Champ Vallon

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Gabriel | BERGOUNIIOUX

«Combien auront grandi, seuls face à leur mère ? Les pères étaient au front depuis si longtemps qu’ils ont fini par oublier leur vie avant. L’enfant ne voit pas comment il serait appelé quand sa classe sera enrôlée. Pourtant, on l’affecte comme les autres ; il va rejoindre la flotte qu’on arme pour une expédition. Il y a un tel besoin de techniciens qui maintiendront la communication à distance. Le récit se termine en haute mer puisque le reste (les hommes en armes et les murailles), on l’a raconté.»

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Il y a un
Extrait

Pages 3-19

1
Pas si invisible qu’ils le croient (quand je suis là, pourquoi ils ne baissent plus autant la voix p
our en parler?), la guerre a grandi avec moi. Le temps où elle n’existait pas, c’est l’imparfait. Elle n’est pas venue d’un coup à la taille qui est la sienne. Avant, c’est de longtemps (je confonds mes souvenirs avec ce qu’ils disent), j’ai fini par mélanger leurs récits avec les histoires que je sais, j’imagine les avoir connues alors qu’on me les a racontés; ils m’inventent une mémoire. Pareil pour eux. Ils n’arrêtent pas de changer. Ce qu’ils ont de plus convaincu, ils le tiennent du journal, d’une émission radio ou télé. Ils répètent. Plus personne n’évoque la paix sans mettre la phrase au passé.
2

L’agression, personne ne l’avait vue venir. Quand c’est pas les trains ou les avions, c’est les écoles qui font grève. Les lycées jetaient par les rues des paquets d’ados turbulents qui galopaient dans les rues en demandant on sait pas quoi, et ça dégénérait parce que des bandes en profitaient pour faire de la casse. Ça finissait par des charges de police, des voitures qui brûlaient avec l’image brouillée par les lacrymogènes du même type en tee-shirt, jeans et baskets, un foulard rouge sur le nez, qui balance sa bouteille enflammée en direction des flics, probablement. Plus dur quand les paysans déversaient du haut des ponts leurs rouleaux de paille en travers des autoroutes et menaçaient d’allumer des bûchers sous les pylônes à haute tension si on continuait à les étrangler. Ou les routiers encombraient les carrefours avec leur remorque détachée pendant qu’au volant du tracteur, ils formaient un convoi pare-chocs contre pare-chocs, les phares allumés dans le diesel, provoquant des bouchons interminables.

Et les répercussions sur les usines, le chômage technique quand beaucoup d’entreprises ne pouvaient plus verser les salaires. Les ateliers débrayaient l’un après l’autre, de nouveaux cortèges, des défilés où les manifestants arpentaient la chaussée, menaçant. Ils refusaient de céder tant qu’ils n’auraient pas obtenu gain de cause. Les prix augmentaient, et l’inflation. Il fallait d’urgence bloquer les salaires, imposer la désindexation, accroître temporairement la pression fiscale. Les infirmières, dont les calicots barraient l’entrée des urgences, et à l’entrée des banques et des grands magasins, les piquets de grève, agglutinés entre les barrières de sécurité, accrochaient les clients et les malades, vous expliquer, et siffler les intérimaires et l’encadrement qui assuraient la continuité du service. Est-ce qu’on devait reculer?

Des pénuries comme on ne croyait plus en voir. La société qui nous approvisionne est occupée; plus rien ne sort. Ou: Votre commande, elle attend quelque part sur un quai de triage. Le service expédition s’accrochait au téléphone avec des correspondants qui se repassaient la communication, on voyait pas de solution, à reprendre avec notre division suivi des colis, une musique d’attente qui s’éternisait et quelqu’un, il n’était pas au courant: Où vous dites? C’est plus de mon ressort. Mon secteur va pas jusque-là mais je passe la commission au collègue, il vous rappelle dès qu’il rentre et il ne rappelait pas, quand c’était pas un problème de règlement qui bloquait la transaction, le service informatique du fournisseur en rade depuis quinze jours. Ils vont le remettre en route sauf qu’avant de traiter ce qui s’est accumulé, c’est pas demain qu’on s’occupe de nous, ou bien les caristes coinçaient les plates-formes avec leurs chariots dont ils retiraient les batteries, des palettes attachées avec chaînes et cadenas. Les protestations enflaient, qu’il commence à y en avoir marre de ces types qu’en font qu’à leur tête, qui veulent imposer leur loi à coup d’arrêts de travail à répétition.

