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Jean-Claude | PINSON

Drapeau rouge évoque les années écarlates d’avant et d’après Mai 68, à travers les aventures et déboires d’un narrateur enrôlé, comme l’auteur, dans les rangs de ceux qu’on appelait alors «marxistes-léninistes».
Habit d’Arlequin, Drapeau rouge est un livre où l’on croise pêle-mêle des êtres de fiction et des personnages historiques (de Mao à Mallarmé), des fantômes et des animaux – ou encore des mots qui manifestent.
Une question hante le livre: que faire aujourd’hui dudit drapeau? À défaut d’une réponse, Drapeau rouge, refusant de baisser pavillon, persiste à inventer des fictions et des formes pour poser la question, toujours actuelle, de l’égalité.

Revue de presse

ART PRESS
(mars 2008)
par Philippe Forest

La poésie malgré tout

Certains poètes d’aujourd’hui, nous dit‑on, se plaignent d’Art press, du peu d’attention qu’on y accorde à leurs livres, du scandaleux manque de considération qui va à l’importance pourtant extrême de leur œuvre en cours. Il faut les comprendre et même leur donner raison. C’est vrai la part faite dans les pages de ce magazine à la poésie contemporaine est outrageusement petite; lorsque l’on y chronique pourtant un recueil, on dirait que c’est par exception ou par accident, sous l’effet du hasard ou de la distraction. Et, là où il ne devrait être question que de création d’avant-garde, le vice va même jusqu’à faire parfois l’éloge de ce que la poésie du siècle passé a indiscutablement produit de plus indéfendable et de plus dépassé. On feint ainsi d’ignorer que la poésie connaisse désormais un nouvel «âge d’or» où elle renaît sous le signe de la «performance» ‑ autrement dit: du «spectacle». Sauf erreur de ma part, il faut remonter à 1998 pour trouver dans Art press plusieurs pages de suite où il s’agit – mais de quelle manière ! – de la poésie d’aujourd’hui. Il n’était que temps, on le conçoit, de faire amende honorable. De poésie, il est pourtant souvent question ici, de la manière dont celle‑ci se renouvelle et se perpétue chez certains romanciers, philosophes, artistes, cinéastes, et même parfois chez certains poètes. Afin de participer nous aussi au tout récent «Printemps des poètes», on en a choisi trois parmi ceux qui sont à notre goût.
Ph. F

JEAN-CLAUDE PINSON
Plaidoyer pour le prosaïsme poétique
Drapeau rouge (Editions Champ Vallon)
A Piatigorsk, Sur la Poésie (Editions Cécile Défaut)

Dire d’une poésie qu’elle est prosaïque ne passe pas en principe précisément pour un compliment. Du moins auprès de ceux qui estiment qu’il leur appartient de définir très dogmatiquement ce que la poésie doit être, d’en contrôler le commerce, de fixer pour elle les frontières du «bon gout» et qui conçoivent donc le «prosaïque» comme une intolérable concession de la parole poétique à la vulgarité de «l’universel reportage» dont on sait que, depuis le romantisme et le symbolisme, c’est contre elle que s’est constituée une certaine idée de l’absolu littéraire. Il est donc considéré comme acquis que, dans le poème, la parole parle. Et, de fait, elle parle mais, le plus souvent, comme on ne le sait que trop, c’est très précisément pour ne rien dire. Sans d’ailleurs qu’on puisse le lui reprocher puisque c’est précisément de ne rien dire, de ne dire que ce rien – où, s’abolissant, elle s’accomplit –, que la poésie prétend tirer sa seule et essentielle légitimité. Toute une mythologie de la «parole pure» – historiquement datable, idéologiquement situable – gouverne ainsi le plus souvent la poésie et même – encore qu’ils n’aiment pas trop qu’on le leur rappelle – chez les poètes qui s’estiment aujourd’hui à des années lumières au-delà d’une telle «vieillerie». Qu’une autre conception soit cependant possible, il y a pourtant toute une part de la poésie – et même française: Hugo, Apollinaire, Cendrars, Aragon, pour ne citer que quelques-uns des noms les plus évidents –, qui en témoigne assez manifestement. Et tout ce qui reste un peu lisible dans l’abondante production actuelle relève de cette pratique poétique qui, ne faisant pas d’elle-même sa fin exclusive, accepte de réfléchir cette part «prosaïque» de l’expérience (le désir, le deuil, disons : la vie) qui, gageant le texte sur le réel, seule, justifie l’exercice littéraire.

