psychisme humain, et l’inconscient, se manifeste le désir d’ »être tout, faire tour, tout pouvoir, tout voir, tout avoir, tout savoir, tout dire », puis, (Section IV, Livre I) étudie la manière dont « les arts et la littérature de l’Histoire de l’humanité » ont pensé, rêvé, projeté, réalisé la totalité, en lui donnant une forme sensible, musicale, cinématographique, , plastique, architecturale… Ainsi passe-t-on — mais « systématiquement »! — des mutilations du corps aux totalisations du désir, des structures névrotiques aux schémas corporels, des inscriptions sur les vases grecs aux Recherches logiques de Husserl, des miniatures indiennes aux « nombres et lettres » des traditions pythagoricienne,kabbalistique, alchimique, taoïste, des ruines aux « cathédrales-somme », de la « dialectique du tout et des parties » chez Rodin à la théorie wagnérienne du drame, de Pessoa à l’Art total, de Rubens à Eisenstein ou à Godard. Une telle encyclopédie philosophique a de quoi « sonner » ou donner le tournis, d’autant que doivent arriver, encore, les volumes sur les Sciences, sur l’Histoire, sur la Philosophie…Saura-t-on décider, une fois qu’elle sera achevée, si  » le vrai est le tout » (Hegel) ou si « le tou t est le non-vrai » (Adorno) ? Sans doute pas. Mais une chose est sûre: Christian Godin, qui a autant de souffle que de culot, fait parler la philosophie comme elle avait cessé de le faire depuis belle lurette. D’une voix puissante et décidée. D’une voix de stentor.
Robert Maggiori.

ESPRIT

(octobre 2000)

Pour expliquer son entreprise gigantesque, qui se situe entre la réflexion sur les concepts et l’encerclement encyclopédique des notions, Christian Godin part du versant opposé à celui de la totalité. Il relève, à juste titre, l’existence d’une fascination moderne et contemporaine pour le fragment et le fragmentaire. Le monde ne fait plus un tout. Pire, le tout est soupçonné d’être forcément totalitaire. Nous vivons une époque de détotalisation.
« Avec le postmoderne on s’assure ses arrières — on sait d’avance qu’il n’y aura rien derrière. Le postmoderne est le n + 1 du temps » (p. 32).
Les préfixes  » dé « ,  » dis « ,  » dys  » sont les piliers de cette déconstruction.
Or, voilà le pas décisif à accomplir ou à refaire :
« S’il est un concept dont la pensée ne peut se passer, c’est bien celui de totalité. Caractère qu’il partage avec celui de vérité. »
Selon Christian Godin, la ruine de la totalité conduit à la ruine du sens. Aujourd’hui règne une pensée antisystématique qui fait comme si le totalitarisme avait été le produit de la raison. Pourtant, en pensant que la totalité mène forcément au totalitarisme, on a fait comme si l’interprétation totalitaire de la totalité allait de soi. Et surtout on a méconnu le fait que les totalitarismes ont été des détotalisations. Eesprit de notre temps est corrélé à un état affectif sensible à la contingence, la facticité, l’angoisse. À la fin du XXe siècle la  » totalité  » a été refoulée pour de bonnes et de mauvaises raisons. Et elle réapparaît malgré tout, mais sous la pire forme, le charlatanisme, la Schwärmerei, la pansophie vaguement mystique.
Contre cela, « un rationalisme de la totalité, fondé sur la connaissance et non plus sur la rêverie, est possible, plus que possible même: nécessaire » (p. 43).
Le réel déborde la représentation que nous en faisons et mène donc à l’idée de totalité. Paradoxe étonnant, au moment où la science et la mondialisation rendent la totalité plus tangible, la philosophie refuse quasiment de considérer cette question. Comment refaire le lien entre philosophie et science ?