À la chambre, le gouvernement était interpellé sur les mesures qu’il comptait prendre et renversé quand il proposait de répondre aux attentes des électeurs. Il serait temps qu’on en revienne aux principes de la légalité républicaine, ça suffit des agitateurs professionnels (à la solde de qui?) avides de notoriété, qui s’épanchent sitôt qu’on leur fourre un micro sous le nez, les abonnés du mégaphone, les porteurs de pancarte. Ils exploitent le mécontentement dont ils sont la cause pour mettre à genoux l’économie. Des revendications insensées. Un corporatisme étroit. La ruine des entreprises. Assez de ces types qui tirent profit des lois sociales, les avantages acquis, du salaire garanti, des congés payés, les jours fériés, les ponts, la retraite, l’assurance-maladie et ils démolissent le pays. Ils scient la branche sur laquelle ils sont installés. Des signaux inquiétants de la bourse, la monnaie attaquée sur les marchés internationaux, l’aggravation du déséquilibre de la balance, la compétitivité des exportateurs menacée, irrémédiablement.

En commission des finances, le rapporteur déplorait l’hémorragie des capitaux, l’émigration des agents économiques les plus actifs sous des cieux plus accueillants, un marché de l’emploi des cadres de haut niveau si peu attractif que leurs compétences profitent à nos concurrents à cause d’un cadre législatif inadapté, d’un excès de réglementation. Pas un jour sans que la presse ne rapporte des témoignages de la dégradation de l’autorité publique, la dilapidation des richesses du pays, des affrontements qui consacrent le triomphe d’intérêts particuliers (des petits groupes ultra-minoritaires arc-boutés sur une rente de situation, des privilèges d’un autre âge). Des solutions fortes, écartées jusqu’alors au nom d’un égalitarisme qui génère toutes les inégalités, devenaient l’argument de partis qui ne cachaient plus leur volonté d’en découdre. Ils rencontraient un écho grandissant auprès des églises et des entrepreneurs, chez tous ceux dont on ne parle jamais, qui sont la majorité, pour qui l’insécurité est la première négation de leurs droits (il ne faudrait pas oublier qu’ils en ont, eux aussi), qui trouvaient l’idée d’un tour de vis pas si mauvaise, remettre les pendules à l’heure une bonne fois. Contre ceux qui poussent, à sans arrêt réclamer la bouche pleine. L’opposition a le beau rôle. Vous pensez aux imputations budgétaires? Une bombe à retardement qui creuse le déficit, une programmation qui va à l’encontre de tous les principes de gestion. Les cercles dirigeants et les conseillers tombaient d’accord avec les édiles et les élus locaux. Confrontés aux vrais problèmes, ils se désolidarisaient de leaders qui s’obstinaient dans des confrontations stériles, suivant des schémas dépassés… Les accusations de corruption se multipliaient. Ministres, personnalités du spectacle et dirigeants politiques faisaient rigoler les téléspectateurs quand leurs marionnettes à gros nez et lunettes d’écaille se chamaillaient des pourcentages et des commissions, les faveurs d’actrices, de collègues ou d’éphèbes. Les animateurs des radio jeunes se traitaient en prenant comme insultes les noms de syndicalistes ou d’intellectuels.

La presse, distancée par les magazines, comptait les points. Les débats télévisés battaient des records d’audience à l’envers. Des philosophes donnaient leur avis avec des citations d’auteurs classiques et des conseils de modération ou de fermeté. Un incident oublié quinze jours après acquérait grâce à eux une dimension symbolique qui témoignait d’un avilissement sans précédent. Il importait d’être raisonnable et de prendre de nouvelles dispositions dont tout le monde se foutait. Qui allait les écouter? Ils n’avaient qu’à baratiner leurs étudiants et inclure la question dans les partiels s’ils voulaient un public mais qu’ils s’occupent de leurs amphis au lieu d’encombrer les pages des journaux. Les hauts fonctionnaires, convertis aux managers et aux décisionnels, à des exposés techniques dans les séminaires de réflexion, prouvaient par des simulations la faisabilité d’objectifs démontrés sur un cas d’école, à condition de dépasser les blocages entre des partenaires condamnés à camper sur des positions figées, des conceptions devenues hétérogènes avec la réalité.