Prosaïsme
Les deux nouveaux livres de Jean‑Claude Pinson publiés en ce début d’année constituent une belle invitation à réfléchir à ce que l’on peut donc choisir de nommer – afin d’en proposer la défense sans doute inutile – le «prosaïsme» et qui constitue une alternative salutaire au «poétiquement correct» d’aujourd’hui. Du côté de la poésie elle‑même, Drapeau rouge est le sixième «recueil» – encore que le terme soit particulièrement impropre – signé de Jean‑Claude Pinson et fait suite plus spécialement à Fado (avec flocons et fantômes) (2001) et Free Jazz (2004) avec lesquels il constitue une vraie série. Du côté de l’essai, A Piatigorsk reprend la matière théorique développée dans Habiter en poète (1995) et Sentimentale et naïve (2002) matière à laquelle il donne la densité nouvelle d’une sorte de manifeste. La simultanéité de ces deux parutions autorise d’autant mieux à considérer l’ensemble de la démonstration proposée par Pinson depuis une quinzaine d’années qu’il écrit, que chacun des deux titres concernés se caractérise par une dimension rétrospective, par une ambition récapitulative. Il s’agit, en effet, pour l’auteur de faire comme un pas en arrière dans le temps et un pas de côté dans l’espace: avec Drapeau rouge, de s’en revenir vers l’époque révolue de l’engagement marxiste‑léniniste (plus spécifiquement sous la forme du militantisme maoïste) tel qu’il l’a vécue autrefois; avec À Piatigorsk, de s’en aller vers cette lointaine ville du Caucase, où mourut Lermontov, et où le hasard d’un séjour (une cure thermale!) lui donne l’occasion de repenser aujourd’hui la question poétique à la lumière de l’épopée russe dont l’auteur d’Un héros de notre temps – livre adoré de Lénine – fut l’un des acteurs fugitifs. L’enjeu consiste donc bien dans les deux cas à se demander ce qu’est la poésie et ce qu’elle peut encore, une fois refermé le «Grand récit de l’émancipation» duquel elle a été quasi indissociable depuis le Romantisme.
Il est douteux qu’un ancien maoïste apprécie la comparaison avec celui qui fut, en France, le poète officiel de ce que l’on nommait du côté de Tel Quel le «dogmatico‑révisionnisme» stalinien. Et de fait Pinson ne cite jamais Aragon – dont le lyrisme et l’emphase lui sont d’ailleurs très étrangers. On sait pourtant, depuis le Fou d’Elsa, qu’une épopée chantant la fin d’un monde peut commencer par une simple faute de français («La veille où Grenade fut prise…») et qu’une autobiographie en vers conduit parfois à s’enfoncer très profond au sein de ce que le Roman inachevé nommait «la nuit de Moscou». Il n’y a donc pas de raison qu’un autre poème, épique et autobiographique lui aussi, ne puisse procéder d’une rêverie prenant pour objet l’une des bizarreries du vocabulaire russe: «D’une certaine façon tout est venu du russe, de la langue russe. Où rouge (krasnù) et beau (krasivii) sont un même mot (ou presque), et où le premier peut d’ailleurs signifier les deux, le second sens (“beau”) se déduisant du premier (“rouge”).» Il s’agit donc, on l’a compris, à travers le dialogue du «krasnii» et du «krasivii», de poser de nouveau, et à une époque où elle semble devenue particulièrement anachronique, la vieille question des relations entre poésie et politique, entre Beauté et Révolution. Et pour que celle‑ci puisse être reprise sans pourtant retomber dans l’ancienne illusion lyrique, le défi du «prosaïque» exige d’être relevé.

