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Stéphane | BOUQUET

Un homme marche dans les allées d’un cimetière: Walt Whitman, John Keats, Ovide, Virginia Woolf, entre autres tombes. Il se demande ce qu’est la poésie. Il se sert dans les morts pour élaborer des réponses. D’une certaine manière, il essaie de se glisser dans leur brouhaha, il répète ce qu’il comprend: par ex. rendre la vie vivante, telle est la tâche que la poésie s’assigne parfois. Ou bien: trouver des égalités et des ressemblances dans le monde genre xroses = une certaine somme d’argent. Ou bien, parfois, la poésie attend comme une dingue un Tu et encore plus un Vous qui lui laisse ouvrir entièrement les draps du poème.
S.B.

Lire un extrait

(p. 7-15)
Walt Whitman: vieil homme barbu, assis devant le fleuve, fatigué mais le regardant, regardant défiler devant lui tout, absolument tout, ce que charrie le fleuve. Face rubiconde, sourire jovial, on dirait qu’il a créé le monde et qu’il l’accepte, qu’il accepte toutes les brindilles de sa création et s’en réjouit, et que nous si on veut, on soit là aussi, et s’émerveille aussi, des choses qui passent, du grand défilé interminable. Ainsi le monde est ce passage. Aucun instinct de propriétaire, mais il distribue les choses aussitôt que créées, il les disperse: les reçoive qui pourra, les prenne qui veut dans la grande république égalitaire.
Walt Whitman: ne s’arrêtant pas à la question de savoir si un torse était poilu ou non, mais l’étreignant, lui aussi, sans cesse. De sorte qu’il est logique que son poème ne cesse pas, non plus. Tant l’étreinte est agréable, même de la mort (il le dit explicitement). Tant il est bon que cela dure. Tous les jeux de mots les plus vulgaires sont possibles, sur l’étreinte du monde et la sève qu’elle produit, à force de frictions, mais tous les jeux de mots sont vrais, acceptables. Son recueil tout entier, interminable, sans fin grossi, est la preuve de cette sève, est un moment qui continue du sperme, est la raison et le sens à l’ajout des poèmes. Whitman finalement, comme de ce côté-ci du monde Charles Baudelaire, invente un nouveau principe d’accumulation: la promenade parmi nous. Ce n’est pas le même réel bien sûr chez l’un et l’autre. Baudelaire est un poète encore vertical: il doit se défaire du vieux monde, il reste hanté par ce qui est indication de quintessence et de volatilité: parfums, odeurs, chevelures, nuages, quelque chose se promet dans cette indécision céleste, dans cette silhouette diffuse; il erre souvent en direction de cette promesse, il cherche souvent des trouées vers en haut ou parfois vers en bas afin d’exister dans diverses autres dimensions hypothétiques. Rarement il arpente les rues comme déjà arrivé, mais il le fait de plus en plus avec l’âge, de plus en plus il est ensemble. Whitman, au contraire, d’où ma proximité à lui, est un poète horizontal: il n’y a rien au-delà de ce qui est, tout le sens est à nos pieds, dans l’herbe foulée. Seulement, il faut aller voir plus loin, encore plus loin, car au bout de ces chemins-ci, il y aura sûrement d’autres chemins, et forcément d’autres visages, d’autres oiseaux, d’autres prénoms.
Ovide: ses clairières où les amants à la fin dorment dans l’arceau de bras réciproques. Corps humidifiés de rosée, tout début d’un matin souvent, et avant ça, avant ce bonheur de l’étreinte: beaucoup de courses et de sous-bois, & branches frôlées, fuites, désirs incontrôlables. Telle est l’oppression du poème: être victime de tout ce désir à dire. On assure parfois qu’Ovide fut exilé parce que sa poétique entrait en contradiction avec le nouvel ordre moral augustéen, c’est improbable. Mais l’oppression qu’il a subie, avant même l’exil, comme si sa bouche était plaquée contre un sexe permanent.
Virginia Woolf: dans une des traductions françaises de Mme Dalloway, vers la fin de la fête, Clarissa est dans un salon reculé, isolé, les cloches de Big Ben sonnent et résonnent en ondes toujours plus frêles et se dissolvent dans l’air et deviennent des filaments invisibles. Clarissa est seule, elle pense à Septimus, peut-être qu’elle le sent dans les filaments de l’air, peut-être qu’elle le respire, elle se dit: «la mort est une étreinte.» (Phrase intensément émouvante et maintenant je sais mieux pourquoi: elle dit que la mort aussi est un instant de la matière.) Cette phrase n’existe pas en anglais ni dans les autres traductions françaises. À partir de quoi, me semble-t-il, tombent toutes les pseudo-théories qui prétendent que la traduction est une perte, un défaut, une trahison, etc. Au contraire, la traduction est un gain, au sens propre: une addition offerte. La traduction multiplie les possibilités de l’émotion, elle ne les diminue pas ni ne les supprime. De toute façon: qu’est-ce qu’il y aurait à trahir, exactement? on ne voit pas. Les textes ne sont pas des saintes reliques. Ils ne véhiculent aucun sens sacré. Et les écrivains ne sont rien d’autre, la littérature tout entière rien d’autre, qu’une allégeance faite à la matière, qu’une production supplémentaire, un éloge toujours recommencé du monde. Je peux proposer une métaphore: les textes sont les habits de la servante, elle s’en enveloppe mais, aguicheuse et apprêtée, elle attend en vérité d’être troussée, elle attend d’être seulement nue dans le monde. Telle est la littérature, elle attend que le monde la débarrasse enfin entièrement du langage.