Il n’y a plus conflit d’intérêts. Ils se retrouvent objectivement dans le même camp et pourtant l’une des parties s’enferme dans une grille de lecture héritée de la première révolution industrielle. Les circonstances imposent de surmonter ces archaïsmes, de mettre en question la connivence de petits chefs, petits patrons et maîtrise d’un autre âge, et des doctrinaires des syndicats de fonctionnaires, qui se rallient aux mouvements qu’ils ne dirigent plus, entraînés par qui en veut, et des comités de lutte, des assemblées générales, n’importe quoi permet d’augmenter la pagaille. Les mêmes qui critiquent la société et passent à la caisse en fin de mois. À ce rythme, l’économie n’en a plus pour longtemps. Nos concurrents rafleront ce qui n’a pas été ruiné, et sans doutes existentiels. Notre pays n’a déjà plus les moyens de conserver la place qui devrait être la sienne. En sapant la compétitivité de nos entreprises, ils font, qu’ils le veuillent ou pas, le jeu d’un capitalisme mondial qui profite de la dégradation de nos résultats pour nous supplanter. Ceux qui se reconnaissaient trop bien répondaient en dénonçant les spéculations, les profits, les combines. C’était quoi ceux qui prétendaient leur faire la morale?

Les gens retrouvaient les valeurs familiales, l’accomplissement personnel. Le coup de l’engagement, j’ai déjà donné, merci. Aux autres. De toutes façons, leur devise, aujourd’hui, c’est du un pour tous, tout pour moi. Et ils ont pas tort. D’abord, trop d’étrangers. Y en a plus que pour les vieux et leurs médicaments. Qu’est-ce qu’ils veulent, à la fin? Et la drogue! Encore des bagarres. Ils l’ont dit aux infos, la quatrième nuit que ça flambe, les banlieues. Des zones de non droit. Les pompiers osent plus s’y aventurer. Des tours, des barres et des parkings pleins de carcasses désossées, des bennes débordant d’encombrants avec des caravanes à demeure, les motos sans plaque, des voitures on voudrait bien savoir où ils trouvent l’argent, hein? Et les rodéos, des gosses qui jouent au foot à l’heure où ils devraient être à l’école. Plus une vitre dans les entrées, les ascenseurs (ils marchent pas) ça sent la pisse, les boîtes aux lettres vandalisées. Ils organisent des combats de chien dans les cours, la nuit, pour les paris, avec des liasses qui circulent, éclairés aux projecteurs depuis une fenêtre parce que les lampadaires, ils les ont pétés au lance-pierres. Tu gueules de ton balcon, tu risques le coup de vingt-deux lr. Du recel.

Quelques quartiers avaient rempli la rubrique des faits divers, où un commissaire n’aurait jamais risqué une voiture de patrouille isolée. Les difficultés s’étalaient, des villes entières aspirées dans la violence, finissaient livrées à des gangs qui en faisaient leur champ de bataille avant de passer un arrangement le temps de barrer les voies ferrées avec des blocs de ciment armé, de coucher des grues en travers des avenues, de défoncer les relais téléphoniques à la voiture-bélier, d’isoler une zone commerciale en coupant un transfo et en incendiant des baraques de chantier sur les accès avant de déménager la marchandise avec des camions volés. Ils finissaient par s’en prendre aux boutiques du centre sans que la police appelée à la rescousse puisse rien empêcher. Pas moyen de rétablir la circulation. Les cheminots, qui avaient dénoncé l’insécurité, débrayaient quand on parlait de réquisition et les routiers après eux filtraient le passage, des chauffeurs en tricot de peau qui roulent les biceps quand une femme seule engage sa voiture dans la chicane des tracteurs.

