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Olivier | BARBARANT

« Le vent ne m’est pas celui de l’esprit, dont chacun sait qu’il souffle où il veut – en tout cas pas chez moi. Il représente ici toutes les forces de dislocation s’exerçant sur l’âme, et par voie de conséquence sur le vers : la mort bien sûr (et comme toujours) mais aussi cette fois l’assez aberrant tintamarre de l’époque. J’ai tenté de coller l’oreille à cet étrange coquillage, et le moins qu’on puisse dire est qu’on n’y entend pas la mer. Malgré le vent donc, comme en dépit de l’éparpillement du langage, il arrive qu’ici ou là un murmure résiste, offre presque une consistance. L’un des poèmes éclaire alors le pari de ces diverses tentatives, lorsqu’il affirme (avec une assurance cependant que je me reproche déjà) : “J’aurai du moins fini dansant” ». O.B.

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Essais de voix malgré le vent
L’extrait

Essai de voix pour en finir
Un soir et ce sera comme tout autre soir
Un soir où voir comme toujours le beffroi de bronze et le bref Manet du drapeau
Sur la mairie en face avec l’oblique de ses ogives dans la lumière déjà brillant
Malgré le reste de clarté qui traîne en mare sur la place

Un soir et les nuées poseront des galons aux carrures des astres
La nuit bientôt comme une épaule entre les deux boutons d’argent
Un soir qui met son uniforme lentement
Un soir comme un battement de portes dans un univers bondé d’âmes
Un soir de branches prolongées

Il ne sera pas nécessaire de convoquer l’ordinaire attirail nocturne
La mascarade du malheur les loups posés au visage des choses
Ce soir-là simplement la lumière paraîtrait plus fragile que d’autres fois
Un soir aux vitres des maisons posant le début d’un silence
Un chant de chiffons déchirés

Un soir où pourquoi pas nous aurions décidé de sortir
Avec l’habituelle cérémonie des vêtements ôtés
Essayés remisés toute l’orgie des tissus sur le lit quand on part sans être sûrs d’avoir trouvé
L’efficace panoplie et finalement peu importe
Puisque lins et cotons répandus nous attendent faisant miroir de nos étreintes
Avec tes robes qui se froissent dans les manches de mes chemises

Un soir où tu mettras un peu de rouge à lèvres
Le chat sinuera dans mes jambes je t’attendrai il y aura
La dernière flamme du jour léchant les lames du parquet
Puis très vite la nuit définitive
En voiture à deux parmi les champs de betterave
La recherche d’autres lueurs

Et ce sera l’entrée le gros Cerbère que l’on sait
Dont l’attention depuis longtemps nous fait sourire il ne te quitte pas des yeux
À quel point on peut rien qu’en marchant faire rouler tous les muscles quand on y pense
Le tout pour le regard que tu n’offriras pas

Avec ce dindon courroucé dans la foule on compte d’autres volatiles
Étranges sous les soleils des spots
Et les jeunes s’agitant seuls semblent à chaque coup de reins s’accoupler à leur propre nuit
Quand la musique défait l’espace et qu’il n’y a plus sur la piste
Qu’un peu de feu aux miroirs mis et puis l’enfer de la fumée
Tout ce bruit qu’on appelle fête faute sans doute d’un peu mieux

Un soir et ce sera notre tour
À nous les grands pas vides parmi les ombres d’autres damnés
Dans le déchaînement du son et la foule sentant la sueur

La musique toujours bien mieux que l’ombre m’aura saisi
Je n’aurai d’ouïe que pour le bruit le sang du bruit tapant tout son cœur au-dehors
Je n’aurai d’yeux que pour la débauche des lumières barattées
Et n’ai eu Dieu jamais qu’à ce que l’heure affolée crie grâce sous les coups de tambour et mes coups de talon
Pour que tombe aussi jusqu’au fond de soi la pensée enfin décoiffée
Que tout s’évanouisse et prenne alors allure de braise
Le moindre geste étant théâtre sous la grêle de voix déchirées

Pendant cette tempête on ne pense pas et les corps enfin tiennent lieu de monde
Si bien que musique et miracle ce soir-là comme tous les soirs installeront leur frénésie
L’ivresse à tant tourner que le temps aboli n’est plus qu’un vague ressac du vertige

Un soir et ce sera encore un soir de fausse extase et de bière trop vite bue
Où lentement très lentement tandis qu’en souriant je tenterai de suivre la tourmente
Comme la folie d’un vent dans des feuilles tout un printemps de bras agités
La rose aux tempes avec le rythme ira croissant

Un soir comme tous les autres soirs un soir peut-être proche
Ce ne sera pas le goût de tes lèvres aussitôt le bruit retombé
Ou le geste appris de l’épaule à te reprendre dans mes bras
Mais un léger trébuchement rien qu’une erreur des jambes désaccordées
Et les cuisses gansées non plus simplement de fatigue
Mais du raisin noir de la nuit

Un soir donc et j’en rêve parfois
L’excès irait jusqu’à son terme
Parmi les lèvres des ténèbres et les songes éparpillés
Un soir où sous les velours pailletés sans un cri ni même un soupir
Cheveux collés le front luisant comme un blé tombé sous la faux de la fête

J’aurai du moins fini dansant.