John Keats: je préfère croire que son dernier vers, son tout dernier vers et puis silence de la mort, est «this living hand / cette main (que voici) vivante». Ainsi, dear Keats se résume pour moi à cette fragilité.
Henry David Thoreau (par exemple): les manches retroussées de sa chemise, il fait le tour de l’étang merveilleux, qui est un lac en fait, il entre en sympathie avec tout, l’ondulation de l’eau, les oiseaux, le vent, le bruit feuillu des peupliers, la luminosité vive des ablettes (je dis le premier nom de poisson qui me vient), la très lente poussée des haricots ou juste de l’herbe. Bien sûr, donc, la promenade ne date ni de Baudelaire, ni de Whitman. Les romantiques et pré- ne se sont pas faits faute d’y recourir, et même on pourrait dire (on l’a dit) que ce fut leur lieu privilégié. Mais c’était très clair pour tous: leur promenade: toujours solitaire. On y marche à la rencontre de soi, ou de la pensée, de la nature, parfois de dieu, des dieux, parfois de leur absence, du deuil d’eux, de la continuité sans borne du silence, parfois de la simple économie du monde c’est-à-dire de sa marche tranquille, de ses règles de reproduction, du miracle artisanal des choses. On s’extrait des autres hommes pour vivre l’expérience d’une rencontre, d’une contemplation, d’une extase, d’une perte qui est absolument singulière, et d’une certaine façon, qualifie le poète comme poète, le désigne comme homme d’exception. On se métamorphose presque en une chose de la nature: le nuage par exemple, la feuille chassée par le vent, le vent lui-même, l’oiseau, le haricot qui pousse – quelque chose qui porte et devient le mouvement pur, le souffle de l’esprit, l’errance vers sans doute un ancien savoir. Tandis que W. & le dernier B., au contraire, inscrivent la promenade parmi les hommes: elle est chez eux une inclusion plutôt qu’un isolement. Elle est chez eux une lourdeur de corps plutôt qu’une légèreté d’âme. Bien sûr, Baudelaire croit encore un peu aux foutaises (les correspondances) mais pas assez pour ne pas devoir poser qu’il y a aussi et surtout autre chose: la ville, la foule, les choses simples. Pas assez pour ne pas devoir accomplir sa tâche: repeupler le silence, le monde vide, énumérer la population des trottoirs, qu’il apprend à regarder de près, à arpenter avec un léger dégoût encore mais une non moins ébahie fascination: des gens, il y a des gens. La chance de Whitman est d’avoir commencé par là. Pour lui la poésie s’éveille et c’est déjà l’aube du peuple et d’une certaine façon ton visage.
Ovide: il semble qu’Horace ait été plus malin. Il n’a pas été exilé. Il est vrai qu’il était l’ami de Mécène; il est vrai que la puissance érotique de ses vers se limite aux lieux et heures autorisés. Fêtes, rites et banquets sont, essentiellement, chez le poète calme, véritable disciple épicurien, les moments d’exaltation et de chair. Il y a toujours un divan (un triclinium?) à l’horizon, une coupe, une jarre et des guirlandes de fleurs tressées par main de femme, et toujours la promesse lointaine d’un repos, d’une post-baise somnolente. Chez Ovide, au contraire, le monde entier est empreint d’une folie sensuelle interminable, épuisante. Il y a qu’Horace se baisse lentement et cueille le plaisir entre les dalles de l’atrium. Il y a qu’Ovide tente d’échapper, quitte la ville, se rue dans les bois, dans les mers, mais il est, mais nous sommes, moins rapides que la vitesse affolante du désir, que sa puissance qui nous assaille et agenouille entre des cuisses, pas forcément celles d’Auguste.
John Keats: «The poetry of earth is never dead / La poésie de la terre ne meurt jamais.» Un tel vers m’attache à lui. Il témoigne que le monde, pour Keats, est un flux incessant. Sur sa tombe, (cimetière acatholique de Rome, sorte de réserve protégée de xixe siècle dans aujourd’hui,) il a voulu écrire: «Here lies one whose name was written on water / Ci-gît quelqu’un dont le nom fut écrit sur de l’eau.» D’une certaine façon, un être est un jeu passager de la lumière et du courant, ensuite il rejoint l’eau anonyme, ensuite se réalise le cher vœu keatsien, notre cher vœu commun: to fade away, to dissolve, s’effacer, s’évanouir.
Emily Dickinson: les majuscules les plus envoûtantes de son œuvre ne sont pas celles qui grandissent Dieu, la Crainte, l’Horizon ou même Nous. Mais celles qui élèvent en majesté le Rouge-Gorge, l’Abeille et même (et surtout) le Balai, les Miettes. On peut lire cette pratique comme signe d’une profonde pulsion à hypostasier les choses, les êtres, pour qu’il n’y ait plus finalement qu’un conflit d’essences, pour que le Monde possède une puissance comparable à celle de Dieu effroyable. Mais aussi, on peut croire qu’il s’agit pour elle d’atténuer la taille du poète (un I par principe majuscule), de l’égaliser avec tout le reste, d’amener l’autour à sa hauteur. Maintenant, «I» se promène dans les Allées du Jardin et butine d’égale à égale avec l’Abeille, maintenant elle possède les ailes du Rouge-gorge et son torse de Couchant.