Ce titre: Dramatique explosion d’un dépôt d’hydrocarbure et, en caractères plus petits, les victimes se compteraient par centaines. De grands brûlés, les services de secours débordés, un carrousel d’ambulances, le film bousculé d’un brancard couvert de gaze blanche qu’on enfourne dans un hayon, des gens déshabillés par le souffle, sanglants, une femme qui pleure les jambes écartées, un type recroquevillé, une couverture sur le dos. Les familles demandent des explications, que des responsables soient désignés, des sanctions. Des appels aux dons et à la solidarité nationale, sans succès. La visite du président empêchée par la foule en colère: Assassins! Assassins! La voiture caillassée, un gendarme de l’escorte fait usage de son arme, il est lynché. La brigade se réfugie dans un hôpital, aussitôt mis à sac, le bloc opératoire, les appareils de radiologie, le scanner jeté du sixième étage, éclaté sur le bitume. Des milliards de dégâts. Sabotage. Ailleurs, un incendie géant, un entrepôt de produits toxiques, des milliers de personnes empoisonnées. La compagnie argue d’un sabotage. Les assurances confirment pour faire jouer la clause d’exception. L’acte irresponsable d’un meneur, la conséquence d’un conflit qui s’éternisait entre les employés et les personnels de sociétés prestataires en concurrence sur le site. L’enquête diligentée constate qu’il est impossible de reconstituer les faits, tous les indices détruits par la corrosion. Des photos de tuyauteries pliées, de tôles déformées, des coulées de métal et, infimes, deux silhouettes en costume sombre qu’on distingue mal, à cause de l’agrandissement, sur un fond de bâtiments calcinés. Ils trébuchent dans les câbles, les cuves éventrées. Ils collectent des fragments d’acier, de plastique fondu qu’ils déposent dans des sachets stériles. Le mot d’attentat est trop souvent prononcé et aussitôt repoussé pour qu’on n’y croie pas à la fin. Un petit groupe d’activistes qui cherche à en découdre aurait noyauté le comité d’entreprise. Un prétexte. Une histoire de racket. On a fait état de rétorsions. Une répétition d’incidents de plus en plus graves; la loi des séries, comme on dit. Vous trouvez pas que le hasard y va un peu fort? Finalement, le procureur fait référence à un document dont la communication est impossible en raison de la procédure et qui, sans la valider complètement, interdit qu’on écarte l’hypothèse…

Vous ferez croire à personne qu’il y a pas quelque chose derrière ces déraillements, les départs de feux en forêt, l’effondrement d’une tour en construction qui a enseveli les pavillons autour, ces entreprises qui partent en fumée. Quelque chose ou quelqu’un. Combien de victimes? D’autres images de véhicules blancs, l’éclat des gyrophares, empêtrés dans des monceaux de briques, un engin de chantier carbonisé, avec de la fumée qui s’en dégage encore, une femme est en train de creuser les décombres, son mari est dessous elle dit, et un infirmier en blouse gesticule pour libérer le passage, au point qu’il vient taper dans la caméra, on voit un mouvement flou et plus rien. Et cette usine d’électrolyse où le laboratoire a été soufflé. Les voisins ont parlé d’une détonation. Ils expliquent en montrant au reportage les éclats de verre fichés dans la cloison et les meubles, les traces de suie sur le crépi. C’est un miracle que le foyer ait pu être confiné. Ils auraient retrouvé un dispositif de mise à feu. Le directeur avait reçu des menaces. L’émotion soulevée par un enlèvement, presque un enfant, torturé avant d’être assassiné. Des actes de barbarie. Faut que ça cesse.

Ils sont pas si nombreux, les coupables, hein? On les connaît. Pas besoin d’aller chercher bien loin. À V., une pétition circule qui dénonce une famille, avec le nom et l’adresse, un trafic de voitures volées, on les a vus changer les plaques. Et de la drogue, évidemment. Des tirs dans la cage d’escalier, en plein jour (gros plan sur des impacts dans le plâtre). Les pneus crevés. Et ça continue! À croire que la police les protège. Voleurs ou sociétés de gardiennage, c’est les mêmes qui font le boulot. Obligé de te faire justice tout seul. Est-ce que c’est vrai? La nuit, quelques types en treillis et rangers feraient le tour du pâté de maisons avec des fusils de chasse et des molosses.