Poétique et prosaïque
L’une des spécificités de l’écriture de Pinson – et notamment depuis son Fado – consiste en effet en ce que la poésie, loin de tourner le dos à la prose, s’engage avec elle dans un jeu où toutes deux alternent et se mêlent. Une telle démarche consiste moins à transformer la prose en poésie (comme le fait le «poème en prose» lorsque, comme c’est le plus souvent le cas, il conduit à redoubler la densité énigmatique du texte) qu’à reconduire la poésie vers la prose en acceptant qu’elle se charge à nouveau de sa dimension narrative et réflexive. Car la poésie, comme le déclare Pinson dans A Piatigorsk, est bien «dans la littérature» et non «en‑dehors» ou ((au‑dessus» d’elle: «Mêlée à d’autres genres, se nourrissant d’une parenté, d’une mitoyenneté retrouvée avec le spectre entier des formes et modalités qu’emprunte la littérature, la poésie peut à nouveau, comme le récit (ou le roman), mais à sa manière, raconter; comme l’essai, mais à sa façon, méditer». Sur un tel principe, un livre comme Drapeau rouge entrelace prose et vers de telle sorte que se constituent une intrigue, une réflexion qui font du recueil, plutôt que l’arrangement formel de ses fragments, le développement d’une histoire à l’intérieur de laquelle tout est susceptible de prendre sa place. Une sorte de roman, donc… Et ainsi s’explique la vraie provocation qui consiste pour un poète d’aujourd’hui (en principe: postmoderne, comme il sied) à remettre à l’ordre du jour le très réaliste et très socialiste Georg Lukacs et sa théorie du roman, découvrant en elle «une façon dans la prose de se souvenir de la poésie, d’y faire passer en contrebande des vers oppositionnels».
Il faut bien que, prosaïquement, le poème brise avec l’exigence exclusive de se dire lui-même et cesse de s’enchanter du prodige solitaire de sa propre production pour qu’il accueille en lui la matière retrouvée du monde dans toute sa triviale et concrète diversité. Drapeau rouge raconte et réfléchit l’expérience dans l’Histoire de celui qui en fut l’auteur et inclut toutes ces scènes bien réelles où un tout jeune homme rompt avec le cours rentable de l’existence estudiantine, passe dans la clandestinité de l’activisme politique, concilie comme il peut l’austérité militante et le commerce amoureux, considère un jour une enfant morte, enterre beaucoup plus tard un écureuil à défaut de cette entant, confie ces deux corps à la bénédiction des grands oiseaux de mer qui planent sur la plage où il se promène, converse avec quelques amis (parmi lesquels figurent les fantômes de Baudelaire et de Pessoa), en leur compagnie écoute du jazz et feuillette quelques livres et de vieux albums de photographies puis s’en retourne enfin à la solitude d’une retraite aménagée à deux pas de l’Océan atlantique.