Essais de voix malgré le vent – Olivier Barbarant 2004

« À reprendre la première phrase de ce journal, en date de 1986, je ne perçois guère de changements en moi-même. Une plus grande simplicité peut-être (mais tout changement doit-il nécessairement relever du progrès » ? n’est-ce pas là une vaine consolation imaginaire, pour se féliciter d’avoir vieilli ? et la vie commune à présent avec une femme, qui m’épargne l’ancienne hystérie du désir – encore que. Davantage de bonheur, et surtout plus de capacité à s’extraire des ennuis quotidiens où je croyais alors trouver je ne sais quelle clé, quelle porte sur la pensée, confondant un peu trop peut-être mes états d’âme et les mystères du monde. Mais si la vie ordinaire m’est un peu plus aisée, je n’en sais pas plus qu’alors sur ce qui me fait exister, sur l’autre moitié, l’autre versant de mes jours, sur ce « temps mort » où vivre s’illumine. Il me faudrait me résoudre à accepter que je mourrai un jour sans avoir compris ce qu’il y a de si essentiel pour moi dans les fichus superposés du ciel, les gouttes de pluie sur les carreaux, les coups de fouet en pleine âme que nous font les chants des hommes, et la lumière de leurs regards.  »
O.B.

« Un chant précaire, qui tient cependant à chanter, et prétend même se réclamer de grandes formes pour célébrer les tressautements de l’âme: mes émotions sont dérisoires — et j’y tiens. Un goût prononcé pour la disparate: des tas de prunes et Caravage, Aragon et la cathédrale de Laon, des passions anciennes et de plus récentes, des fontaines et du goudron, des lycéens et un vieillard, Bérénice et des fêtes foraines… En amour, je ne choisis pas. Un portrait en feu, et dans tous les sens qu’on voudra… »

Lire un extrait

Odes dérisoires
et quelques autres un peu moins
L’extrait
(pp. 9-15)

ODE AUX FONTAINES

C’est curieux sitôt qu’on en fait le compte
Ne reste de vivre que riens
Au mieux ce qu’on en voit à la surface des fontaines
Dans la ville ronde il me revient un soir d’été
On traversait la rivière elle avait mis sa plus belle robe
C’était une explosion de réverbères et de bijoux
Et c’est banal je le sais bien ces affaires de baisers donnés dans l’odeur des roses
Ses lèvres qui sentaient l’orange chaude je n’y peux rien
De tous les torses qu’on a croisés ne reste qu’une même romance
Leur cœur bat pareil dans le souvenir

Des retours la nuit dans Paris tout éméché de feuilles
La javel des premiers métros
Le jour roulait sous la verrière à La Chapelle de vieux journaux
Encore une nuit sans sommeil

On fait feuilletant les visages l’inventaire de notre vide
Du peu de poids désormais qu’ils auront

À Madrid j’ai compté les corps entrecroisés
Il y avait une pièce à part au fond du bar de nuit
On gaspillait l’amour sur place j’ai tant aimé
L’étreinte à peine camouflée les vêtements demi-ôtés
Toute la précipitation du mensonge des faux-semblants
On ne couchait pas même ensemble c’était debout
Les lits juste faits pour dormir

Il y eut des taxis des rencontres très tard
On n’en sait pas le nom il y eut des amours
Des murmures et des grimoires
Les lettres qu’on a échangées
Toute une vie de salle de bains de draps froissés
Et de retours légers dans l’aube enfin complice
Peut-être plus que tout on aime se dilapider
Changer de bras comme de dieux jadis à l’entrée des temples
Pour voir si la dorure en tient

Un soir aussi plus serein près de la Seine dans un bateau
Les cris de canards et de remorqueurs
On ne revoit plus rien de l’autre qu’un bord de verre où le vin tremble
Mais sa face sous la couleur s’est effacée
C’est ainsi l’on voit mieux la nappe plus tard sur la table que les traits d’un ami
Mort depuis
Et dans le tissu seules les rides un peu le disent

Il y eut à Aix la joie de juillet
À Marseille un premier sourire
Et sous les toits l’atroce studio surchauffé
Où le soleil tombait tout droit sur notre fièvre
Un corps de miel sur un matelas