La guerre.

Revue de presse

LE MONDE
(30 avril 2004)

Parole en guerre
Un premier roman expérimental de Gabriel Bergounioux

Gabriel Bergounioux est linguiste. Il publie en même temps un essai dans sa discipline et un roman, son premier. N’omettons pas de signaler également qu’il est le frère cadet d’un écrivain connu, Pierre Bergounioux, et que les deux hommes entretiennent un dialogue (1). Enfin, et pour en terminer avec les présentations, soulignons que la prose et les manières littéraires de l’un sont radicalement différentes de la prose et des manières de l’autre.
Un premier roman donc. D’abord, il faut franchir la barrière, presque dissuasive, du titre : Il y a un ‑ de fait, même dans ses pires rêves, le critique n’en peut imaginer de semblable! Ce livre ne raconte pas la guerre, il est (ou se voudrait) l’image, la parole et la pensée de la guerre. Ou plus précisément son absence de pensée, son langage stéréotypé, ses images obsédantes. Pas de narrateur, ou si peu. Le « on », le « tu » brouillent la figure des individus, qui devient unique, indistincte. Le « je » est comme une instance du récit parmi d’autres: pas de pensée propre, encore moins de psychologie. Un présent perpétuel «Le temps où elle [la guerre] n’existait pas, c’est l’imparfait.» Pas d’horizon.
Que se passe‑t‑il? Dans Le Désert des Tartares, on attendait la guerre, ici on est en son sein, dans une réalité saturée par une guerre avérée et cependant invisible. Pas de dates, de lieux, de noms. Par rapport à l’événement, nous ne sommes pas comme devant un grand tableau de bataille, Austerlitz ou San Romano. Une foule de micro-événements, une multitude de conséquences et de faits divers, une théorie d’attitudes et d’arbitraires généralement violents, parfois stupides : c’est à cela que se réduit cette réalité, et avec elle toute vie, toute organisation sociale.
La caméra‑stylo de Bergounioux observe, enregistre. L’écran est large, comme le théâtre des opérations, mais l’objectif ne prend jamais aucun recul. L’écriture est volontairement pauvre, comme oralisée, non pas incantatoire (comme dans Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Pierre Guyotat, auquel on songe), mais litanique et totalement vidée d’affect. Des lieux communs, des slogans, des rodomontades sont l’ordinaire du langage de la guerre.
Ce n’est pas faire injure à l’auteur que de parler d’un roman expérimental, avec toute la pensée sur la forme et le langage qu’il suppose, mais qui ne s’expose pas dans le livre lui‑même. Est‑elle présente, cette pensée dont le roman serait l’expérience, dans l’autre ouvrage, de linguistique, savamment consacré à la parole intérieure (ou endophasie) ? Les questions, outrageusement simplifiées, seraient les suivantes quelle est la nature d’un discours, par exemple littéraire, dans lequel locuteur et auditeur sont une seule et même personne? Quelle parole audible, lisible à l’extérieur, est conforme à ce langage intérieur ou intériorisé que l’on articule (ou pas) pour soi seul? Dernière question: quel moyen a‑t‑on de parler… de la guerre par exemple?

Patrick Kéchichian

(1) Voir notamment le livre d’entretiens de Pierre Bergounioux avec son frère, Pierre Bergounioux, l’héritage (Les Flohic éditions, 204 p., 23 euros), et le numéro spécial de la revue Théodore Balmoral intitulé «Compagnies de Pierre Bergounioux» (n°45, hiver 2003‑2004, 20 euros)
L’HUMANITÉ
(Jeudi 13 mai 2004)

Dans Il y a un, Gabriel Bergounioux nous donne à lire la guerre à l’état naissant. Un passionnant discours.