Poétique et politique
«La page, se demande Pinson, comment s’en contenter, quand on a dès le départ cherché une beauté immense où pouvoir se perdre, s’anéantir et cru trouver l’extase au beau milieu d’une mer de drapeaux rouges.» La solution ne consiste certainement pas à relever l’étendard déchu de la révolution dont le vrai visage est définitivement apparu : «Dieu cruel, assoiffé de sang. Dieu aztèque en adoration duquel cœurs extraits du thorax fendu en deux par le couteau d’obsidienne. Dieu désormais détrôné.» L’ironique roman d’éducation, la perplexe et nostalgique épopée, l’autobiographie mélancolique et cependant amusée que constitue Drapeau rouge n’en appelle à aucun «revival» révolutionnaire mais bien plutôt à la description concrète des «stratégies de non‑renoncement» par lesquelles la poésie, sans consentir encore à la barbarie de l’utopie ancienne, n’abjurerait pas la possibilité de penser le présent.
Ce sont ces «stratégies» que, sous couvert de théorie littéraire, examine A Piatigorsk. Pinson est tout sauf un polémiste. C’est affaire de tempérament ou bien d’expérience – après tout, il est heureux que l’excès de dogmatisme conduise à la tolérance et à la tempérance qui sont deux vertus. D’où l’éclectisme de ses goûts et la modération de ses propos qui font également de Pinson le meilleur – le plus équitable – des analystes de la création poétique française d’aujourd’hui. Il n’empêche qu’une vraie conviction informe le propos de l’essayiste. Elle tient tout entière dans ce terme de «poéthique» dont le manifeste, paru aujourd’hui aux éditions Cécile Défaut, permet d’appréhender davantage la signification. Contre une poésie qui ne se survit à elle-même que sur le mode de l’élégie (la déploration «moderne» assignant au texte la tache exclusive de chanter la «trace des dieux enfuis») ou en décrétant non pertinente toute référence à l’expérience (I’illusionisme «postmoderne» déclarant que le texte doit faire sa seule matière de la fiction, du simulacre puisque ceux‑ci seraient devenus notre unique horizon), contre une telle doxa qui arbitrairement considère deux fois révolue la question du réel, le «poéthique» tel que le conçoit Pinson cherche d’autres possibles. Il repose sur le pari très simple – et cependant assez peu souvent relevé – qu’un lien n’est pas tout à fait inconcevable entre l’écriture et la vie puisque «la poésie n’est pas que la poésie qui s’écrit (ou se «performe»), mais aussi ce qui d’elle existe et vaut hors d’elle‑même.» Le dilemme n’est certes pas nouveau, mais la proposition «poéthique» consiste à se refuser à en sortir de façon radicale soit en renonçant à l’écriture pour la vie, soit en renonçant à la vie pour l’écriture – selon les postulations contraires du «rimbaldisme» et du «mallarméisme» tels que la poésie moderne les a constitués en véritables mythologies jumelles. L’enjeu est indissociablement poétique et politique car «multiplier les points de tangence entre formes verbales et formes de vie» relève d’une «éthique de soi» dont, se fondant notamment sur le dernier Foucault, Pinson montre comment elle peut constituer une réplique à l’hégémonie aliénante du «biopouvoir» d’aujourd’hui.
Il faudrait être plus long (je l’ai été assez) pour rendre compte de la façon dont une telle conception – qui envisage les textes «non comme des monuments mais comme réservoirs de possibles modèles d’existence» rend pensable un exercice de l’écriture qui rompe avec l’aristocratisme fatigant du dix-neuviémisme poétique et se trouve enfin compatible avec une vision vraiment démocratique de la littérature. Cela n’est pas rien, pourtant. Mais cela passera sans doute pour peu aux yeux de ceux qui considèrent de telles préoccupations comme trop prosaïques pour concerner le sacerdoce sublime de la pure parole poétique.

Philippe FOREST

Jean-Claude Pinson, Drapeau Rouge, éditions Champ Vallon, recueil, poésie, littérature, poéthique

Prolongeant la perspective inaugurée dans Habiter en poète, ces nouveaux essais analysent les évolutions les plus récentes de la poésie à la lumière de l’idée de « poèthique ». Replaçant dans la longue durée la question moderne de la poésie, ils tentent de discerner, dans le fouillis du contemporain, l’esquisse d’un chemin où elle demeurerait, après la critique de ses illusions, l’aiguillon d’une recherche de « l’exacte vitesse de vivre ».
Reprenant librement les catégories du « naïf » et du « sentimental » mises en avant par Schiller, méditant l’exemple de Leopardi, l’ouvrage essaie de penser comment la poésie pourrait nous aider à « faire le positif » ; comment, intempestive, elle pourrait irriguer le désert du nihilisme que l’époque voudrait nous imposer comme seul partage ; comment, par sa pensée critique inventant des allées imprévues dans la langue, elle pourrait être un des lieux essentiels où dessiner une habitation du monde soustraite, autant que faire se peut, aux logiques impériales de la marchandise, de l’image et de la performance.
À la lumière de ces questions et de quelques autres (dont celle du lyrisme), sont abordées plus spécialement les oeuvres, majeures, de Pierre Michon, Jude Stéfan, James Sacré et Dominique Fourcade.