À Londres il était allemand
Et bruns et blonds tout se mélange

Tout se dérègle tout se raie à mesure que sont faits les comptes
C’est à peine s’il reste à la page un ou deux signes de croix
Quand un jambage couleur de ciel peut-être suffirait
Au lieu de mes repentirs une initiale dans de la neige la trace d’un insecte

Il y eut les soirs de novembre le bar sordide
Les pleurs à rechercher la compagnie des yeux
Simplement des poings et des yeux interchangeables
Pour que la mort ne se voie pas trop

Il y eut sous le ciel picard
Notre première aurore le gris soudain plus beau
Que de sourires dans nos brumes le bouquet plus grand que moi je le traînais
Sur l’asphalte d’immenses roses comme ferait un balayeur
Le cœur battait vraiment pour la première fois j’allais à ta rencontre
Et je jetais dans les pétales sans le savoir la poussière de mes propres pas

Depuis j’énumère et ce sont des rêves à peine
Tout a fané et tout demeure Presque on aurait honte à le dire
Tant est simple dans les fontaines
L’inventaire des eaux glacées.

Concernant Aragon, l’homme et ses ambiguïtés éclipsent l’œuvre et ses réussites.Sa poésie souffre particulièrement d’un état de fait: trop connue, et donc méconnue, elle se voit réduite à quelques vers célèbres, quelques dates circonscrites, quelques légendes (Elsa, la résistance, l’Histoire…) jamais véritablement lues.Pour la première fois depuis la mort de l’auteur, le livre veut donc relire la totalité d’une trajectoire poétique qui ne se réduit ni à l’usage du vers, ni à l’imitation, ni à l’exploitation de quelques grands thèmes. De 1919 à 1982, Aragon débat plutôt avec les procédures poétiques, avec la mémoire d’un genre, avec la sienne, tentant à chaque livre de déplacer et de réinventer un nouveau lyrisme.Collage, montage, intertextualité, dérèglement de la syntaxe, réinvention de formes, la mémoire procure un matériau qu’une systématique et inquiétante pratique de l’excès tente à chaque fois de déborder. Libérée des faux savoirs, l’œuvre alors reprend cohérence: elle est la recherche incessante d’un placement de la voix qui n’a pas fini d’éblouir, ni de donner quelques leçons à la modernité.

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Louis Aragon:
la mémoire et l’excès
Le sommaire

avant-propos 7
Première partie
UNE OEUVRE AVENTUREUSE 15

1. Lire Aragon: Histoire d’un feu 17

Précipitations et précipices. 18. La parlerie, panorama. 22. Une voix instable. 27. Changements à vue. 31. La parole singulière. 37. Les aventures d’une voix. 41.

2. Une modernité paradoxale 47

Apollinaire et Charlot. 48. Aveux et masques. 53. Un dadaïsme prolongé. 58. Le linguiste et les travestis. 61. De l’ironie à la rage. 68. Du côté des proses. 73. L’impossible immédiat. 77.

3. L’invention du chant 83

Des légendes. 83. Le surréalisme renversé. 85. Une vaine frénésie. 90. Le livre du paradoxe. 101. À faire pâlir les rossignols… 105. Romance et romancero. 110. De l’efficacité historique en poésie. 113. Concert et concertation. 117. Frénésie et lamento. 121. Un frisson de fougères. 123. Le grand défi. 127. Une poétique de la contradiction. 130.

4. Le temps de la démesure 131

L’expansion et le sonnet. 132. La parole gelée. 137. Une débâcle de bel canto. 141. L’invention de la dé-mesure. 148. Le théâtre et la folie. 154. De la Hollande et des Chambres. 159. Les Adieux. 166.
Deuxième partie
UN OPÉRA DE LA PERSONNE 175

1. Des villes pour visage 181

Une pratique de l’errance. 181. Du temps des passages. 184. La rage et l’orgie. 188. La chanson de Paris. 190. Frénésie et catastrophe. 193. Les villes comme expérience du sens. 198.

2. Le dit d’Elsa ou le paradoxe de la démesure 203

Itinéraire d’un éloge. 203. Elsa et le mythe. 207. Elsa et la légende de l’amour. 209. Elsa/Statue. 212. Une captation idéologique. 214. Elsa, le temps et l’autre. 216. Le manque en 1942: Lancelot dans un ciel troué de clameurs. 219. Ouvrir la voix. 221.

3. Un perpétuel lyrisme 225

Le flux et les cassures. 225. Histoire d’une allitération. 228. Poétique du battement. 232.

Conclusion 237

Annexes
Bibliographie 241
Le siècle d’Aragon 246