La guerre de «un» a eu lieu

Il était une fois la guerre: le premier roman de la littérature occidentale, n’est‑ce pas le récit de la première guerre connue, celle de Troie ? Depuis ce commencement, innombrables sont les romans qui racontent, dépeignent la guerre, au point de mettre toute tentative nouvelle de représentation en échec. Depuis notre entrée dans un monde d’images, que peuvent les mots pour dire cette expérience essentielle, contemporaine de l’invention de la littérature ? Peut‑être faut‑il remonter à un en-deçà du récit, à un état antérieur à la narration. En suivant une piste ouverte par l’auteur, avant « il y a Troie », il y a deux (Iliade), et avant, Il y a un ». Tel est le calembour à peine cryptique, qui évoque une vieille chanson pour enfants, qui conduit au titre choisi par Gabriel Bergounioux pour son roman.

LE CHAOS DE LA MOBILISATION
Il y a un est donc le roman d’avant le roman, le discours de la guerre à l’état naissant. Discours sans description, sans état des causes ni des conséquences. De la guerre dont parle ce livre, ou plutôt qui se parle dans ce livre, on ne sait rien. Ni qui elle met aux prises ni où elle a lieu. Qui l’a déclenchée, pourquoi, qui l’emporte, moins encore. Est‑elle réelle ? Il est permis d’en douter.
Au moment où ce texte se dit, la paix n’existe plus, elle appartient à un état ancien de la mémoire. Personne parmi ceux qui ont l’âge de celui qui, un moment, prend en charge la narration ne peut dire qu’elle fait partie de ses souvenirs personnels. « La guerre a grandi avec moi. Le temps où elle n’existait pas, c’est de l’imparfait. […] Personne n’évoque la paix sans mettre la phrase au passé. » L’entrée dans la guerre, les troubles qui la précèdent, le chaos de la mobilisation, l’incorporation, tout cela, au début, est la voix d’un chœur, d’une multitude d’hommes et de femmes qui disent leur surprise, leur accablement, leur terreur, leur certitude d’en finir au plus vite – on « les » aura –, leur déception devant les retards, les impréparations, puis la fatigue, les combats, les blessures, les morts. Les parties narratives sont minimales, juste ce qu’il faut pour que la voix prenne la relève. Vox populi, aussi peu que possible vox dei.

AVEUGLE, COMME L’AUTEUR DE L’ILIADE
En face, un autre discours prend l’ascendant, celui du commandement, celui de la propagande, de l’effort de guerre. Quand les combattants parlent, ils endossent les mots des héros, appris par cœur, écrits par d’autres, pour eux ou pour quiconque peut venir à la radio ou à la télévision les répéter avec une conviction tranquille et modeste.
Parfois, ça dérape: un mutilé hurle, maudit son sort et ses chefs, on le fait taire, comme on fait taire les pleurs d’une mère, les imprécations d’un père. Ou les apprentis guerriers, en attendant d’y aller pour de bon, s’organisent en clans, se choisissent des héros, un peu plus forts, un peu plus durs au mal, un peu plus malins, un peu plus grandes gueules que les autres. Futurs Achille, Ajax ou Ulysse. Tout cela peu à peu s’épure, se décante, au fur et à mesure qu’un narrateur prend en charge le fil du récit. Un enfant qui, comme tous les autres, grandit seul face à sa mère. Pas comme les autres en ceci qu’on comprend peu à peu qu’il est certain de ne pas partir en guerre: comme l’auteur de l’Iliade, il est aveugle. La guerre, il la connaît, au sens propre par «ouï‑dire», il l’entend, la capte, et, pour nous, la dit. Mais le besoin en hommes est tel qu’on n’hésite pas à en faire un soldat, pas tout à fait comme les autres: un spécialiste des transmissions. Comme son lointain modèle, les lettres, les codes, crypter, décrypter, c’est là qu’il excelle. La mise en mots est son royaume. Dans ce passionnant récit échappant à tout naturalisme, où s’entend cependant le discours de la guerre dans toute sa familiarité, sa proximité, Gabriel Bergounioux, pour son premier roman, a su saisir l’origine de tout discours, et nous expose une épopée prenant naissance sous nos yeux.

Alain Nicolas

LE MATRICULE DES ANGES
(Juin 2004)

Le titre du premier roman de Gabriel Bergounioux ne nomme pas son sujet, non plus que le roman lui‑même, indéfini. Un détail aveuglant.