Voir le sommaire

I
Poésie, poéthique 9

Du fait poétique aujourd’hui 11
Habiter en poète (reprise) 25

II
Critique de la raison poétique 49

De la pluralité des poésies pensantes 54
«Légère machine d’existence…» 72
De l’athéisme poétique aujourd’hui 91

III
La poésie de nouveau 107

De la démocratie en PoéZie (Contexte) 112
Le compas très ouvert d’aujourd’hui (Structure) 130
«Naïve» de nouveau (Question) 159

IV
Quatre qui comptent
(+ Leopardi à sa fenÊtre) 177

De la critique de poésie 179
Pierre Michon poète 190
Mal’aria: Jude Stéfan lyrique «malédictin» 201
James Sacré lyrique «grammairien» 217
Le bruit de planeur que fait 237
Dominique Fourcade en écrivant

Leopardi à sa fenêtre 257

index des noms 263

Une histoire d’amour un peu martienne. Avec six personnages en vadrouille entre Bruxelles et Lisbonne, à la poursuite d’une présumée chanteuse de fado. Six personnages (six fantômes) en quête de voix : un sosie de Baudelaire, un pseudoPessoa, un double de Janacek, un certain Cœlebs, Leopardi presque en personne et, sorti un peu sonné de son affaire, le narrateur, auquel les autres, experts en musique et paroles, ne manquent pas de prodiguer quelques conseils thérapeutiques et techniques (comment, par exemple, pour se réchauffer, faire prendre sous les flocons le feu d’une prosodie neuve).
Sept variations sur l’amour, la musique et la poésie. Avec dialogues et chansons (la confrérie, semble-t-il, s’est mis en tête d’écrire un opéra).

Le fil rouge qui parcourt ce recueil de poèmes est la question du bonheur, question cruciale de la philosophie morale, mais aussi de la «poéthique», question «du séjour authentique» aurait dit Mallarmé. Au-delà de cette thématique implicite, le livre est bâti autour du noyau quasi narratif que constitue l’évocation d’un cours de philosophie morale consacré précisément à cette question du bonheur. Sérieux contre-pied à ce que le titre peut laisser espérer, ce recueil est aussi une mise à plat plutôt caustique du discours philosophique et professoral.

Lire un extrait

Extrait (pp. 55-73)

DU BONHEUR

Diététique

MIND BUILDING

Je prends modèle sur les athlètes
qui les jours de compétition
sont dès le point du jour debout
le corps ayant besoin dit-on
(n’étant pas muni d’un starter)
d’un minutieux échauffement
pour être à son meilleur régime

tôt le matin je muscle mes
neurones avant d’aller en cours
hydrate mon cerveau en long
en large en suivant la rivière
(on connaît les vertus de l’eau)

là j’ai tous les jours rendez-vous
avec mes héros les hérons
hiératiques, cendrés, indif-
férents sur leurs bâtons brisés
aux lois savantes de l’optique

j’attends qu’ils prennent leur envol
d’une molle flexion des pattes
au ras de l’eau ils battent l’air
lentement d’une envergure large

BOUDDHISME CH’AN

Je m’endors en lisant Li Bai
dans la foulée rêve d’idéogrammes
d’une brume qui noie les montagnes
de la Chine méridionale où je voyage à pied
parmi les pins cherchant l’éveil ou bien l’oubli

au réveil je transporte le rêve
dans la réalité car m’en allant
une heure après dans la pénombre
du matin assombri par la pluie je suis
un moine orange qui chemine
(c’est du moins la couleur de mon parka)
je serre en outre un parapluie contre le ciel
à grandes enjambées fuyant l’averse
dévalant la prairie qui va vers la rivière

s’éloigne dans mon dos le monastère
– je veux parler du bâtiment nouveau en verre
où l’on vient d’allumer les amphis et les salles:

rectangles de safran léger entrevus
sous la courbe trempée de ma capuche

ainsi je vais la tête vide
à la lumière quelques instants d’une géométrie
de Mondrian posée contre la nuit