La science, dont l’histoire est avant tout conceptuelle, n’est en son fond que pensée (p. 113). Heidegger a tort de dire que  » la science ne pense pas « . Mépris ridicule et ronflant, par lequel le domaine de la pensée est restreint à la seule méditation philosophique et poétique afin de mieux en écarter la science. Bohr, Einstein, Heisenberg, Schrödinger ont été des philosophes authentiques. D’ailleurs leurs découvertes les y contraignaient. J’ose ajouter que si Aristote revenait parmi nous, il se reconnaîtrait sans doute plus dans les questions que se posaient Einstein et Bohr ou dans celles de la biologie que dans les dialectes heideggeriens ou déconstructionnistes. Aujourd’hui, même quand la philosophie n’ignore pas les sciences contemporaines ou ne les insulte pas, en général, elle les interprète mal. Elle en extrait des métaphores ou des simplifications parfois burlesques. Par exemple, dans les sciences récentes, l’incertitude affi chée correspond à un progrès de mesure et un progrès de connaissance. Déjà sur les notions élémentaires, le dialogue entre philosophie et sciences est beaucoup trop faible et superficiel. Quant à l’autre point de départ de Christian Godin, il est purement philosophique :  » L’idée de totalité est le postulat implicite de toute philosophie  » (p. 54). La totalité est un horizon de la pensée. La totalité n’est pas un fait mais une idée régulatrice, il n’y a pas de savoir total (p. 55). Ce qui nous rappelle, à bon escient, que tout constat d’inachèvement se fait sur l’horizon de la totalité (p. 116). Entre micro et macro, quelle rupture et quelle continuité ? La question est au moins ouverte (p. 118).
La philosophie n’est plus la science, ni la vérité, mais rien n’empêche qu’elle se consacre au déploiement de la totalité. Et à l’universalité éthique et esthétique.  » Dès que l’on n’envisage pas le tout, il n’y a pas de philosophiel. »
« Pour la première fois de l’Histoire, une civilisation peut se dire héritière de toutes les autres. Il est certain que cette mémoire totale s’est payée au prix fort d’un immense oubli: les signes ont remplacé presque partout les gestes et les objets. Nous n’avons plus les objets de nos ancêtres, ni leurs gestes, mais nous accumulons et sauvegardons leurs signes. Le patrimoine s’est toujours constitué sous la menace pressante de la destruction » (p. 132).
« De même que le vrai infini, selon Hegel, est relationnel et non pas substantiel, on pourrait établir que la vraie totalité est non pas substantielle (le tout, tout) mais relationnelle  » (p. 63).
Ceci nous mène tout droit à une réflexion sur la relativité, en tant que concept scientifique, en tant que mesure d’une relation et relation d’une mesure, et non en tant que relativisme. Totalité et infini, totalité et relativité doivent être conjugués beaucoup plus qu’opposés.
C’est par les réflexions liminaires, que je viens de présenter et commenter, que Christian Godin annonce et justifie son projet de réflexion sur la notion de totalité dans toutes ses manifestations. Ce travail de reconstruction est en cours. Trois volumes sur six annoncés ont été publiés..
Dans son premier volume, trop touffu, pour être analysé ici, Christian Godin réfléchit sur la distinction To olon / To Pan, tout intensif / tout extensif, whole / all. Le tout comme structure (to holon) et le tout comme collection (to pan): il y a là une mine pour la réflexion philosophique et scientifique.