Un et un font deux

Vous lisez le titre d’un livre, vous ne lisez pour ainsi dire rien, vous lisez que vous ne lisez pas, en tout cas rien que vous puissiez vous représenter, rien que vous puissiez voir. Le titre du premier roman de Gabriel Bergounioux n’est pas a priori un très beau titre, loin de là, mais c’est un titre énigmatique, qui retient l’attention plus par ce qu’il cache que par ce qu’il montre. Vous y lisez ceci qui ne vous dit rien de plus que ce que vous lisez, à savoir une phrase qui débouche sur rien : II y a un.
Il y a quoi ? L’article sur quoi bute le démonstratif ne marque rien que l’absence de ce qu’on était en droit d’attendre à sa suite. Vous lisez qu’il manque quelque chose. Marquant normalement qu’un substantif n’a pas été identifié, l’article indéfini se heurte ici au vide qui lui succède, dans la disparition ou l’inexistence du substantif attendu. Il y a un quoi ? L’affirmation n’affirme rien qu’elle‑même. Le lecteur à un moment ne voit pas ce qu’il pensait voir. L’indéfini se montre suspendu dans son intransitivité, en équilibre instable. Il pose son « indéfinition » comme une fin en soi, impose d’emblée l’inachèvement comme une réalité, laisse la béance en l’état. Une coupe a eu lieu, dont on ne cache pas les effets. La castration de la phrase est à vif. Un nom manque, c’est un blanc dans la conversation, un trou soudain, une interrogation ou un refus dans l’ordre de la nomination. Il y a quoi à la place de ce qu’on ne nomme pas ? Il y a quoi à la place de rien ?
Ce titre fonctionne, il est un vrai titre, dans toute sa maladresse, car il fait écho au livre avec justesse, dans son étrangeté, dans sa maladresse même, finalement très relative. Très étrange en effet, ce roman est pris tout entier dans l’indéfini sur quoi son titre achoppe. On nous y raconte une guerre, un état de guerre, sans qu’on sache de quelle guerre il s’agit, quelle époque, quel pays, sans qu’on sache même toujours très bien qui raconte, entre un narrateur personnage qui ne fera vraiment son apparition qu’à la toute fin du livre et un autre sans doute, deviné plus abstrait, instance indéterminée optant pour une description hyper précise et finalement très vague. Décrites avec minutie, la mécanique guerrière, la logorrhée belliqueuse et la manipulation des consciences se trouvent en effet saisies dans une sorte d’éloignement, sans qu’on sache jamais exactement ce qu’on lit, comme si la mise au point sur l’objet du roman ne se faisait jamais complètement. Comme si celui‑ci n’apparaissait jamais tout à fait, tel le narrateur montré dans un flou, et dont on comprend progressivement qu’il est aveugle.
Il y a quoi se demande celui qui ne voit pas. Quelle est cette guerre qui nous est occultée se demande‑t‑on à la lecture de ce livre ? Quel est le sujet ? Il y en a un ? L’identité du substantif est à chercher dans son éclipse. Les pères, nous dit le roman, ont disparu à la guerre. Du père du personnage aveugle, on ne connaît même pas le nom. L’absence d’un nom efface ? Quel est cet homme aveugle qui à la fin entreprend de nous raconter cette guerre invisible ? Quelle est cette guerre ? Scène primitive ? Un et un font deux. Il y a deux. Iliade ? Le communiqué de presse de l’éditeur ose le jeu de mot, et du coup on comprend mieux de quel traumatisme originel relève la cécité d’Homère…

Xavier Person

Note de lecture de Thierry Beinstingel
Feuilles de route: tentative d’exposition du travazil littéraire à la vue de tous
Notes de lecture