Un peuple – Stéphane Bouquet 2007

«Depuis longtemps insiste le distique suivant: un homme est très peu de mots / qu’il recommence jusqu’à sa mort. Quelques-uns de ces mots servent à la définition d’un possible paradis: par ex. le mot fleuve, les mots frère ou chose, le sujet nous qui est un ensemble commun, l’éparpillé du mot neige et son équivalent anglais snow, par ex. la joie qu’il y a dans le mot danse, ou dans le prénom de lui, etc.»

Lire un extrait

 DICTIONNAIRE DE CET HOMME

choses:

1. train: dehors à très grande vitesse notamment

est une longue durée de givre
même l’eau

est deux fois une telle noyade
dans le brouillard, les yeux inutiles
c’est la solution: on les retire on est
délivrés
de la profuse beauté des visages
& corps posés partout

est le soleil très bas à travers l’arbre défeuillé les branches abstraites
je regarde ça, quelque chose de
situé dans le pré

2. il faut sûrement
abandonner la pluie d’atomes, la théorie
du hasard de nous continués jusqu’à dispersion

désormais ce qu’il explique (physique actuelle)
les particules sont des modes d’oscillation de la corde
fondamentale
à quoi l’on pend je préfère

on ne va plus se mélanger après
la mort, c’est déjà
devenu le clignotement d’un seul visage
cloître:

1. visite d’un cloître dans avril de soleil
l’intérieur calme de briques et de fresques
anciennes

dehors le banc de pierre grise et sûrement
poreuse, le pré autour est si
jonché de pâquerettes