Doit-on en conclure que la totalité, pour être nécessaire, est une notion élémentaire, facile? Le  » je ne méprise rien  » de Leibniz,  » la vue d’ensemble  » de Comte que Christian Godin reprend à son compte (p. 71) ne sont pas sans risque et ne supportent pas la médiocrité. L’ambition systématique de Leibniz et plus encore celle de Hegel ont été dangereuses. Mais le sont-elles plus que la spécialisation sans frein ? Quoi qu’il en soit, rappelons que la prétention de posséder un savoir absolu sur la totalité est inquiétante et déraisonnable. Certes chez Hegel, la démesure était modérée par le fait que la totalité n’était perçue qu’a posteriori (l’oiseau de Minerve s’envolant au crépuscule) et par l’idée d’une progression lente et dialectique de l’Histoire, impossible à forcer. Et la prétention hégélienne s’accompagnait d’une certaine modération politique, parce que l’essentiel de l’Histoire était joué, et surtout parce que Hegel avait constaté que le processus révolutionnaire tombait dans l’impasse de la violence. Cette modération fut balayée par certains disciples. Alors, en effet, savoir total devient pouvoir total, puis violence totalitaire. Idée devient idole, visée devient vision, intention devient prétention.
Kant avait souligné ce danger. La totalité et le système sont des idéaux philosophiques, non des savoirs. Parler au nom de l’Absolu conduit à occuper follement le point de vue de Dieu. L’esprit critique doit commencer par reconnaître que, de notre point de vue humain, la totalité n’est pas accessible. Le voyage de la connaissance sera toujours inachevé. Ceux qui prétendent posséder le savoir de la totalité refusent de voir les limites de toute connaissance et de toute action humaines.
Mais quand sont évitées ces folies totalitaires (réductrices et fermées) plus que totalisantes (c’est-à-dire ouvertes, infinies et sensibles à la relativité), alors, loin de s’en méfier, il faut rappeler que l’exigence de totalité est enracinée dans la raison humaine. La totalité n’est qu’un horizon, mais cet horizon ne peut être éliminé, il est inhérent à la pensée humaine, y compris comme connaissance des limites. Du moins, c’est ce qui apparaît en lisant Christian Godin, faute d’avoir pu lire pour l’instant le volume consacré à la philosophie de la totalité dans la philosophie même.
Si nous devenons les observateurs de la totalisation plus que de la totalité, en procédant par curiosité scientifique plus que par prétention ontologique, et en tant que question plutôt que réponse, non seulement la connaissance de la totalité ne nous apparaît pas en déclin mais en progrès. Bien sûr, il y a le fait de la mondialisation historique. Ses derniers épisodes sont frappants, mais c’est surtout l’accumulation et l’échange des connaissances depuis deux siècles qui nous ont ouvert les portes d’une connaissance, non pas unifiée, mais multiple et complète dans toutes les disciplines, toutes les cultures, les langues et les époques.
Plus encore, les sciences contemporaines ont progressé dans les conceptualisations. La relativité physique, par exemple, est un gain de mesure et une meilleure forme de connaissance de la généralité de l’univers à travers la connaissance de la particularité de chaque point de vue. Non seulement nous constatons que les lois physiques sont les mêmes partout, mais nous sommes parvenus à connaître en quoi chaque situation constitue un point de vue différent sur ces lois et, en partie, à comprendre et mesurer pourquoi.
Le savoir est illimité, la vie est limitée, et la cause désespérée, selon Zhuangzi. Soit, cependant la connaissance des limites n’est pas une connaissance parmi d’autres mais une connaissance supérieure. Le sage chinois disait la même chose que Héraclite et tous deux se rejoignent dans le dédain de la polymathie, de l’encyclopédisme toujours épuisant et parfois brouillon. Et pourtant, le point de vue contraire est tout aussi légitime. La brièveté de la vie humaine, les ridicules du pédantisme, la nécessité du loisir ne rendent que plus noble, plus tragique en un sens, le désir d’inconnu qui se manifeste dans le désir de connaissance. Ce désir de connaître des choses multiples et diverses, et de les connaître bien, autant que  » libido sciendi « , est marque d’humanité, et d’autant plus que ce désir connaît d’avance son échec. Dans cet effort dérisoire demeure l’idée que l’Humanité, comme tout, tirera profit (peut-être) de ces efforts individuels qui, quoique dérisoires, sont eux-mêmes bâtis sur des millions d’efforts humains préalables.
Gil Delannoi