Champ Vallon

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JUDE STÉFAN Le Sillographe

(Diurnal invectif 1997-2003)

« Faisant suite à Senilia puis Silles – pensées grecques mordantes dues jadis à Timon dit « Le Sillographe » –, ce « diurnal invectif » (contre la Médiocrité, les vulgarismes, le Littérairement correct, la superstition religieuse de retour), daté de 96 à 03, au lieu de tendre à tout dire d’un soi égoïque, ne note que les riens vécus par anecdotes, propos ou fusées – avec en son centre l’imposibilité amoureuse de sortir de soi ou Apories »
J. S.

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(Pp. 112-116)

30/12. «Les Gens»
«Ah oui, les Gens, parlons-en, eh bien je n’en suis pas, des Gens, et d’ailleurs qui, les Gens? – vous et moi! – gens, la race humaine, gente dans trois langues latines, le oiJ povlloi des Grecs, le peuple, la foule, les 80% d’esclaves, à cause desquels on se tue, le commun, la majorité silencieuse, qui votent pour l’Un par peur de l’Autre, les éduqués à la famille, au travail et à la nation, les abonnés aux bonnes mœurs, qui comprennent l’art cent ans après au mépris des modernes, les catéchisés perpétuels de la faute et de la tolérance, aux héros futiles Bruel et Douillet, les suppôts de TF 1: Horreur des «gens», des euphémismes cache-pensée Vieilles gens (pour les Vieux), Jeunes gens (pour casseurs et violeurs), Honnêtes gens (pour Hypocrites), Pauvres gens (pour Misérables), Bonnes gens (pour badauds et crédules), Petites gens (pour laissés-pour-compte), Gens d’armes (pour flics sarkozyens), Gens de lettres (pour Paradeurs provisoires), Droit des gens (ne bombarder que si nécessaire), les Gens bien (pour Profiteurs), les Braves gens (pour les soumis) qui suivent humblement le sempiternel calendrier petit jésus – étrennes-impôt-vacances de neige-pâques-tour de France-rentrée-élections–toussaint-gels-guerres dans le tourniquet des années répétitives, avec mariages et enfantements, modes et clichés, solécismes et oublis, à quand les Dernières gens?
L’indifférenciation généralisée – qui n’est point l’anonymat ou rejet du nom – dans laquelle se couler afin d’inexister, par peur, par pudeur, par honte même, n’aura pu être le fait de quelques-uns qui réagissent contre le donné, se soulèvent, en vain, contre la mort, par refus d’être de ces gens, conservateurs nés, empêcheurs de toute révolution. Que réclament en effet «les gens»? La tranquillité, le Gris – du moins avec quelques «vacances» ou festoiements défoulateurs. Certes ils font pitié – une des «vraies valeurs » judéo-chrétiennes! –, ils sont émus aux enterrements, ils se vautrent sciemment dans leur vulgarité, on n’a pas le droit de les mépriser; alors on les leurre de bonnes paroles, ils ont le droit de protester en votant, une médaille à la retraite en récompense de n’avoir pas bougé, d’avoir pétitionné contre la pédophilie, réservé la peine de mort à certains cas – l’innocente enfance –, voilà le produit de l’éducation parentale et scolaire, «Les gens» – on songe à une chanson répétitive de Brel, avec grincements de dents.
Un des projets de Balzac frappait: «Les Gens ridés», ces gens soucieux que l’on rencontre dans les transports, rongés d’épreuves, aux années déjà enfuies, inquiets de la proche disparition et dont les plis du visage dénient la verdeur passée. De Dublin ou de Seldwyla, traités avec commisération grâce à l’humour – une satire bienveillante! –, nos gens sont pardonnés (ils sont comme nous, sinon notre prochain ou nos frères), il faut qu’ils soient «de sac et de corde», pillards ou patibulaires pour être condamnés. Ils demeurent supportables, on ne les changera pas, pardonnez-leur car ils ne savent ce qu’ils font, mais ils ne sont pauvres en esprit, sauf les pauvres avérés, les humbles et humiliés, qui, eux, n’aiment guère «les gens», la masse, qui peut dégénérer en canaille, en populace. Une monstrueuse globalité cachant les individualités irréductibles, mais confondues dans l’irresponsabilité déculpabilisante. L’artiste trahit donc les gens, qui lui préfèrent nombre de médiocres, mais expulse tous ceux qui auront écrit pour «les gens»: Balzac les étudiait, à Th. Bernhard ils répugnaient – pas son grand-père qui vivait à leur encontre. Alors, sauver les gens d’eux-mêmes, s’ils ne préféraient le général, la foire, la vallée promiscuitaire de Josaphat?
*