à gauche: la fontaine fragile l’eau frêle
ne suffisent pas contre le trafic mais permettent
assez d’abri pour
partager un peu la vite
circulation de vies
après-midi: lilas encore de lilas
pour quelques jours
le pantalon noir
bande rouge
du carabinier brille d’un seul éclat
à un instant inopiné de lumière

ni ombrelles ni robes du genre
xixe siècle perdu
des gardes armés à chaque entrée de banque les terrasses
des derniers étages sont des trophées
d’ombres vertes

après: un frère franciscain
tond les explosions de pâquerettes où voilà que revenu
se reposer
derrière la protection de l’eau

mais illusoire et désormais défaite
2. pour un euro on marche
dans une tradition de pensées et de prières
le puits au centre

comblé de terre, l’arceau aussi
est sans treille

pourtant le cloître fonctionne
encore, étreint par

joie de posséder
un peu le frère de visage que les pierres
paisibles

3. la mort des moines laisse libres
les anciens bancs

d’autres touristes viennent
ébahis aussi de la douceur
du silence à part les nichées d’oiseaux (pigeons)

la longue requête immobile alors: juste devenir
dispersé et l’absence entière

fleuve:

1. immobile où je suis dans le soleil & nuages

à marée basse donc, les pilotis de vieux bois
émergent
explosent de passé au bord de la désormais sur-ville
j’entends très bien
le départ l’adieu d’un équipage
disposant
sous le regard si je veux
du théâtre qu’on a reconstruit &
reconstruit tjrs rebaptisé le Globe
et partout d’un paysage verre & béton mais pas cela ou que partie de cela
qui se mélange
avec: les lycéens cravatés quittent le cours
chemises blanches sur ma typologie de torses

il se passe le souvenir d’une enfance pas vécue
même les gens qui se jettent sous la première tiédeur sur les pelouses de Soho Square
pas vécu mais quand

je choisis de poser
le visage sur la rambarde
côté de l’ancienne usine refaite neuve pour l’autre vie je choisis
l’épaule artificielle du pont
l’impression qu’il fait de métal en moi
je vais toujours avoir
une preuve comme ça
du fleuve sans différence
de la totalité des choses

foule:

1. métro / train: où vous m’entourez
de visages la plus serrée densité de beauté
selon moi, hier
j’ai ta tête à portée de main mais résiste
et ne caresse pas
votre
volontiers j’imagine votre
première fois que tu touches un sein

2. métro / train: où je vous vois
deux antithèses du métro, chacun à un
bout de l’envie dans le mouvement d’un seul regard
il n’y a plus
la distance entre là-bas ni la division des classes, je suis
le catalogue de tout, même: les wagons
à choix multiples si vous voulez
3. je quitte sous la couette
l’enveloppe d’asphyxie chaude
dont j’avais fait refuge je vais

démourir revenir à
la ferveur des rues: leur éventail / d’offre constante

mais qd la manifestation lycéenne
le fouillis trop vivace de la beauté
je rechoisis
l’inanimé
frère:

1. champ: de blé jusque là-bas
ou bien entiers après-midi de maïs

peu
importe but a field

kin to the distant landscape / parent du lointain paysage / d’où j’écoute
la file indienne de frères

l’autre vocabulaire de choses si c’est moi
qu’on prononce

2. dans le soir: le début / at first
was snow-packed like descriptions

of childhood: i was riding back
qd tu me fais tomber oh par jeu
combat jusqu’à épuisement de nos corps mouillés
et le rire
depuis la maison de la femme trentenaire

the day after: le lendemain aussi était
empaqueté de neige, je dépose ici
toute l’enfance encore possible

3. Kyle, à la fin du film, une balle
dans le ventre s’écroule: «je retourne
à la rivière
des nages interminées»

sa sœur, à qui déjà dit-elle: «combien nous
nous sommes éloignés des bords»

seul le frère d’adoption trouve une femme
part avec, les laisse
à leur été super indien, il est vrai là-bas
le son monte de leurs anciens rires
trempés dans la rivière vivante
garçon:

1. voix: la sienne quand je passe son immédiat
effet de douche d’eau
alcaline

des voix cette douceur
enserrante et qui écarte
un peu d’anus
où je confie vos souvenirs

2. un peu
de la splendeur maigre assise en face: ses pieds nus

le nœud des genoux est la dernière part
visible avant d’enfoncer dans la vie noire nombreuse
que le tissu se garde

est-ce dans l’été
que quelqu’un pose la tête sur son ventre découvert
décrété fragile
à regarder les doigts ténus

et qui parmi tout le choix
doté du droit peu fréquent
de toucher,
avoir accès à cet été donc et contient tennis
& même le hamac éventuel où son corps