Si j’avance courbé sur la berge
fixant obstinément le sol
ce n’est pas que je hale un chaland
chargé de je ne sais quel charbon

c’est qu’en ma tête je tisonne
le boulet qui rougeoie dans l’automne
d’un vers du vieil Hugo glané je ne sais où:

songeurs vertigineux des bois

j’en fais mon refrain jusqu’au soir
trouvant dans sa chaleur de quoi
marcher tout le jour au charbon

Ni le jour ni la brume ne sont encore levés. Feux rouges qui s’éloignent au fond de l’avenue. Toute la nuit le vent a soufflé, une pluie abondante trempant les bois qui bordent la ville

un avion clignote dans une trouée pas très haut dans le ciel, presque au ras de la masse sombre des arbres

j’ai pris un sac pour les châtaignes. Il s’agit d’être le premier là où les bogues en abondance font comme un matelas d’oursins vert tendre. Pour les ouvrir on les coince entre ses bottes: trois fruits jaillissent; on ramasse les plus gros dans la boue et le sable humide, en prenant soin de ne pas se piquer les doigts

on rentre en jubilant (plaisir d’être peau-rouge et paysan un peu) à l’idée qu’on se nourrira ce soir d’une pitance venue d’ailleurs
que du supermarché

ESTHÉTIQUE

(Un cabanon derrière Menton)

«Il faisait beau toujours, beau à périr.»
Yves Bonnefoy

ÉCONOMIE DOMESTIQUE

Le bonheur sera donc une réussite obtenue avec le concours de la vertu, le fait de se suffire à soi-même, ou la vie menée très agréablement et avec sûreté, ou, encore, énumère Aristote, la jouissance à souhait des possessions et des corps

la jouissance d’une maison par exemple

on commence, en attendant mieux, par s’installer en appartement (supposons préalablement – l’agence immobilière n’aura pas manqué d’immédiatement s’en inquiéter – un emploi stable et quelques revenus)

à l’occasion, on se laisse aller à rêver: par exemple, un repas de famille traîne en longueur, on prend dans la main une bouteille vide pour mieux voir l’étiquette et l’on se perd dans l’allée du château avec paysage ondulant au loin

vient le temps réaliste du pavillon avec jardin (idéal moyen qu’on n’a pas les moyens de mépriser). Là, le bonheur à peu près pourrait prendre corps, croit-on: terrasse où dîner le soir à la fraîche, pelouse où les enfants vers dix ans dresseront leur tente (quand on roule ensuite le tapis de sol, des brins d’herbe jaunie et des plaques de terre fraîche y adhèrent: odeur de perce-oreille, d’humidité, d’humus qui restera dans la mémoire)

on croit pouvoir désormais être vraiment chez soi. Mais l’autarcie demeure encore, trouve-t-on, trop à la merci de la tyrannie d’une chaîne hi-fi voisine ou du rebond obsédant d’un ballon: on vieillit. En outre, on a beau ironiser sur les suppléments d’âme, on aspire à un au-delà du confort, à un lieu impossible, à un pays de silence au bord de la musique

il n’y a plus, une fois encore (et ce sera sans doute sans fin jusqu’à la fin), qu’à redessiner dans sa tête l’endroit idéal

ce qu’on fait tout en voyageant, en visitant – tandis qu’un vieil enfant en coulisse s’active à raviver les mânes d’une maison d’autant plus mythique qu’elle est depuis longtemps vendue; qu’on l’a au fil des lustres embellie à la lueur des fables familiales; qu’on n’a cessé de colorier, à part soi, les dessins approximatifs (juste le toit et la façade) que jadis on avait tracés d’un doigt presque aveugle, dans ces soirs chanceux de pénombre où l’on allumait, à cause d’une panne de courant, quelques bougies

la nostalgie alors menace
mais lui tordre le cou n’est pas trop difficile, puisqu’on a l’occasion de passer deux ou trois fois par an devant la maison en question, faisant à chaque fois le même constat qu’il n’y a rien à regretter – du moins côté rue, où la façade n’émeut guère, grisâtre et devenue sans âme à force de crépis refaits

reste le côté cour (hors de portée, lui, du regard) pour donner libre cours à l’imagination

