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Didier | LAROQUE

Ponce Pilate ne fut pas un personnage falot, pusillanime, ou seulement politique. La publication de ses lettres fait connaître sa dignité et lui confère une envergure nouvelle. Bien après son retour de Judée, l’ancien préfet habite ses villas, regarde le monde en poète, vit quelques aventures et réfléchit, aspirant à une paix procurée par la raison. Il comprend peu à peu sa rencontre avec le Christ.

 

Didier Laroque est l’auteur d’études sur le sublime et la grandeur, et de trois romans : La Mort de LaclosLe Dieu KairosL’Œuvre de Napoléon.

Au siècle dernier, en divers lieux d’Afrique et d’Europe, jetés dans des aventures violentes, deux hommes attendent chacun d’accomplir l’acte qui donnera une plénitude de sens à sa vie. Ils se rencontrent, se découvrent leurs espérances, les croient complémentaires. Ils pensent former l’accord du héros et du poète : le geste courageux que l’un désire accomplir est cela même dont l’autre aspire à être le témoin le témoin, pour faire un récit. Naît une forte amitié. Mais le temps la ruine. Ils s’impatientent, se lassent, se désabusent beaucoup. Quand l’espoir semble faux et le dénuement parfait, survient ce qu’ils attendaient : la chevelure du dieu Kairos.

L’été de 1803, un jeune lieutenant de chevau-légers cantonné à Dijon est chargé de porter un message à Choderlos de Laclos, qui commande l’artillerie d’une armée d’observation dans les Etats de Naples. Le voyage en Italie jusqu’à Tarente est riche en péripéties : le messager défend sa vie, connaît l’amour avec Julie, découvre enfin la condition que le destin lui assigne.

Lire un extrait

La mort de Laclos
Extrait

Cette incertitude des courriers n’est pas une des moins tristes circonstances de notre situation.
Lettre de Laclos à son épouse.
Tarente, le 20 juillet 1803.

I.

En juillet 1803, j’étais un lieutenant de chevau-légers cantonné à Dijon. Certain jour que la canicule ardente faisait fort désirer une baignade dans l’Ouche ou la Saône, je fus demandé à l’état-major. Le colonel Lavelle m’ordonna de porter un message au général Laclos. Quatre cents lieues nous séparaient ! Tandis qu’il m’indiquait les étapes du voyage jusqu’aux États de Naples, je me souviens que le vieil officier — à mes yeux juvéniles —, brusque et chagrin, avait le souffle court, et que son haleine me soulevait le cœur ; je ne voulais en nul temps lui ressembler. Je pris l’objet qu’il me tendait, un portefeuille de toile cirée lié par des cordons goudronnés, cachetés à leurs nœuds. À pas sonores et martiaux, je quittai le cabinet, traversai un vestibule, rejoignis mes quartiers. Une lumière éblouissante enveloppait la caserne déserte ; les longues écuries et le manège, la grille portant une ombre singulière ne paraissaient point à ce moment satisfaire aux nécessités du service : elles suggéraient un monde hors du siècle.
Je déjeunai en ville d’un pesant plat de macaroni et, un rien après, j’avais rassemblé mes effets ; je longeais à cheval le parc d’un manoir des faubourgs. J’y aperçus une jeune femme qui se promenait avec grâce d’insouciance. Elle me sourit. Je reconnus Julie, la nièce du colonel. Ses yeux, à la franchise naturelle et rieuse, avaient du penchant pour moi ; puis ils eurent une gênante insistance. À cause de leur contention comme injectée, je crus y voir une lueur folle. Julie me plaisait, mais sans doute craignais-je une passion extrême. Emprunté, ridicule, je perdis contenance et me détournai. Furieux contre moi-même, je suivis une route forestière. « Le fond de mes difficultés », pensai-je bientôt, « est un refus d’être qui que ce soit. Présomptueuse et complaisante faiblesse. L’ardeur et la fermeté dont je suis capable ne servent qu’un piteux retrait. »
À la première croisée, je mis pied à terre, afin d’ajuster mieux les harnachements ; je souhaitais surtout vaincre un malaise. Connaissant ma mission, je m’étais senti délivré d’une pesante inertie et avais jugé que le voyage m’offrait un change, l’occasion de me reprendre à l’existence. Je ne savais, les dernières semaines, si je n’abandonnerais pas la carrière militaire ; je croyais pouvoir le décider pendant mon itinéraire. Cela n’allégeait point mon cœur à présent ; il était oppressé d’anxiété et les innombrables hauts arbres à l’entour semblaient augmenter le trouble. Une désolation m’emportait. — Était-ce que j’aimais Julie ? — Le destinataire de ma lettre m’avait-il causé un dégoût plus marqué que je ne l’avais conçu ? Vieilli, commandant à Tarente l’artillerie d’une armée d’observation, Laclos devait être différent de celui qu’on avait jadis nommé « l’homme noir ». Au reste, son ancienne et détestable réputation pouvait-elle agir sur mon humeur ? Le fameux roman qu’on lui prête me laissait un souvenir offensant ; à l’heure présente, je méprisais cette sorte de livre et n’estimais valeureux que le discours philosophique. Servir l’auteur des Liaisons ne suffisait pas à m’étouffer d’angoisse. N’était-ce point que j’éprouvais la simple appréhension d’un long et incertain voyage ? Je me sentais averti qu’il y avait quelque danger à craindre. Crainte de quoi ? Je restai un moment les yeux rivés au vide. Ma main flattait l’encolure de la jument, rouges-gorges et fauvettes saturaient l’air d’un incessant et entêtant gazouillis ; des lézards sortirent d’un buisson, les sapins balancèrent leurs branches — elles grinçaient et me glaçaient.