frêle entre deux arbres

3. en vérité nulle envie
que continuer la liste des visages le 20 mars 2002

(je note ici en mémoire le dernier du 19 mars
très tard il fume et mange seul
quelqu’un solitaire au sommet
difficile de la beauté qui la regarde venir,
elle n’est pas épuisée non plus elle
le rejoint, chèvre possible de la prairie
ils partagent l’air spécial
entre des bouches)

donc dès le début du 20
trois parmi les vrp je les avale
espérant leur quotidien précis d’errance
et pas mon fouillis de perdu mais rentrer
– qu’elle m’attende: rien d’autre que donne
l’ordre d’un visage
à la fois sourire et son calme les enfants dorment
maintenant où je me suis répercuté

plus tard
j’écoute surtout le rythme fragile
d’un visage encore, son très mince corps et dos voûté
j’assiste à comme elle le protège
le garçon près de se dissoudre mais j’aurais pu faire ça aussi

en fait à la fin ce poème pour stefano
arnaldi deux jours entiers de mon désir (les 20 & 21)
toutes les issues de l’horizon
il constitue un ciel autour (cf. son profil de moineau)
le volettement sur mon visage, l’attente
de sa main qu’elle efface

et je te pourrais devenir

«Il y a un peuple: ou au moins il y a l’espoir d’un peuple, d’une affluence faite de gens et de passé et de mémoire contenus dans des livres et des fois dans des corps vivants: et on monterait dedans, on serait compris dans le mouvement général. Et c’est le monde.»

Le monde comprend: d’autres textes, certains visages, des corps mais loin, la vie de chaque jour, un voyage aux Etats-Unis vers une origine improbable, Tyler, des soldats mort, une autre langue.

En savoir plus

Un monde existe
Poèmes

Un monde existe est une tentative d’autobiographie poétique, ou plutôt d’autoportrait poétique. C’est aussi une réflexion sur la notion d’identité : le narrateur s’interroge sur la place qu’il occupe dans le monde, sur ce que le mot «Je» recouvre. Quel est son vrai visage, son vrai nom, sa vraie langue?
Ce mouvement réflexif est fait de quatre parties :
Beaucoup de gens est composée de paragraphes de prose rédigés à la troisième personne, qui racontent la vie de quelqu’un. De cette évocation du nom des autres naît un nom que le «Je» contenait en lui mais qu’il avait refoulé. Un autre nom qui lui vient de son passé d’enfant né de père inconnu, de son histoire.
Vie de chaque jour est fait de poèmes brefs à vers très courts rendant compte de micro-événements de la vie quotidienne: un jour de ménage, un voyage en train, une promenade à Lisbonne. Ce quotidien, lugubre à force de répétitions, cache l’identité profonde, empêche d’accéder au vrai soi.
La partie centrale, Narrations américaines, est la plus importante. Les poèmes s’allongent, les vers aussi. Le narrateur raconte son voyage aux Etats-Unis à la recherche de l’autre nom, enfoui, et de l’autre langue, celle de son père. Un récit se dessine où il est question de filiation, d’absence, de peur, de deuil et de quête. Le «Je» se brise et laisse surgir en lui celui qui se taisait depuis longtemps. Au cœur de ces narrations américaines, six poèmes en anglais signent la conquête, mais difficile, de l’étranger en soi.
Enfin, Ce qui demeure, la dernière partie, est un retour à la vie quotidienne et au poème court. S’il a progressé dans l’exploration de soi, le narrateur constate qu’il est toujours étranger aux autres, et que le temps accroît cette distance, rend presque impossible la circulation des désirs.

Lire un extrait

NARRATIONS AMERICAINES

1. Rêve qu’un baiser à New York timidement s’avance
il le prend l’accueille bouche ouverte, c’est tellement ce qu’il veut for ages
Avoir la bouche pleine
Puis leur corps seront serrés l’un contre l’autre avec constance et avidité il demandera
timidement aussi
dans une langue qui n’est pas sienne
en raison de circonstances adverses
fuck me

2. L’homme bouge et ouvre les yeux
C’est encore un matin de vert
mais déjà de rouge et jauni
Bientôt il faudra se lever, ouvrir l’enclos des poules, couper l’herbe aux lapins, passer la main sous le cul des vaches
Pas encore. Pour l’instant : profiter de la lumière ricochant sur la hampe où pend le drapeau national il n’y a pas de vent
J’ai servi, pense-t-il, il y a longtemps
uniforme et matricule
rasage chaque matin à l’ordre des chefs