31/12
«On ferme». Oui, je suis un homme devenu fermé. À soixante-dix ans on ferme, comme on ferme à sept heures dans les boutiques. Je ne comprends pas que ces hommes ici-bas (se) parlent, écoutent des chanteurs vides, supportent des joueurs de pied ôtant leur maillot par orgasme procuratif, jouissent d’émissions les plus crapuleuses, se vautrent encore dans leurs superstitions – ô guerres religieuses autant qu’économiques! Les hommes puent – de vanité, d’inconscience: on ferme! Pas le droit d’aimer sa sœur, une fillette, des prostituées, de haïr son père, de fumer dans l’ennui de vivre, de boire trois verres de vin. Il faut jouer aux cartes, voter, fêter le faux Jésus, tuer les innocents animaux par plaisir: on ira voir ailleurs, la clé mise sous la porte, on sera parmi les 12 000 suicidés: on ferme, on arrête de jouer au billard, on range sa queue, on n’a jamais eu rien à faire parmi politiciens et veaux électeurs. Honneur aux handicapés, naines et charitons qui illustrent la misère!
Je n’aurai pas eu de biographie, sinon dans des documents, je ne serai plus né, renvoyé en fumée, cendres dispersées dans une décharge. On n’aura fait que me pousser dans collèges, casernes, salles crayeuses, stades, églises, précipité sur les corps féminins sans piété, renvoyé de ville en ville: comment être un château, une cathédrale, un port brumeux? Ce sont les autres qui parlent de vous, qui ne vous vivez même pas, soumis à vos organes fœtaux – ô bêtise des mères au-dessus des berceaux, joie des pères cloniques! C’est la rumeur qui décrit votre patronyme, c’est sa bouche qui dit: baroque, provocateur, fusillable. Cancer, Sida, États-Unis règnent. «La situation est désespérée, mais pas sérieuse», on ne quitte rien, souvenir de la mer monstrueuse et des météorites cycliques, les volets sont clos, un curieux est venu frapper dont la compagne conclut: «C’est fermé».
(mars 03)

 

Biographie

Jude Stéfan est né en 1930. Il vit en Normandie, où il mène parallèlement une oeuvre poétique et, depuis 1973, de nouvelliste.

Aux Éditions Champ Vallon
Les États du corps, nouvelles, 1986.
Dialogues avec la Sœur, 1987.
Dialogue des Figures, 1988.
La Fête de la Patronne, nouvelles, 1991.
Le Nouvelliste, nouvelles, 1993.
Scènes dernières, nouvelles, 1995.
Vie de Saint, nouvelles, 1998.
Oraisons funestes, nouvelles, 2003.
Le Sillographe, nouvelles, 2004.
L’Angliciste, nouvelles, 2006.

Aux Éditions Gallimard
Cyprès, poèmes, 1967.
Libères, poèmes, 1970.
Idylles & Cippes, poèmes, 1973.
Vie de mon frère, nouvelles, 1973.
La Crevaison, nouvelles, 1976.
Aux chiens du soir, poèmes, 1979.
Laures, poèmes, 1984.
À la vieille Parque, poèmes, 1989.
Xénies, essais, 1992.
Élégiades, poèmes, 1993.
Prosopées, poèmes, 1995.
Povrésies, poèmes, 1997.
Épodes, poèmes, 1999.
Génitifs, poèmes, 2001.
La Muse Province, poèmes, 2002.
Caprices, poèmes, 2004.

Aux Éditions Le Temps qu’il fait
Lettres tombales, 1983.
Gnomiques, 1985.
Faux journal, 1986.
Alme Diane, poèmes, 1986.
Litanies du scribe, 1988.
De Catulle, essai, 1990.
Stances, poèmes, 1991.
Scholies, notes, 1992.
Épitomé, notes, 1993.
Senilia, diurnal, 1994.
Variété VI, essais, 1995.
Silles, journal, 1997.
Variérés VII, 2000.

Aux Éditions La Table ronde
Chroniques catoniques, 1996.

Aux Éditions Ryôan-ji
Suites slaves, poèmes longs, 1983.
Les Accidents, nouvelles, 1984.

Sillographe (Le) – Jude Stéfan 2004