 » Il y a un « , de Gabriel Bergounioux, Champ Vallon :
Gabriel Bergounioux, oui, c’est le frère : il est déjà apparu dans l’excellent Pierre Bergounioux, l’héritage, Les Flohic éditeurs – hélas disparus ! – (note de lecture du 25/06/2003), biographie qui prenait la forme d’une rencontre familiale.
Gabriel, donc, professeur de linguistique à la Faculté d’Orléans publie ce premier roman au titre beckettien et modeste. Pourtant, comme pour  » Les candidats « , premier récit de Yun Sun Limet (voir ci-dessous), s’il devait exister une révélation forte de l’événement marketing que constitue une rentrée littéraire, assurément, ce  » Il y a un  » mériterait la plus grande attention par la portée immense de ce qu’il véhicule.
C’est un récit de guerre. Une guerre étrange qui semble durer déjà depuis plusieurs générations. Une guerre qui nous prend à la gorge dés les premières pages : phrases comme des déclarations « La circulation de la presse nationale est réduite aux titres régionaux « , réactions « ils ont des mots pour en parler : ils disent brutalement, une surprise, d’un coup, s’attendaient pas ». Car cette guerre est brutale, l’événement est commenté, on l’a appris chez le pompiste, le coiffeur,  » c’est mon beau-frère qui a appelé « … Cela pour le passé, car le récit se situe dans cette guerre immense et infinie, répétitive. Répétitive ? Le mot est abominable comme si on pouvait s’habituer à la guerre, la répétition de tout ce langage guerrier qu’avec une maîtrise extraordinaire, Gabriel Bergounioux nous restitue au fil des pages : au hasard, p 65  » ébranlement de véhicules à chenilles « ,  » consignes de sécurité « , p 95  » période de déconfinement « ,  » meurtrières « ,  » revue de matériel « , p203  » magasins militaires  »  » effets personnels déposés à la consigne « , tout cela provoque une ambiance incroyablement précise et kaki et que vient renforcer l’agressivité, la hâblerie de ce monde armé collé aux mots : p 68  » tu te crois à la plage à t’étaler comme cela ? Je vais te coller un rapport, ça va pas traîner « , p126  » Qu’est-ce t’as ? Il t’as foutu sa godasse dans la gueule ? t’as qu’a faire gaffe « . Au fil des pages, dans le mélange du temps infini et suspendu des belligérants ou de la société civile complètement obnubilée par le conflit, on finit par ressentir un profond malaise, un dégoût.
Viennent alors les questionnements, les analogies. Ce démarrage brutal de la guerre rappelle inévitablement le 11 septembre. Cette ambiance de treillis et les mots qui vont avec  » check point…  » rappelle les territoires occupés par Israël. Cette société civile qui se repaît dans l’instinct belliqueux ou qui le subit rappelle quoi ? Et la réponse s’impose inévitablement : oui , cette société civile ressemble tellement à la nôtre, on pense aux discours agressifs de Sarkosy, à ceux infantilisants de Raffarin, les expressions employées sont les mêmes, on agglomère le langage parfaitement restitué par l’observation linguistique de l’auteur, en spécialiste idéal. On réalise qu’on se trouve devant un roman qui, aussi surprenant qu’il soit, n’est aucunement éloigné de la réalité. La portée politique, non pas intemporelle, mais au contraire enchâssée dans le présent apparaît alors crûment et ce récit prend alors toute son importance : c’est le seul, oui, le premier roman qui ose reconstituer la violence actuelle de ce que nous vivons, qui l’enchâsse dans une portée littéraire réfléchie et, par là même, qui nous précipite dans cette réalité que nous ne voulons ou ne pouvons pas voir.
Au final, apparaissent clairement la signification du titre et de ce personnage aveugle enrôlé à la guerre, qui se retrouve au milieu de la mer dans une sorte de temps et d’espace indéfini : nous sommes revenus avant Iliade (jeu de mot avec le titre), avant l’épopée des hommes, avant Homère, avant la naissance du roman, on peut ainsi tout recommencer dans l’espoir (combien le titre beckettien rejoint au même titre l’épigraphe que j’avais choisi pour Paysage et portrait en pied-de-poule et qui conviendrait ici également parfaitement  » encore une seconde rien qu’une, aspirer ce vide. Connaître le bonheur – mal vu mal dit « ).
Le roman  » Il y a un  » se termine ainsi  » les choses allaient commencer pour de bon, quelque chose à raconter. Je chantonnais déjà « . A nous de prendre cette phrase et pour la paix. A nous de le lire ABSOLUMENT et comme un manifeste…
(25/02/2004)

Il y a un – Gabriel Bergounioux 2004