Il bouge dans le lit lentement pour ne pas éveiller sa femme.
Rester seul dans la lumière croissante et le silence sauf les oiseaux mais ils ne sont pas un bruit
Depuis l’enfance, les mêmes chants de matin, les mêmes races de chants mais certainement ce
sont les fils des fils combien vivent-ils
Deux ans / Trois ans au pire
Cinquante-cinq divisé par trois égale bientôt vingt
Des rouges-gorges issus de rouges-gorges issus de gorge rouge

L’homme rêve à nouveau
Des choses arrivent
vers la lumière sur le drapeau
issues de lui

3. Connecticut muffin au coin de Prince & Elisabeth
L’Etourdi or The Bungler, an early Molière comedy, his first in verse, NY Times, Tuesday, October 3, 2000
j’ignorais l’existence de ce titre le ciel est bleu mais il faut
tirer la tête en arrière
et juste à ce moment-là du vers le soleil franchit les étendues verticales en pierre & brique
encre un peu l’ombre des arbres feuilles fatiguées
éclaire le bitume appelé New York par le monde
et le pantalon fuschia triomphal de la femme quand je sors elle entre

4. Je promène les lambeaux qui sont moi
dans la rue les gens constitués
marchent c’est New York que toutes les langues traduisent
le centre des choses et moi

il faut m’agripper au réverbère
résister à l’éparpillement de fontaine
qui aguette
tout se déchire déjà
derrière la surface de peau

5. Pourtant, ils ne cessent pas d’exister
dans le district à flux tendu de la ville
où le ciel même n’est pas gaspillé

Ils ont entouré leur calme de grilles
Le temps wheater and time a poncé les plaques
funèbres ils sont devenus personne

les premiers morts
les habitants de la continuité
les seuls avec qui je sais partager les mots

6. Au pied de Brooklyn Bridge en face Manhattan
le quartier s’appelle Dumbo
down under Manhattan Bridge & over
une éclosion voilà le mot un œuf se casse un étouffement cesse

il y a de l’air l’odeur est celle de la mer de l’essence la lumière est grise-basse
à l’horizon des hauteurs d’immeubles
sous mes pieds le vert des prairies
là-bas un arbre se découpe dessous s’assoient des mongoliens
les branches protègent
d’un côté un long mur d’usine brique salie fer rouillé du temps a passé depuis que les lieux ont servi
de l’autre le ressac de l’Hudson river bientôt touchant l’océan
dans le ciel les hélicos de la police les avions pour JFK ou La Guardia
à mi-distance du ciel et d’ici l’incessant trafic automobile
Cela fait un monde auquel j’appartiens

je ne dis pas j’aurais pu si
je dis je suis sur cette terre
c’est une origine possible
les bruits célèbrent la naissance

7. L’homme lève la tête
il a semé quinze arpents de blé sans penser
mais quelque chose arrive quoi ? un ouragan ?
une tempête ? un vent violent vient dévaster son travail d’hier et
d’aujourd’hui ? ce n’est pas cela

Le soleil est calme la lumière
arrose les champs les alimente
en futur

L’homme le dîner la tête dressée vers l’est et la nuit croît
Sa femme et son dernier fils répètent
plusieurs fois ça va
Il dit que oui chaque fois pourtant la terreur réside derrière ses dents

Le
fils la voit couler sur le menton de son père

La nuit est partout. La femme dort. L’homme regarde la lune briller sur la hampe où pend le drapeau
Il murmure en se retournant lentement : cinquante-cinq ans né de eux-mêmes nés de eux- mêmes nés il remonte jusqu’à l’Irlande
Cela ne le calme pas
on dirait qu’il sait qu’un malheur approche
tout droit de l’est

8. Elégie à la mémoire de Randolph Vincent Rhea

Tu ne l’attends plus maintenant impatiente tous les soirs à la sortie des cours
Tu ne guettes plus partout l’annonce de soirées où vous serez
Ensemble.

Tu ne cours plus vers lui heureuse dans le parc de Fullerton ta robe blanche rayures roses celle qu’il préfère
Tu n’espères plus son visage son sourire son odeur lui se tenant sans plus rien là-
Bas.

Tu n’as jamais rendez-vous au diner
Des premières fois ni jamais tu ne longes la rivière vous visiez vos visages avec des cailloux
une fois tu l’as touché regarde Randy tu t’es laissé glisser dans l’étoffe de l’étreinte
une main s’est posée au point précis de l’origine de la
Bave du désir.