là un éclair suffit pour qu’on reconstitue de mémoire le plan au sol et la maquette de l’endroit, sans que rien ne soit omis de ses dépendances ni de ses possessions les plus lointaines:

ni les nombreux appentis (cave, atelier, diverses remises, poulailler, avec une cabane encore au fond du jardin pour se cacher et bouder) qui donnaient à cette bâtisse de la banlieue nantaise une allure de ferme

ni les deux ou trois vignes à portée de vélo

ni surtout, très loin, vraiment très loin, atteinte au terme d’une nuit en train à traverser la France
une sorte d’annexe (notre comptoir des Indes!)
gloriette ou kiosque à pic
ou balcon d’opéra
au-dessus de Menton le mirador
d’un cabanon d’où l’on voyait la mer

LE DIMANCHE DE LA VIE

«Cabanon»

évidemment, à rebours du site, rien – la modestie du nom l’indique – de la villégiature patricienne.

Mais si le mot «cabane» évoque un abri de planches planté de guingois au fond d’un jardin (on voit derrière des rangs de haricots grimpants une vague barraque usée par les intempéries mais utile encore pour ranger bêche et autres outils)
«cabanon», lui, bien qu’il en soit le diminutif, suggère une construction beaucoup plus riante (sans doute chaque été repeinte à neuf), et comme la négation ou plutôt (au moyen très plébéien du bricolage ouvrier) le dépassement hégélien de la cabane paysanne

car construit dans l’idée d’une vie devenue dimanche perpétuel, tout entière vouée à ces plaisirs où l’on laisse libre cours au grain de folie auquel le mot renvoie aussi

en l’occurrence, ce n’était pas, ce cabanon, une maison vraiment sérieuse
tout juste, à peine plus grand qu’une caravane, un abri pour les vacances (sur des terrasses autour on y plantait des tentes à l’ombre des pins et châtaigniers)

mais situé à flanc de montagne abrupte et dominant
la mer avec très loin visibles les stations de la côte ligure
et deux lacets plus bas le sana
preuve que l’endroit était pour les poumons
idéal

montagne et mer lisait-on à la gare
et en effet adolescents on y descendait
légers en vingt minutes un sentier caillouteux
bordé d’eucalyptus, de citronniers, de vignes et de figuiers

juste le temps, nimbés de sueur sur les épaules,
enivrés par la scie sempiternelle des cigales,
d’être effleurés par l’idée d’un instant
ressembler aux demi-dieux dont nous parlaient
les cours de grec au lycée

en tout cas à défaut que le lieu
nous infusât un sang plus bleu
on avait tout loisir en bas de bronzer
et si la marche devenait sur les galets plus laborieuse, le travail n’était pas épuisant qui consistait à vendre à la criée un quotidien très creux, où il n’était question que de palaces en stuc peuplés d’altesses d’opérette et de déesses en toc

CARTES POSTALES

Gorbio le 12.9.36. Vous devriez venir ici vous feriez de belles photos pour mettre à votre collection car il y a de belles vues qui sont plus belles qu’à Mourmelon et la pêche avez-vous déjà fait de belles fritures? Voici deux mois que je suis ici il n’a pas tombé une seule goutte d’eau. Comme nouvelles je ne connais pas grand-chose, car nous ne sortons pas, que dans le bois du sana, puis notre travail c’est de dormir et manger et voilà

Au-dessus de Menton

il faisait bleu toujours bleu à périr

(en bas la mer aussi était bleu immuable)

trop bleu pour être vrai

Il a été blessé en voulant secourir un camarade attaqué et tué. Lui a reçu un coup de poignard dans l’abdomen
nous lui avons donné un quart de bouillon et un sandwich de foie gras pour sa route. Il a été très content et nous a beaucoup remerciées. Nous avons pas mal à faire à cette cantine à cause des nombreux passages de troupes du front italien au front français. J’ai souvent des remords de penser que ma famille se fait bombarder pendant que je suis si bien près de mon amie Marcelle dans ce délicieux pays mais bientôt j’irai la retrouver