Lui aussi c’était la première fois
O
Randy.

Tu n’attends plus avec peur des nouvelles
Tu ne vas désormais jamais dans le quartier de sa mère a-t-elle des nouvelles
Tu ne pleures plus tous les soirs et les jours tes amies ayant monté un comité de surveillance
de ta tristesse et t’accompagnant

Mais ne t’accompagnant pas jusqu’à la répétition de la solitude
Affolante
C’est un endroit où tu étais perdue.

Tu ne vas plus au cimetière en un quotidien pèlerinage

Tu as des enfants, un mari. Même tes parents ne sont pas encore morts. Tu te souviens parfois de ce premier visage
Pincée de nostalgie Mais
Est-ce lui que tu soupires ou l’éclat qui fut triomphal de toi

10 avril 1949 – 12 novembre 1969, Fullerton, Californie, panneau 16 ouest, ligne 66, mémorial des soldats morts du Viêt-nam

In anno aetatis est l’inscription que les Romains gravaient sur les tombes. Cela veut dire : il est mort dans l’année de cet âge, par exemple vingt-trois ans. D’une certaine façon, ce titre convient à ce livre, qui est un tombeau. Je tiens le compte, jour par jour, de la mort et comment elle progresse.
Je est le personnage de ces textes. Il est celui qui va mourir; et aussi, il désire et attend la beauté. Il est probable que je puisse être presque n’importe qui, ou au moins beaucoup de monde.
Publier semble accréditer l’idée que c’est important qu’on existe, soi — alors que dieu sait. A la fin, on se retrouve la bouche entrouverte et les yeux qui bavent.
S.B.

Revue de presse

     Dans l’année de cet âge:
(108 poèmes pour & les proses afférentes)

Extrait de presse
(Vient de paraître, mars 2001)

Le livre de Stéphane Bouquet se présente comme un diptyque: 108 poèmes d’une concision extrême, auxquels succèdent 108 proses moins brèves, relatant les circonstances de leur rédaction. Mais à mesure que l’on progresse dans sa lecture, la structure de L’ouvrage s’avère plus complexe, si ce n’est plus perverse, aux divers sens du terme. Ce qui frappe en effet dans les poèmes qui en forment le premier versant, c’est leur resserrement, leur tension vers une distanciation d’autant plus évidente que leur thématique affiche un prosaïsme à la Lisière de la trivialité: fixant des attitudes, des corps et des visages, d’infimes moments prélevés dans une réalité dont ils semblent souligner l’épuisement, l’ennui, la vacuité latente. Or, les proses qui leur font suite et se présentent comme les fragments d’un journal tenu pour soi seul – sans pudeur ni effroi – paraissent contredire l’économie, la retenue de ces poèmes pour (visant ou destinés à). Et s’inscrire même à l’opposé de leur rhétorique délibérément allusive, faussement « superficielle ». Rien ne nous est dissimulé en effet, dans cette seconde partie, de la vie privée de l’auteur, de ses amitiés ni surtout de ses errances sexuelles, à la recherche des corps qu’il étreint sans s’en satisfaire. On suit également ses interrogations littéraires, accompagnant le compte rendu quasi entomologique de l’écriture des poèmes qui précèdent et dont on apprend peu à peu tout ce qu’ils ont dû effacer, céler ou taire, pour atteindre à leur belle neutralité.
On finit donc, malgré soi, par revenir en arrière, relire les poèmes en regard de leurs périples prosaïques – et l’inverse: La crudité des proses à l’aune de cette « transcendance » métrique – jusqu’à admettre que les deux genres, ici du moins, ne peuvent exister l’un sans l’autre, ou plus exactement: qu’ils se contredisent et vont jusqu’à se nier pour que le livre tienne, dans ce frêle équilibre, et maintienne l’essentiel de sa troublante vérité. Car par-delà les artifices où il aurait pu se perdre, la complaisance qu’il n’évite pas toujours à son propre endroit – et à l’image des poètes latins auxquels son titre nous renvoie – ce premier livre sonne juste, à opposer ainsi l’appel dérouté des corps et la patience du travail écrit – comme s’il y avait un paradoxe à surmonter (pour quel ouvrage à naître?) entre le désastre charnel et l’illusion lyrique.
Yves di Mano